Au plus noir de la nuit d’André Brink : l’Apartheid démantelé, par Gregory Mion (24/07/2019)

Crédits photographiques : Dylan Martinez (Reuters).
IMG_4654.JPG«Les nègres d’Afrique n’ont reçu de la nature que le goût des sornettes. […] Le culte des fétiches, fort en honneur parmi eux, est peut-être une sorte d’idolâtrie si misérable qu’elle paraît contredire la nature humaine. Une plume d’oiseau, une corne de vache, une huître ou toute autre chose commune, sitôt qu’elle a été consacrée par quelques paroles, devient un objet de vénération invoqué dans les serments. Les noirs sont extrêmement vaniteux, à la manière des noirs, et si bavards qu’il faut les disperser à coups de bâton.»
Emmanuel Kant, Observations sur le sentiment du Beau et du Sublime.


Dans la constellation des écrivains d’Afrique du Sud, une étoile paraît briller moins que les autres, moins que celle d’Alan Paton, l’auteur du légendaire Pleure, ô pays bien-aimé, et beaucoup moins que celles de Nadine Gordimer et J.M. Coetzee, dont les Prix Nobel ont logiquement accaparé une majorité de lecteurs ces trois dernières décennies. Pourtant l’œuvre d’André Brink ne démérite pas au milieu de ces maîtres incontestables qui ont tous affronté la tragédie presque pérenne de leur pays. On aurait même tendance à dire que cette œuvre s’inscrit dans la lignée stylistique d’Alan Paton, énergique et directe, délivrée des quelques affèteries de Gordimer et Coetzee. Avec Alan Paton, la déchirure historique de l’Afrique du Sud se présente ainsi, très sobrement, par «les deux côtés de ce problème humain : la peur de l’homme blanc, en infériorité numérique sur le continent noir, le malheur de l’homme noir qui, arraché à son univers, se voit introduit dans un monde nouveau qui ne veut rien d’autre de lui que son labeur.» (1) À la suite de Paton et comme s’il en ravivait les blessures fondatrices, André Brink s’empare des rivalités inhérentes à l’Afrique du Sud, et, en 1974, lorsqu’il publie Au plus noir de la nuit (2), son roman est aussitôt censuré par les autorités sud-africaines qui ont un droit de regard sur les parutions littéraires. Cela prouve que le livre n’a pas manqué sa cible, comme en son temps le procès de Flaubert, après la parution de Madame Bovary, justifiait que l’auteur normand avait saisi plusieurs réalités qu’on aurait préféré garder ensevelies. Or qu’avait-on exactement à reprocher à André Brink ? Probablement le fait que son roman montrait une chose aussi banale que terrible, à savoir qu’un pays, de façon aussi répétitive que sidérante, peut se plaire à instrumentaliser une différence pour établir un principe légal d’inégalité. En d’autres termes, en Afrique du Sud, la politique de l’Apartheid consiste à proclamer qu’une différence de couleur de peau engendre légalement l’inégalité parmi les hommes. La bêtise colossale de cette machination d’État devrait a priori avoir une espérance de vie limitée dans le temps, mais il a tout de même fallu attendre l’essor de Nelson Mandela, après plusieurs décennies de honte, pour desserrer l’étau de cette institution de la ségrégation raciale.
S’appuyant sur ce contexte douloureux, Au plus noir de la nuit constitue la longue et intense confession de Joseph Malan, un acteur de théâtre métis, emprisonné parce qu’il a eu l’impudence d’aimer une femme blanche – et parce qu’il a eu le tort de souscrire aux dernières volontés un peu particulières de cette même femme. Il écrit tout ce dont il peut se souvenir à dessein de trouver une vérité sur lui-même et sur son pays affligé par la décadence du racisme (cf. p. 21). Dès le début de son grand déballage, il affirme qu’il est insensé de croire en Dieu quand on est un homme de couleur en Afrique du Sud (cf. p. 28). Aucun principe de raison suffisante n’est susceptible d’appareiller l’existence de Dieu avec les désolantes réalités de l’Apartheid. De surcroît, Dieu n’a pas fait de miracle lorsque la mère de Joseph est morte. Quand le pasteur a offert à la mourante une gorgée de muscat, le vin ne s’est pas subitement changé en sang pour redresser le corps fatigué de cette misérable femme (cf. p. 210). Il semble donc inacceptable de vouloir imaginer qu’une lumière divine pourrait transpercer la membrane ténébreuse qui recouvre l’Afrique du Sud, comme les cendres et la décoloration, dans La Route de Cormac McCarthy, ont appesanti le monde sous un linceul géant où l’œil de Dieu ne parvient plus vraiment à s’immiscer. Il est d’ailleurs certain que Joseph Malan ne sera pas sauvé par une quelconque providence et cela se détermine en deux occurrences réciproques : d’une part son procès n’est qu’une parodie de justice puisque le verdict est couru d’avance, le public s’étant massé au tribunal comme des spectateurs de théâtre se délectant du destin en train de s’accomplir (selon la conception scénique de Jean Anouilh évoquée par Joseph – cf. p. 37), puis, d’autre part, toute son ascendance n’a été qu’une association de violences, de calvaires et d’effroyables nativités (cf. pp. 69-138), une litanie de supplices où huit générations successives ont enduré l’expérience de l’impureté sanguine, le viol ayant parfois été le médium de la procréation, catapultant sur cette famille l’ombre d’une malédiction biblique mais aussi «l’envers de l’histoire» sud-africaine (p. 93).
La fatalité l’emporte immédiatement pour chacun de ces flagellants meurtris par le fouet de l’Histoire. La situation est d’autant plus désespérée que le père de Joseph, prénommé Jacob, est mort dans le système concentrationnaire nazi, funeste prélude au système de l’Apartheid. Il est facile, en conséquence, de comprendre le désarroi quasiment ontologique de Joseph Malan. Ce dernier ne se sent pas autorisé à déchiffrer dans les tombeaux de ses ancêtres la moindre valeur d’espérance. D’un bout à l’autre de cette chronologie familiale, il y a l’oppression et l’odeur innommable des chairs torturées. Il y a également la logique d’une société d’excommunication qui cherche à guérir l’organisme collectif blanc de ses «anticorps» noirs (cf. p. 37). Il est dès lors impensable de vivre tranquillement sa négritude, fût-elle métissée, voire compensée par le sang bleu des souches officielles. D’une certaine manière, pour vivre sa négritude, il est obligatoire de désirer l’obscurité (cf. p. 66), d’exister dans les greniers ou les cagibis de la trame sociale. Autrement dit la négritude a tout intérêt à se dissimuler car si elle s’aventurait à l’air libre, si elle se risquait à déambuler trop visiblement dans les espaces publics, elle serait d’emblée sous la menace d’un pouvoir démesurément répressif.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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