Le voyage infini vers la mer Blanche de Malcolm Lowry (22/03/2021)

Photographie (détail) de Juan Asensio.
2920297128.jpgMalcolm Lowry dans la Zone.











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Dans sa préface (chez Points, coll. Signatures, 2017), Jacques Darras explique quel a été le parcours mouvementé de ce roman assez peu connu de Malcolm Lowry, intitulé In Ballast to the White Sea, dont l'écrivain n'hésitera pas à sauver le manuscrit des flammes (1) qui détruiront la cabane où il s'est établi avec sa seconde femme, Margerie Bonner. Nous n'y retrouvons pas la magie hallucinatoire qui se saisit je crois assez vite des lecteurs de Sous le volcan bien sûr, mais de magnifiques fulgurances n'en zèbrent pas moins ce texte, comme autant d'ouvertures, de jours percés dans la muraille épaisse que nos sensations et nos pensées ont érigée, comme pour prétendre nous protéger d'un monde qui, perçu directement, nous ferait tomber dans la folie.
L'intrigue de ce roman n'a guère d'importance et, comme toujours avec les textes de Malcolm Lowry, le voyage vers une destination plus ou moins exotique, du reste problématique tant elle semble devoir être systématiquement procrastinée, est bien moins important que la descente dans les plus intimes replis de la conscience car, Jacques Darras a parfaitement raison de pointer cette évidence, Malcolm Lowry «est un ouvrier appliqué de la littérature dont le modèle rimbaldien lui fait chercher un dérèglement systématique de tous les sens» (2), Lowry, comme Dylan Thomas bien davantage, pour le coup, que Rimbaud, buvant «le réel comme il boit l'alcool, avec un mélange d'avidité et de mauvaise conscience qui l'orientent et tout à la fois fragilisent sa personnalité» (3). Nous voici en tout cas «soi-disant en partance pour la mer Blanche», mais nous n'en sommes pas bien sûrs : «Et si sa destination n'était pas la mer Blanche ? Où l'emmènerait-il alors ? Allait-il comme Christophe Colomb dépasser les réalités imaginaires pour émerger avec d'autres plus authentiques ?» (p. 388) ou bien, comme n'importe quel touriste moderne, arpenter des paysages désolés où l'on ne retrouve que «le même va-et-vient confus de marchandises, la même activité multiforme niant le désastre» (p. 332) ?
Il est du reste difficile de parler d'intrigue à proprement parler tant, comme c'était le cas pour Ultramarine, notre exploration des esprits et des cœurs est immobile, l'introspection ( «Plus bas, plus bas, toujours plus bas, vers ce qui mène sous la conscience à l'extrémité meurtrière», p. 219) à laquelle se livre Sigbjørn Hansen-Tarnmoor, étudiant à Cambridge et écrivain admirant un autre écrivain, William Erikson, comme Malcolm Lowwry admira Conrad Aiken ou Nordahl Grieg, étant surtout l'occasion de méditer sur l'exemple de plusieurs écrivains (4), au premiers rang desquels les amis Hawthorne et Melville, ainsi que sur le sens d'une véritable action ou plutôt : d'un accord entre cette dernière et les principes personnels les plus inébranlables guidant une conduite, accord qui authentifierait une vie d'homme essentiellement portée par l'espoir révolutionnaire qu'incarne le communisme ou, comme à juste raison le prétend son préfacier : «Malcolm Lowry a toujours travaillé ensemble littérature et destin», car il est «un romantique absolu pour qui le salut est au bout des lignes» (p. 20).
