La Séparation de Sophia de Séguin (14/03/2020)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
SDS.JPGLa Séparation est le premier livre publié de Sophia de Séguin, aux éditions Le Tripode. Toutes les phrases en italiques sont extraites de ce livre et, à une exception près, de Sombre comme la tombe où repose mon ami de Malcolm Lowry.

Cette évidence, tout d'abord, qui n'a guère besoin de s'attarder à évoquer tel goût pour les images les plus crues, dont le pouvoir érotique semble même être atténué voire effacé par la salacité voulue, exacerbée ou tout simplement clinique, ne cachant rien en tout cas, donc pornographique, ou bien de s'amuser, comme savent si bien le faire les journalistes qui ne disent rien et, même, répètent en l'alourdissant ce dont ils devraient avoir la charge de faire découvrir, d'ouvrir à d'autres regards, à détailler les linéaments de telle ou telle thématique (la fierté de la femme qui se sépare de son amant, son orgueil puis son désespoir quand elle s'enfonce dans la solitude, le ressassement, le dégoût, la jalousie, quand elle essaie la reprise, fût-elle rêvée) pour en faire, pour n'en faire qu'un misérable petit article sot comme un cacatoès bavard ou un texticule de Raphaëlle Leyris, cette évidence toute simple et pourtant bouleversante que l'on tient un vrai livre ou, mieux que cela, une écriture, une vraie qui, quels que soient ses ruptures et ses bizarres torsades, son petit front de gamine butée qui tout à coup se détend en une belle surface douce où l'on a envie de poser un baiser, plus malicieuse que réellement dure mais l'étant quand même comme seules savent l'être, nécessité ou complexion héritée intimement, les femmes, toujours retombe sur ses deux petits pieds, comme une danseuse ou une acrobate jamais vraiment inquiète de la façon dont elle va prendre son élan, tendre ses muscles puis se réceptionner comme on dit, s'amusant de la frayeur qu'elle causera aux spectateurs qui la regardent, concentrant son attention et bandant ses forces dans la seule réalisation d'une figure, ramassée sur elle-même, centripète donc comme l'est ce texte qu'il faut finalement lire d'une seule traite comme il faut lire d'une seul souffle tel autre journal de femme sensible et malade dont les phrases sont un feu qui ne cesse de se propager, ou bien relire de la sorte si on a commencé par y goûter modérément, de-ci de-là, piochant selon ses envies ou son absence d'envies, au hasard, détachant ces pages, celles qui composent La Séparation d'un journal intime commencé il y a neuf ans, à la suite d'une rupture amoureuse, commode extraction, facilité éditoriale ou bien, plus profondément, parenté plus ou moins avouée avec les fameux petits poèmes en prose de Baudelaire, ou alors souvenir improbable de Malcolm Lowry écrivant que les textes courts ont été ajustés en hâte, dans un moment d'inspiration, à des cadres aux mesures impeccables, quitte à suggérer le reste, et Sophia de Séguin parvient à le suggérer, le reste, cet arrière-monde de noirceur dont nous n'apercevons que des fragments, mais ciselés comme de précieux bibelots d'un noir profond, comme un filon arraché à un filon aurifère peut-être de belle ampleur, nous réservant les surprises, les éclats propres à tout ce qui a germé et poussé dans l'obscurité et s'est façonné loin de la lumière du jour, loin de la criarde vacuité des prix littéraires et des putains, hommes et femmes, qui nous en vantent la fausse ardeur, nous en vendent la corruption, nous mettent sous le nez la putréfaction, nous jettent quelques morceaux grouillant de vers en nous laissant croire qu'il s'agit de véritables livres, puisque notre monde n'a presque plus de passion et beaucoup trop de cynisme, il ne fait que se lorgner, ce sale monstre, cet inquiet, pour le plus grand plaisir des petits-maîtres qui se tiennent au seuil avec des mines, des afféteries et des goûts bien étudiés (comme des valets) alors qu'il s'agit, toujours, en se séparant, de se reconquérir n'est-ce pas, non pas en se refermant sur soi-même bien que la tentation existe de se soustraire au monde, de ne plus rien pouvoir avaler, d'en maudire l'ardeur de vieille haridelle exténuée, les flancs remplis de larves, mais en s'élançant comme le cheval infini de William Faulkner galope pour des éons de gloire vers la ville qu'il est impossible d'atteindre, Carcassonne, en laissant ses phrases filer, en les laissant s'échapper du morne petit manège où un homme et une femme ont cru se découvrir mutuellement alors qu'ils ne faisaient rien de plus que tourner inlassablement autour d'un môle de prétention, de bêtise et de lâcheté