Joseph Malègue, un maître en intensité, par José Fontaine (29/12/2019)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
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Le sublime, ce qui dépasse l’homme et nous exalte écrit Bernard Gendrel s’inspirant de Victor Basch à propos des romans de conversion, est «sympathie et participation à l’incommensurable». L’expérience mystique dans ces romans, liée à la conversion, est une sorte de sublime (1). Si elle intervient trop tôt dans le récit, le sublime peine à se maintenir et s’épuise, comme dans Le Voyage du Centurion de Psichari selon l’auteur. Si la conversion intervient à la fin, ainsi que dans Augustin ou Le Maître est là de Joseph Malègue (1933), il se maintient en raison du suspense. Bernard Gendrel a raison de penser qu’Augustin est le «chef-d’œuvre» de ce type de romans. L’intensité s’y maintient pour d’autres raisons encore.

Érotisme et transcendance

Une autre critique de valeur, plus ancienne, paradoxalement par erreur, me le fait comprendre. Robert Poulet reprochait à Augustin, en 1934 (qu’il jugeait exceptionnel), «la complète absence, l’absence curieuse, de toute sensualité». Cette absence n’aurait rien eu de «curieux» chez un romancier catholique, tant la question du péché (fort limité au sexuel), faisait alors débat. De plus, Poulet a tort, la sensualité s’exprime clairement à toutes les étapes de la vie d’Augustin. À travers son émoi de garçon de 6-7 ans face à Élisabeth de Préfailles, magnifique jeune fille de 18 ans. Quand, adolescent, il dessine «par la pensée», sous sa robe de faneuse, les «belles lignes» des jambes de sa cousine un jour de moisson à la ferme de parents où il est en vacances. Quand, trentenaire, croyant le cacher, il rend visite à Anne de Préfailles (la nièce d’Élisabeth : les deux femmes se sont adoptées l’une comme mère, l’autre comme fille, autre intensité), et «dévore» les «mouvements arrondis, un peu las et coulants» de «son jeune corps».
Augustin conte cet amour si longuement [on lit ces pages de feu, les plus nombreuses du roman, sans relever la tête], qu’on croit à une éternité de rencontres. Or, il n’y en a que trois. Peu après, Augustin se découvre tuberculeux. Il pourrait guérir après un relativement long séjour en sanatorium de Leysin. Pensant ne pouvoir faire attendre Anne et par orgueil, il rompt avec elle. La maladie autant que le chagrin le condamne. Sa sœur pense qu’une visite de son ami Largilier pourrait le réconforter. L’impression de longues rencontres, Malègue tient – maître en intensité – à la renforcer en la mettant dans la bouche d’Augustin lui-même expliquant à l’ami devenu prêtre qu’il l’a «longuement revue». Le titre général des «pages de feu» Canticum canticorum, le Cantique des cantiques dans la Bible, poème érotique qui fit douter de sa canonicité, est au centre de la mystique tant – en toutes ses dimensions –, l’amour humain la définit le mieux. Elle est son cœur. L’amitié n’y suffit pas. Croyant cacher son désir d’Anne, Augustin n’a réussi qu’à laisser voir qu’il ne l’avouerait pas, ce qui a incité la famille de celle qu’il aime, et la brillante intellectuelle qu’est Anne elle-même, à prendre les devants par l’intermédiaire de l’ancien aumônier d’Augustin à Normale. Quand ce dernier lui annonce qu’il peut être aimé, il manque s’évanouir, ne peut s’endormir. Au sanatorium, il avoue à Largilier qu’il a éprouvé ce soir-là un «enivrement d’humilité triomphale et foudroyée toute la nuit» (José Fontaine souligne, et ce sera systématiquement le cas pour les autres citations de Malègue).
Largilier, savant devenu jésuite, possible Prix Nobel de physique, ne cache rien de sa passion amicale pour Augustin, dépourvue, à l’instar de ses convictions profondes, de tout respect humain. Augustin, agnostique depuis Normale où il a vécu la crise catholique du modernisme, peine à faire le deuil de sa foi perdue. Sans se rendre compte de ce deuil difficile – en le dissimulant mal à son ami jésuite comme l’amour à Anne ? –, il reprend avec lui leurs discussions à Normale sur la foi. Chez ce tuberculeux, l’aptitude à penser est aussi intacte que son affection pour ce prêtre sans complexes. J’ai pu montrer qu’«Augustin-Malègue» se nourrit tant de Loisy que de Blondel, les deux grandes intelligences de la grave controverse moderniste sur le statut des Écritures chrétiennes qui marque la déchristianisation (2). Augustin n’ignore donc rien du Blondel qui assume le modernisme en catholique fidèle. Il développe les mêmes idées que lui dans un article qui fait grand bruit (dans la fiction), mais sans recouvrer la foi. Geneviève Mosseray en montre la source pour la première fois en 1996. Mais Malègue n’ignore rien non plus de la dynamique de la conversion dans L’Action de Blondel. Ce qu’Augustin, précisément, va vivre in extremis avec Largilier. Pour Blondel, il y a une volonté voulante au fond de nous qui entraîne sans cesse au-delà de ce que nous voulons (la volonté voulue) : réalisation de soi, couple, famille, patrie… Jusqu’à l’Infini que l’homme ne peut réaliser qu’en s’abandonnant à l’Infini se donnant. Cœur du cœur du christianisme et de l’amour humain. L’abandon à Anne en «humilité triomphale et foudroyée» va, grâce à Largilier, à qui il finit par se confesser, se prolonger en abandon à Dieu gros d’une expérience analogue magnifiée : «Dès la fin de l’aveu, la Présence qui l’opprimait augmenta sa douceur violente […] il se prosterna en pensée, tomba à terre, sa tête touchant ses genoux, écrasé, d’un anéantissement sans nom […] grain de sable des textes bibliques, grain de sable conscient [avec] devant lui, tout le rivage […] et dans le suprême au-delà, le Roi de tous les Absolus». Expérience qui elle-même fonde la démarche.

