Un héros de notre temps de Mikhaïl Lermontov, par Gregory Mion (27/04/2019)

Crédits photographiques : Valentyn Ogirenko (Reuters).
«Nous les pouvons bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie.»
Montaigne, Essais (I, 31).



IMG_4051.JPGMikhaïl Lermontov est mort à l’âge de vingt-six ans au cours d’un duel perdu dans le Caucase. La brièveté de sa vie ne l’a pas empêché d’ébranler le terrain littéraire de la Russie. Parmi les convulsions qu’il a suscitées, on recense principalement une immense liberté formelle dans sa poésie, puis, tout juste en marge de la littérature, ce jeune bousilleur des traditions dut subir l’exil après avoir pointé du doigt la médiocrité de son époque, selon lui responsable de la disparition tragique du monumental Pouchkine. En effet, l’auteur d’Eugène Onéguine a été tué en 1837 à Saint-Pétersbourg dans l’un de ces duels qui forgent les mythes et les controverses. Ce destin d’aérolithe maudit, allié à un talent poétique foudroyant, annonce déjà la sonnerie du glas pour Lermontov, qui mourra, lui, au cœur de l’été 1841, banni par la bonne société qu’il avait tant provoquée. Ces hommes d’honneur et de profondeur ont été pour ainsi dire emportés par de remarquables élans de vitalité, comme il n’en arrive que rarement chaque siècle, et leurs morts respectives constituent en quelque sorte la réverbération d’un génie français liquidé en 1832 dans les mêmes circonstances de joute – Évariste Galois.
La communauté de ces vies abrégées par la pressante lumière de l’esprit et le sens de la fierté nous désespère de notre siècle de vermine littéraire et savante, d’où l’urgence de rappeler certains atouts réunis par Lermontov tout au long de son roman Un héros de notre temps (1), certes bref et disloqué, mais fondateur d’une prose à la fois méditative et ardente qui ouvrit une brèche décisive pour ses successeurs romanciers. Par conséquent, avec Lermontov, l’insistance apportée par exemple à la majesté des montagnes caucasiennes (cf. pp. 83 et 169), si elle puise évidemment à la source des routines romantiques, regarde aussi à l’horizon et cherche l’expression d’une idée neuve pour relancer l’odyssée intérieure du héros et les splendides paysages que sa sensibilité affronte. Dans le cas de Petchorine, figure de proue du roman et insondable «héros» de ce temps-là, les moments d’extase ou de frénésie, qui vérifient l’habituelle plus-value de la personnalité romantique, se conjuguent avec des périodes désappointées qui laissent entrevoir la dissolution de l’ego et l’exigence de délivrer la réalité des projections déformantes, comme une espèce de suicide indirect à travers lequel il est nécessaire de reconnaître la frivolité de toute entreprise humaine devant l’autonomie du réel. C’est pourquoi l’ambivalence de Petchorine, qui balance entre l’affirmation de soi et l’effacement progressif de son être, a pu initier un discret passage du romantisme au réalisme, façon de dire que la vie des hommes, si elle parvient quelquefois à fonder une aventure épique, n’en est pas moins vouée à succomber sous l’immuable puissance du monde. À coup sûr, si le démon convoqué par Nietzsche dans Le Gai Savoir venait au chevet de Petchorine et lui proposait de revivre éternellement son existence, ce grand désabusé le congédierait tout en avouant l’exaspérante lourdeur de son individualité (2). Il faut donc imaginer que «le poids le plus lourd» à supporter, pour Petchorine, ce ne sont bien sûr ni les montagnes ni les déceptions des femmes malproprement jetées, mais la subjectivité, la conscience de soi, en somme tout ce qui bâtit un Moi et laisse entrapercevoir la vulgarité du désir de persévérer dans ce bâtiment de narcissisme. On suppose alors que tout, absolument tout, chez Petchorine, semble feindre d’extérioriser la domination de sa personne afin de mieux préparer la succession de ses éclipses. Puis à cela se rajoute le continuel mépris des valeurs tutélaires, avec, au premier chef, le rejet latent de la valorisation ancestrale du caractère héroïque, étant donné que Petchorine a l’air de prendre un malin plaisir à saboter la surhumanité qu’on lui prête. Las ! Et pourquoi diable faudrait-il être un héros systématisé quand on pourrait se laisser vivre et induire la bravoure d’un désœuvré ?
