L'énigme de la Sphinx de Thomas De Quincey (10/11/2019)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
4077373687.jpgThomas De Quincey dans la Zone.








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Composé à la fin de l'année 1849, L'énigme de la Sphinx a été publié l'année suivante dans le magazine Hogg's Weekly Instructor, imprimé à Édimbourg. Je ne sais quel effet ce texte de quelques pages a pu provoquer dans l'esprit des lecteurs de ce magazine, mais, apparemment, le fils de son directeur, James Hogg, l'auteur de la célèbre Confession du pécheur justifié devait, bien des années après que son père ait accueilli De Quincey, se souvenir de l'étrange écrivain, si rusé qu'il peut se permettre de prétendre qu'une énigme antique, fameuse entre toutes, aura attendu le mois de novembre 1849 pour trouver sa véritable solution.
Bien sûr, Thomas De Quincey, écrivain pour un magazine populaire, ne se prive pas d'accentuer l'importance de la solution qu'il apporte en multipliant les images de profondeur et de ténèbres censées entourer le rébus de la Sphinx (et non, insiste De Quincey, le Sphinx, car cette créature est moitié femme et moitié lionne), qui concerne non point le péché (idée profondément inconnue de l'Antiquité) d’Œdipe, mais sa culpabilité ou piacularité (du latin piacularis, sacrificiel, expiatoire).
Thomas De Quincey brosse à grands traits l'histoire d'Œdipe, la façon dont il a résolu l'énigme que lui a posée la Sphinx et que je rappelle, ainsi que la réponse du père (et frère, donc) d'Antigone : Quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes, puis deux jambes, et finalement trois jambes ?, et Œdipe de répondre qu'il s'agit de l'homme, car dans sa prime enfance il se traîne sur ses pieds et ses mains, à l'âge adulte il se tient debout sur ces jambes, et dans sa vieillesse, il s'aide d'un bâton pour marcher.
C'est alors que le génial De Quincey, car il faut être un génie sacrément culotté pour oser réinterpréter cette histoire connue de tous (et même, par ses soins, des lecteurs du Hogg's Weekly Instructor) n'a sans doute pas été réellement comprise. C'est, écrit-il, que «toutes les grandes prophéties, tous les grands mystères sont susceptibles d'interprétations doubles, triples, voire quadruples, chacune passant la précédente en dignité, chacune impliquant l'autre cryptiquement. Même les forces naturelles», ajoute finement De Quincey qui cherche une comparaison lui permettant de se faire comprendre, même les forces naturelles, donc, «multiplient leurs finalités à mesure qu'elles s'élèvent en grandeur» (1). Ainsi, selon l'auteur, il est juste et même nécessaire de «présumer qu'un mystère, quel qu'il soit, s'il renvoie à une signification manifeste, recèle en lui une interprétation seconde, plus profonde» (p. 26) que De Quincey est bien sûr le seul à avoir découverte, comme il fut le seul à nous donner une interprétation du heurt à la porte dans la plus sombre des tragédies de Shakespeare, Macbeth.
Je n'en dirai pas davantage sur la solution que propose l'auteur à l'énigme posée par la Sphinx, si ce n'est qu'il s'agit, non pas de l'homme dans sa généralité, mais de l'homme concentrant sur lui toutes les grandeurs et les misères de l'homme qu'est Œdipe lui-même. Mais ce n'est là qu'une première réponse, certes surprenante quoique logique, à l'énigme du monstre déclenchant sa fureur contre la ville de Thèbes, car De Quincey, illustrant par l'exemple sa propre méthode d'investigation, a tôt fait de nous désigner un mystère second (l'énigme est double, déclare James Hogg dans les Appendices, p. 45), qui n'est toutefois second que par son apparence, alors qu'en fait il est bien plus profond que le premier puisque, «parmi cette générale agonie de colère destructrice, il est un mystère central qui, telle une ténèbre au cœur des ténèbres, se retire dans un secret impénétrable au regard, à l'amour filial, ou aux conjectures de l'intellect : c'est la mort d'Œdipe» (p. 32).
Mort est un mot du reste incorrect, s'empresse d'ajouter l'auteur car, d'Œdipe, «bien que l'on connût le lieu de sa disparition, on ne retrouva pas le moindre vestige, la moindre trace visible», «ni ossements, ni tombe, ni poussière, ni épitaphe» (p. 34), rien, absolument rien que matière à conjectures intellectuelles, plusieurs siècles après l'événement incompréhensible, dont celle-ci, plus originale, certes, que les autres mais peut-être pas la dernière tant c'est l'esprit d'escaliers interminables qui caractérise les textes de De Quincey : «Ces deux ennemis» que sont Œdipe et la Sphinx «étaient deux parias mystérieux, et peut-être se sont-ils retrouvés à nouveau face à face, dans un flamboiement de haine, en quelque monde de parias», cette dernière hypothèse, donc, étant immédiatement rendue caduque par cet étrange revirement final, amusement de l'auteur ou bien réel recul, sous l'apparence de la morale plaisante, devant l'horreur entrevue : «En soi, c'est déjà ennoblir et idéaliser l'énigme que d'en faire une énigme double, recelant à la fois un sens exotérique, évident pour tout le monde, mais aussi un sens ésotérique» qui, grâce à la sagacité de De Quincey, est «désormais suggéré conjecturalement, après des milliers d'années», «sens possiblement inconnu de la Sphinx, et assurément inconnu d'Œdipe; la seconde énigme se cachant derrière la première, l'une étant le commentaire secret de l'autre, et la première l'hiéroglyphe de la dernière» (pp. 35-6, l'auteur souligne) comme si, en fait, le rusé écrivain oubliait qu'il n'a pas proposé une seule réponse à l'énigme de la Sphinx mais au moins deux, voire qu'il a réussi à plonger ses lecteurs dans le tourbillon des interprétations infinies, telle réponse n'étant en fin de compte que l'explication exotérique d'une explication plus profonde, ésotérique, et cela sans que nous ne puissions jamais espérer déboucher sur une vérité finale.

Note
(1) Thomas De Quincey, L'énigme de la Sphinx (The Sphinx's Riddle, 1849, traduction et postface de Boris Donné, Allia, 2019), p. 25.

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