Toute la théologie de la foi

La pensée de Blondel exigeait pareille mise en roman et de demeurer inapparente. Malègue l’a réussie puisqu’il a fallu plus de 80 ans pour que l’on s’en aperçoive et Blondel n’a rien vu bien qu’il souhaitait un art de cette nature au service de sa pensée. Mais ici, c’est la pensée qui se met au service de la littérature. Elle seule épouse le mouvement de la vie. Augustin trouve ensuite la force de traiter de ce vécu dans un article savant, «Deux cas de devancement pratique de la certitude». Ce titre et le roman nous permettent d’en déduire le contenu : sur le modèle des relations humaines, intelligence, volonté et grâce dans la démarche de foi. Soit le culot du vieux pape ouvrant Vatican II le 11 octobre 1962 en exigeant que la foi soit dite «suivant les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne». C’est-à-dire notamment Blondel. L’immense théologien que fut Roger Aubert le félicitait d’être plus sensible à la grâce que les théologiens préconciliaires et néo-thomistes, trop soucieux de justifications seulement syllogistiques. Non d’intelligence puisée aux sources de l’Existence et de la Grâce comme chez Malègue à qui Aubert consacre une petite dizaine de pages des 800 de son Problème de l’acte de foi (qui couvre, notons-le, toute l’histoire de la théologie de la foi).
Malègue joue sur tous les registres du sublime à partir d’Augustin enfant jusqu’à la rencontre d’Anne suivie de sa mort à Leysin. Émerveillements de l’enfance face à son père, sa mère, sa sœur, l’école, la plus belle des jeunes filles, la «haute puissance solitaire» dans «l’amplitude silencieuse et disproportionnée» de la forêt des gorges du Cantal qui, petit garçon, sur la route des vacances, lui prend l’âme entière. Ceux de l’adolescence, de la philosophie, la lecture inquiète et passionnée du Pascal mystique, les angoisses à celle de Renan où va se fissurer son monde intérieur. «Les plus heureux jours» à Paris et les débats sans fin avec les amis, surtout Largilier, sur la Montagne Sainte-Geneviève; lire et connaître Bergson, Durkheim, Blondel, Aristote, Loisy, Harnack, James, Boutroux, Kant, Sophocle; devenir cacique à Normale en le recevant comme un don, «gonflé d’émotions, comblé envers les siens d’une gratitude déchirante et irrassasiée». Puis la perte de la foi. L’exaltation du Cantique des cantiques. Perdre le bébé de sa sœur, ensuite sa mère. Devenir tuberculeux. Rompre avec Anne. Mourir face au Mont blanc. «Grain de sable biblique», éprouver la présence de Dieu et sa «douceur violente». Connaître à la mort une extase de mémoire qui ressuscite l’instant de la «haute puissance solitaire» qui lui prit l’âme sur la route des vacances, comme le «petit enfant que je fus» de Bernanos, ralliant ses «jeunes années» pour entrer «dans la maison du Père». Il n’y a pas que les sons et les parfums qui «tournent dans l’air du soir» en cet écrit passionné mais aussi toutes les odeurs, toutes les couleurs, tous les sens. «Originaire de la Haute-Auvergne» écrit Henri Lemaître dans le Dictionnaire Bordas de la littérature française, «Malègue trouve, dans les paysages de son terroir et dans leurs relations profondes avec les êtres, la source d'une exceptionnelle synthèse de réalisme, de symbolisme et de spiritualité [...] celle d'un christianisme redécouvert dans sa pureté». Et son intensité.