L’impression assez nette d’un rejet des valeurs, interprétées par Nietzsche en tant que tendances inconscientes à préférer telle ou telle manière de vivre (3), a pu faire de Petchorine un prophète du nihilisme. Cela se justifie par les rameaux croissants de son ennui (cf. p. 101), par un genre sournois de lassitude qui épuise d’autant plus son débiteur qu’il s’évertue à multiplier les initiatives, comme s’il fallait se persuader que la détresse de vivre pouvait être guérie par le biais d’une accumulation de résolutions impulsives. Aussi bien ennuyé de la guerre que des femmes (cf. p. 101), voire ennuyé de lui-même, l’officier Grigori Alexandrovitch Petchorine confirme sa réputation de «brave garçon […] plein de bizarreries» (p. 51), écrasé dès l’âge de vingt-cinq ans par l’enclume existentielle du «désenchantement» (p. 101) et la certitude d’avoir subi un démâtage à un moment crucial de la maturation de son âme. Rien ne paraît donc pouvoir le sauver de sa dérive au large des océans mélancoliques rudement agités. Cela répond à son goût immodéré des dangers qui divertissent de la morosité.
Ce héros malgré lui, ce titan hétéro-proclamé, osons le crier sur les toits, aime les tempêtes usantes qui n’arrivent qu’en haute mer et symbolisent également ses typhons psychologiques, par opposition à son aversion pour la tranquillité factice du rivage (cf. p. 329). À un tel niveau d’éreintement, lorsque chaque jour devient un rocher de Sisyphe qui perd peu à peu de ses vertus paraboliques, la joie de vivre s’anéantit, entravant la possibilité d’un «nihilisme actif» où une force pourrait surgir et se lancer à l’assaut d’une créativité renversante, puis raviver du même coup ce qui était jadis fort et florissant – mais négligé. En quoi la vie de Petchorine, telle qu’elle nous est présentée dans la dislocation des points de vue, tantôt exposée par des narrateurs déroutés, tantôt commentée en première personne au gré d’un journal turbulent, relève moins d’une force éclatante que d’une suprématie vite éclatée, dispersée aux quatre vents d’un discret renoncement, l’ensemble de ces symptômes correspondant à la croix et la bannière d’un «nihilisme passif» (4). On ne voit aucune raison de conjecturer avec Petchorine l’un de ces «conducteurs d’âmes» qui montrent au peuple ses aspirations et que Hegel nommait les «grands hommes» (5). Au lieu d’un prétendant à la régénération des esprits affaiblis, on ne voit qu’un homme toujours plus anémié, vidé du sang des aigles qui nous éduquent aux sommets, paralysé par ses remuements dépourvus d’un quelconque centre de gravité.
De sorte que la construction très fracturée du roman cherche probablement à consigner les marques de l’évanouissement ascendant de Petchorine, en sus de ses inévitables éparpillements. D’ailleurs les pages de son Journal, dans les dernières parties du livre, paraissent traduire cette vacance du monde avec davantage d’acuité que les différents témoignages et jugements du début. C’est le paradoxe d’un «Je» tant attendu qui finit presque par décevoir dès lors que son tour est venu de prendre la parole. Cet ego absent qui a été sans arrêt en phase de désintégration, initialement nimbé de mystères et volontiers calibré dans la stature mythique du héros, se situe en définitive à rebours des «vérités mordantes» (p. 37) qu’on nous avait fait miroiter. Par conséquent, lorsque ce Moi qui a beaucoup fait parler de lui s’exprime enfin, on découvre l’addition de ses fuites en avant, son incapacité à séjourner longtemps dans une situation de l’existence (cf. p. 349), attitude typique de l’homme qui n’a pas vocation à s’appesantir dans un «Je» reconnaissable qui le positionnerait peut-être dans une mission d’importance ou un bonheur durable – mais fatalement ennuyeux. C’est là au fond l’institution oblique d’un héros qui n’a rien d’extraordinaire et qui fonctionne à l’instar d’un révélateur de la multitude : nul ne convoite la permanence de la paix intérieure parce qu’elle n’est qu’une ataraxie quasiment impossible, seulement accessible à dix ascètes par millénaire, comme nul ou presque n’est attiré par l’ambition de cornaquer le monde sur les crêtes de sa volonté exemplaire. On comprend ainsi que ce «héros de notre temps» n’est que la manifestation un peu plus saillante de l’épuisement qui accable l’homme en chemin forcé vers la modernité, lassé de tout, fatigué des promesses de la technique et des amours sophistiquées, blasé de secouer l’Histoire pour édifier le progrès, tout compte fait patraque de la civilisation, et qui se plairait éventuellement à rôder ici-bas comme un simple animal, se déplaçant à la faveur de ses instincts sans qu’on ne l’affuble de tous les reproches.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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