qu'on appelle l'amour, la grimace, la crampe de l'amour, la ritournelle aigre de la séduction, en laissant les mots chanter et enfanter d'autres mots, alors qu'il s'agit bel et bien de les suivre ou de les poursuivre comme cette mort du vieux Boulba sur le bûcher silencieux, dont les cendres emportées par le vent, emportées sur la plaine, ouvrent les naseaux des chevaux, font incliner la tête des derniers Zaporogues, et pâlir d'effroi, malgré la victoire, les soldats polonais catholiques, ce mot de Zaporogue, claquant comme un fouet lesté de crochets, me faisant toujours penser à Bloy évoquant, avec quelle langue rutilante toute pressée de hâter la Seconde Venue, les ors décomposés de Byzance et de Constantinople, Bloy dont il n'est dans La Séparation jamais question, même si Sophia de Séguin moque la bêtise de Maupassant, à raison, ce qui est donc tout de même se ranger du côté de l'entrepreneur de démolitions qui pourtant a bâti des phrases faites pour durer mille ans alors que nous ne courons plus désormais qu'après des éclairs, du neuf et que tout passe, hélas, rien n'est inouï vraiment, ne dure après quelques secondes, surtout pas le plaisir, pas davantage l'amour, la plus périssable de toutes les denrées, sauf dans La Séparation, où il est finalement non seulement impossible d'oublier, comme le sable très las se retourne dans son ampoule de verre, là où le souvenir est le plus étroit, le plus aigu, mais de se séparer réellement du jeune homme aimé dont nous ne connaissons que le prénom, Adrien, comme si Sophia de Séguin n'en finissait pas de garder intact le souvenir, son chagrin et sa douleur extrêmes de n'être plus aimée se [trouvant] consolés par [son] occupation à l'écrire, elle qui, à la différence de la main de la mer mouvante [qui] fait au sable un tout nouveau visage, elle qui aimerait préférer à son souvenir une impression fugace, qui fait entrevoir, plaisamment, des étreintes et des baisers nouveaux, avec de la fraîcheur, plus de vivacité et de couleur que celle, noire, épaisse comme une encre, qui reste alourdie dans nos veines, qu'on délaye, comme c'est commode, facile et bête la vie amoureuse, par un peu de vin clairet, elle qui croit à l'exception c'est-à-dire au monstre, à la parole sacrée, qui comme une église, se tient toute seule, comme s'il était décidément impossible de passer à autre chose mais qu'il fallait crever de chagrin devant cela, sa propre conscience, qui regarde inlassablement, qui consigne, jusqu'à l'obsession, les détails physiques, manifestations d'ordinaire tues du plaisir ou efflorescences insoupçonnées de la crasse, autant de peaux qui recouvrent si malaisément le grand tourment intérieur des hommes qui est, justement, de n'en avoir aucun, ou alors, qui est justement de savoir qu'ils vont paraître nus et misérables sous le regard des femmes et de leur si insupportable exigence de vérité toute nue, elles qui verront alors le fond piteux de leur âme, le verre vide où tremble une pauvre honte, cette pissotière de l'âme, comme s'il fallait encore, pour quelle étrange raison mon Dieu, conserver un reste de pudeur, un ultime centimètre carré de fierté, tandis que ce sont moins les beaux moments passés avec l'autre qui disparaissent que les esprits que nous avions alors, tout un monde donc, englouti à jamais, moments, gestes, paroles et silences qui sont ainsi perdus, qu'on ne retrouvera pas, aigus comme ceux de l'enfance, appartenant à un passé éloigné et distinct, avec un air de vérité qui appuie sur le cœur, qui s'est pourtant, depuis, accommodé d'autre chose : esprits insouciants, heureux, lents, avec une lumière douce; violents, intenses, et puis abandonnés à la nuit toute noire, alors que celui qui se sépare d'une autre personne ne peut s'accommoder de rien, comme Sophia de Séguin bien capable d'écrire jusqu'à sa mort, après tout, rigoureusement le même livre, elle qui nous confie pourtant qu'elle trouve détestable, en vérité, l'idée que la littérature puisse restituer le souvenir, donner l'impression du naturel, ou perpétuer la mémoire, reproduire, en somme, le monde, avec tout le trivial, la dérision et la complaisance, la cohorte d'humeurs, de sentiments stupides qu'un tel acte suppose, et qui demande encore que les ombres restent donc aux ombres, les saisons aux saisons, et la tête d'Orphée sur le plateau de l'île de Lesbos, elle, donc qui, n'en finissant pas de distiller l'amertume qu'est devenu son amour, écrit un livre qui dément la possibilité même de l'écriture comme reconquête douloureuse de ce qui a été perdu et même : effacé.

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