Pierres noires : fulgurances et grisailles

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Pierres noires : Les Classes moyennes du Salut est un écrit tout autre. Cette trilogie inachevée, donne cependant à Augustin, dit Mœller, «la résonance secrète qui le situe dans un monde infiniment plus vaste» (3) : la pourtant petite cité de Peyrenère. Le narrateur fictif du Livre I est un surveillant de collège à la retraite, ancien condisciple d’Augustin au lycée. Il égrène ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. Son père, huissier et assureur, proche descendant d’artisans et paysans, a l’oreille de la bourgeoisie de la ville. Jean-Paul, petit, parcourt avec lui la campagne, observe les routes traversant «le monde des champs intact, muet, homogène». Dont «les premières épaisseurs de son accablant silence» ne se perçoivent «que dans le léger brunissement du bord de nuit». On n’y entre que par les «charreyres» vieux mot régional («carrières» en Wallonie picarde), chemins d’avant la République et les routes des rois, conduisant hommes et bétail. Il en garde un souvenir fabuleux : «Dans la voiture paysanne de mon père, sur le sac de foin qui nous servait de coussin, j’avais de ces bords de nuit sur les charreyres inconnues une peur étreignante et enchantée. Depuis la crinière du petit cheval rouan que la marche haussait et baissait, jusqu’à des distances où se perdaient tous repères et toutes formes, je reconnaissais entre deux tournants, ou d’un tournant à l’autre, deux aspects parents d’une même réalité surhumaine : le froid du soir à l’âme écrasante de l’espace». En ces «immensités graves», s’étendent «les plus beaux silences de la terre». En plus profond, il y a chez Jean-Paul le souvenir de Félicien Bernier. Personnage secondaire dans Augustin mais déjà là bien consistant, il devient l’ami de Jean-Paul lors d’une visite à ses parents avec son oncle, le nouveau curé de la ville. Cette amitié et surtout la façon dont elle se noue, le marque à jamais. Félicien s’ouvre à Jean-Paul, sans détours, immédiatement, chose possible, ajoute-t-il, si l’on a «le don de totale offrande» qui «visiblement ne lui avait pas été refusé».
Ces notes ne sont pas rares dans Pierres noires. Même s’il y a beaucoup de grisaille dans le lent glissement des jours d’existences malgré tout médiocres, cependant abattues, mille signes précurseurs les annoncent dans la première partie du livre I, par le grand nombre de drames que conte la seconde. L’un d’eux est lié à une scène semblable au Septuor de Vinteuil chez Proust : la voix d’une beauté déchirante d’Armelle de Rosnoën qui subjugue deux fois par son chant.
Il y a deux Peyrenère : un Peyrenère-le-vieil (ou d’en haut), et un Peyrenère-le-neuf (ou d’en bas). Cette topologie est une sociologie et un chapitre d’histoire : en haut les notables liés à l’Église et au Second Empire récemment déchu; en bas la classe en ascension liée aux mutations idéologiques, politiques (déchristianisation, laïcité, République), économiques et sociales (expansion du commerce et de l’industrie). Proche de celle d’en-haut, Malègue les regarde toutes deux avec le détachement du sociologue. Il met du Durkheim dans la bouche du narrateur fictif remarquant «la forme collective, encadrée, que tendent à prendre ce que nous croyons les transmissions morales les plus personnelles et les plus intimes» (4). La société. Différente des individus, elle les détermine entièrement selon Durkheim qui y ajoutait, ce que l’on retrouve également dans Pierres noires, la fermeture de toutes les sociétés sur elles-mêmes (et à l’intérieur d’elles-mêmes en clans ou classes), dont il pensait que les morales universalistes pouvaient la dépasser. La présence de Durkheim implique celle de Bergson. Durkheim mort en 1917 a bâti sa sociologie contre Bergson, par un effet repoussoir. Auteur de l’essai fameux en 1932 Les Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson ne croit pas en la capacité des morales universelles de transcender les barrières sociales. Il y faut selon lui l’élan de l’Être qui les franchit, de fait, Celui qui ose dire «Aimez vos ennemis» et qu’il désigne nommément : «le Christ des évangiles». Cette proposition inouïe ne se décide pas sur des raisons extérieures. Elle est amour et dans l’amour, le vouloir n’est plus motivé, conseillé, mais créé. L’Infini entre en nous. Malègue se sert génialement de Bergson. Il a bien vu que sa pensée, l’une des rares où des personnes concrètes – héros et saints historiques –, prennent le pas sur les concepts, en appelait à ce que je désigne comme «mise en roman». À l’instar de Blondel dans Augustin, plus sans doute, Bergson, sans rien commander de l’écriture ni de l’intrigue les sert.

Mystique et sociologie

Qui dit sociologie dit aussi religion sociologique, celle des «classes moyennes du Salut», sous-titre de Pierres noires. Celle de presque tous les personnages. A commencer par Jean-Paul. Elle se confond avec l’instinct de conservation prolongé socialement. Elle interprète la fameuse phrase : «Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa Justice et le reste vous sera donné par surcroît» en fonction du seul «surcroît», le bonheur terrestre et social. Ses adeptes s’estiment «chercheurs du Royaume» par simple affiliation à un christianisme garantissant à leurs yeux bonheur dans ce monde et dans l’autre : «Tes père et mère honoreras afin de vivre longuement». Le vieil instituteur de Jean-Paul, Monsieur le Maître, en est un exemple. Enseignant consciencieux, il ignore, arrivé en fin de carrière, les lois sur la neutralité à l’école et y poursuit la récitation de la prière. Dénoncé, renvoyé à un poste de début, il doit quitter sa maison, sa femme, ses filles. Seule l’accompagne sa jolie Henriette que cet homme apparemment mal dégrossi surnomme «ma petite source». Foi et bonheur terrestre ne sont pas liés, il le découvre. Lorsqu’il meurt, le prêtre à son chevet lui demande sans rien savoir de ce qu’il a vécu, s’il «pardonne à ses ennemis». Henriette qui sait le seul possible «ennemi» de son père, le voit, au seuil de la mort, acquiescer à la proposition, de tout son presque sourire et de son poignet de moribond levé à peine sur le drap. Infime et pourtant nette rupture d’avec les «classes moyennes du Salut» à laquelle pour qui sait lire, le roman va rendre un solennel hommage.
Le vieil homme meurt en effet loin de Peyrenère une année de Pâques précoces et d’hiver tardif. Comme la neige bloque les routes et que les funérailles ont lieu au poste de début, son corps est rapatrié à Peyrenère sur un char à bancs transformé en traineau. On y trouve Jean-Paul (avec son père venu pour affaires), et Félicien regagnant leur famille à l’occasion des vacances. Évidemment Henriette. Fruit d’un concours banal de circonstances, ce char des écrits mystiques n’en traverse pas moins neige et nuit porteur d’un saint. Le père de Jean-Paul échange, en patois, avec celui qui dirige le cheval tirant le traineau, de banales paroles destinées à unir simplement. À l’arrière, se crée une autre communion autour de Monsieur le Maître. Félicien récite le chapelet, se lève, place une chaufferette aux pieds d’Henriette, frotte ses jambes des pieds aux genoux, à plusieurs reprises, impassible. Le peu mystique Jean-Paul éprouve la sensation de Dieu au désert et, réveillé chez lui la nuit par le gel, il songe que Félicien épousera la jeune fille.
Il se trompe sur la nature de cet être qui se confie à lui sans réserves, autre aspect de son «don de totale offrande». Jean-Paul a perdu la foi. Félicien veut se faire prêtre. Il ne sait où est la volonté de Dieu car il est attiré aussi par la perspective de se faire missionnaire en Chine. Il souffre de ce silence de Dieu sur lui. Jean-Paul habitué à entendre ces mots qui pour lui ne sont que blabla pieux, les éprouve au fur et à mesure de ces confidences dans «leur relief sanglant».
Lors d’une chasse à laquelle participe son père, un des bourgeois du Peyrenère d’en-haut se suicide dont il découvre le corps avec Félicien. Le malheureux a tout perdu au jeu. Il précipite le déclassement brutal de sa femme et de sa fille Jacqueline de Brugnes qui y perd l’amour de sa vie, le brillant André Plazenat, pour lequel la magnifique jeune femme, déclassée, n’est plus un parti convenable. Félicien sait ce désespoir. Jacqueline et sa mère quittent Peyrenère vers leur destin de déclassées. Leur vieille voiture hippomobile les conduit une dernière fois, elles et leurs pauvres bagages, vers le train qui doit les y emmener. Or, le hasard fait que Jean-Paul doit aussi prendre ce train de même que Félicien. Paysan bâti en athlète, il est le seul qui puisse les aider à descendre leurs valises du toit du vieux véhicule. Ce transport effectué, il prend la main de Jacqueline, la garde longuement ensevelie dans la sienne comme s’il s’agissait d’un «compagnon fraternel» (5). Il la regarde, prenant «tout naturellement le droit de plonger plus profond que sa beauté, jusqu’au cœur de l’épreuve pour y faire luire je ne sais quelle possibilité ultérieure, encore plus lointaine, d’un bonheur compensateur et miséricordieux […] ce regard-là elle ne l’eût supporté d’aucun autre».» Le narrateur ajoute : «Peut-être avais-je là devant les yeux un cas particulier, un exemple extraordinaire de la tendresse des saints».
Il a fallu le temps infini du Livre I pour que se découvre la vraie nature de Félicien. Les autres voyageurs ne voient chez ces deux jeunes gens qu’un amour naissant prélude à de possibles fiançailles. Seul Jean-Paul comprend. Malègue, dans la tradition mystique, a créé, finement dissimulée sous le banal, une scène unique. Au contact physique avec Henriette sur le char mystique s’ajoute ici un contact d’âme à âme, vraie caresse d’un amour brisé de jeune femme. Le désir pour celle-ci, légitime, pouvant même être saint, en s’allumant, se sublime en Félicien vers «la personne plus profonde que le sexe», nourri de la chasteté de Dieu.

«Sans fin, sans ombre»

Du Livre II, Le Désir d’un soir parfait, nous n’avons qu’une moitié. A l’abondance de personnages du Livre I succède un huis-clos tragique de bout en bout avec Jacqueline, André Plazenat, la riche héritière qu’il a épousée. Celle-ci, sans savoir qui est Jacqueline (dix ans après le suicide paternel et inconsolée), l’engage comme institutrice de leur fille. Maître dur et exigeant pour sa maisonnée et sa femme, André se rapproche peu à peu de Jacqueline. Elle y consent d’une sorte de joie désespérée. Le titre résume André, antithèse absolue de Félicien.
Mœller a bien vu aussi dans Pierres noires la communion des saints salvatrice sur le modèle bernanosien de La Joie. Elle va ici d’un saint à une masse et se révèle lors d’une conversation entre Félicien et Jean-Paul. Ce dernier, s’inquiétant d’une Jacqueline qu’il sent désespérée (elle appréhende sans doute la ruine de son père), perd le fil de l’échange. Félicien qui se confiait, le perçoit et se tait. Jean-Paul s’excuse. La chose aurait arrêté l’élan des confidences chez tout autre, nous dit Malègue, mais Félicien «continua avec cette même simplicité limpide, et la douce monotonie de ses mots […] leur paix, leur calme ressemblaient à une permission, pour ceux qui les entendaient, de s’enfoncer en lui, sans fin, sans ombre».
Maud Schmitt propose de parler du lien entre la mort de Chantal de Clergerie et le salut de Cénabre dans La Joie ou de celui du lien entre la mort de la vieille prieure et le courage final de Sœur Blanche devant la guillotine (dans Dialogues des Carmélites), comme d’un lien «a-causal», venu d’un au-delà du récit et du temps (6). Soit les quatre mots «sans fin, sans ombre» de Malègue à mettre en regard de l’histoire que lit Félicien, à la veille de son martyre en Chine, de ce moine d’une abbaye proche égaré dans les pierres levées de Carnac qui lui hurlent »l’immensité de l’histoire humaine où le Dieu des chrétiens n’était pas». Lui qui va mourir dans celle d’un pays-continent où il n’est guère plus. La lettre de Loisy à Malègue peu après la sortie d’Augustin qui, en substance, lui avait rappelé la même chose ne lui apprenait rien. De ce récit dans le récit consulté par Félicien, nous n’avons que le repérage abstrait—quelques lignes retrouvées par Lebrec (7) – d’un livre en chantier, évoquant la «loi des classes moyennes du Salut», soit la communion des saints qui, se jouant des limites, vaut partout et toujours autant qu’enferment partout et toujours les barrières sociales. Nous pouvons en dire ce que dit Butor des œuvres inachevées : d’un cercle ébréché «l’œil reconstitue aisément la figure». Ce minuscule éclat d’ébréchure retrouvé par Lebrec, exprimant trop schématiquement la solidarité des saints et des médiocres en toute forme de vie humaine, colle à l’«extraordinaire tendresse» de Félicien, voire à la «gratitude déchirante et irrassasiée» d’Augustin. À l’antipode du «désir d’un soir parfait», elles vont et sont à l’infini. Elles arrachent le récit chrétien à l’apparente insignifiance d’une histoire de prêcheur palestinien vite exécuté et font de la si petite cité de Peyrenère le théâtre du drame universel du Salut.

Notes
(1) Bernard Gendrel, Mystique et tension narrative. Le cas du roman de conversion au début du XXe siècle, in Carole Auroy, Aude Préta de Beaufort, Jean-Michel Wittmann (dir.), Roman mystique, mystiques romanesques aux XXe et XXIe siècles (Classiques Garnier, 2018), pp. 115-26.
(2) L’Action et Histoire et dogme de Maurice Blondel chez Joseph Malègue, Nouvelle revue théologique (Tome 141, n° 3, juillet-septembre 2019, pp. 231-47). Cet article est rappelé dans la notice bio-bibliographique de l’auteur.
(3) Le roman posthume de Joseph Malègue in La Revue nouvelle (juillet 1959).
(4) Joseph Malègue, Pierres noires : Les Classes moyennes du Salut (Spes, 1958, p. 132, Ad Solem, 2018, p. 143).
(5) Pierres noires, op. cit., Spes, p. 612, Ad Solem, p. 551.
(6) Bernanos ou la «Parole incarnée» dans Acta Fabula (vol. 15, n° 1, 2014, consultable en ligne à cette adresse).
(7) Jean Lebrec, Joseph Malègue romancier et penseur (H. Dessain & Tolra, 1969), le publie p. 387 et le texte est repris dans la préface à Pierres noires des éditions Ad Solem, p. 24.

L’auteur
José Fontaine né en 1946 à Jemappes. Docteur en philosophie, il l’enseigne dans une école supérieure sociale de 1975 à 2012. Militant wallon, il fonde en 1987 la revue Toudi, collabore à des ouvrages comme Winkler Prins Encyclopedie (art. «Wallonië», 1983), Église et Wallonie (EVO, 1983), Charles Plisnier : Entre l’Évangile et la Révolution (Labor, 1987), Belgitude et crise de l’Etat belge (Facultés St Louis, 1989), Nationalism in Belgium (MacMillan, 1998).
Il a également dirigé des collectifs : Les Faces cachées de la monarchie belge (Toudi/Contradictions, 1991), Les Intellectuels et la Wallonie (Toudi/Cahiers marxistes, 1992), mais a également collaboré à Esprit, Le Monde, De Morgen, Kultuurleven, Le Débat..., publié Le Citoyen déclassé (Contradictions, 1995).
Auteur principal (pseudo Tonval) d’«articles de qualité» dans Wikipédia, comme Augustin ou Le Maître est là (2013) et Joseph Malègue (2014), Malègue dont il a publié La Gloire secrète de Joseph Malègue (L’Harmattan, 2016) et préfacé son roman posthume Pierres noires (Ad Solem, 2018).
Il est aussi l’auteur de L’Action et Histoire et dogme de Maurice Blondel chez Joseph Malègue dans Nouvelle revue théologique (2019). Il prépare une étude analogue sur Bergson et Malègue.

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