C'est, justement, parce que le salut est au bout des lignes que le personnage principal du roman n'a pas vraiment besoin de partir vers la mer Blanche; si le voyage que Lowry met en scène est intérieur, il s'agit de descendre au plus intime de sa conscience pour y trouver non pas du nouveau mais la clé, le chiffre d'un accord perdu entre l'homme et l'univers. Lorsque le père, capitaine de son bateau éclaboussé par un drame maritime, discute avec l'un de ses deux enfants (l'autre s'étant suicidé), il faut ainsi se demander si, lors d'une traversée, «lors de ce voyage antithétique au réel, au matériel», nous ne retrouverions pas ce que nous avons perdu puisque nous sommes en fait confrontés à «un retour au primitif» qui peut signifier «une récurrence de phénomènes prélogiques parmi lesquels les miracles seraient aussi communs que les marguerites» (p. 271). Une page avant, nous lisons qu'il importe peu que ledit chiffre, ledit secret, l'absolu même existent ailleurs que dans nos songeries : «on espère toujours trouver la personne, fût-ce entre les pages d'un livre, qui osera sauter par-dessus les murs de la prison, qui nous indiquera une vie plus riche, plus chaleureuse, et qui connaît les secrets de la mer...», Lowry allant même jusqu'à confesser ce qui suit : «Si on ne la trouve pas, il est concevable que l'on puisse soi-même prendre sa place», tout comme son personnage semble bien proche, déçu par sa rencontre, de prendre la place de celui qu'il admire.
En tout cas, s'il s'agit de «briser le cercle du soi» (p. 31) ou encore de «ralentir ce tourniquet du soi» (p. 62), n'être plus des «catamites, si c'est bien le terme exact, de la vieillesse du monde», «les petits gitons de sa sénilité baveuse, sirupeuse, ergoteuse» (p. 69) pour tenter de découvrir ce «secret enfoui quelque part» (p. 42), le savoir, le «secret renfermé par le Sphinx, celui qui se cache dans les volcans ronflants, les îles mornes emmitouflées de neige» (p. 97), il faut parvenir, avant tout, à se libérer de la masse considérable de savoirs et de connaissances inutiles. Se dépouiller des strates de savoirs accumulées au long cours de ses études. En effet, c'est «sur un passé aussi propre qu'un champ de bataille recouvert de neige» qu'il serait «au moins possible de progresser vers quelque chose», passé révolu que nous pourrions sacrifier, en rompant «radicalement avec tout ce qui précède» (p. 75). Bien évidemment, l'ironie du propos ne peut échapper au lecteur le moins attentif, qui tient sous ses yeux un roman littéralement gorgé de références plus ou moins explicites prétendant, pourtant, toucher quelque inatteignable réelle présence. Le fait de tenter de briser ce maudit cercle du soi, comme nous l'avons vu, n'est lui-même qu'une illusion puisque c'est Sigbjørn qui confie, à son mentor littéraire, que son unique but n'a jamais été que d'opérer «un voyage à l'intérieur de [lui]-même, celui de [son] âme vers son héritage» (p. 93), voyage intérieur qui ne peut que fantastiquement l'éloigner de cette «solidarité virile du prolétariat» (p. 95) qu'il n'aura jamais fait que fantasmer plus que rendre effective. Lui-même d'ailleurs le sait, puisque, toujours à ce même correspondant, il indique que le héros de son propre roman poursuit un pèlerinage qui en aucun cas n'est «un processus d'intégration au prolétariat» mais bel et bien «une introspection dans cette région de l'âme où l'homme cesse d'être son propre maître» (p. 104), et qu'importe même si la société capitaliste, qui «porte en elle ses propres présages rouillés de désastre», est comparée à «la baleine criblée de lances, affaiblie par ses blessures avant de subir l'assaut final» (p. 158) : cet horizon d'attente est trompeur, puisque, en fait, nous y baignons et, même : nous nous y sommes noyés, sans strictement rien avoir eu à pourchasse, sans même nous être assurés de bien suivre le sillage du monstre blanc. Ce que nous conte systématiquement Malcolm Lowry, c'est un échec, non pas à venir ou censé clore une aventure plus ou moins convenue, mais qui est à l'origine même de l'acte narratif, comme diraient les universitaires. Chaque texte de cet auteur semble être parvenu à s'échapper, assez miraculeusement, du vortex où s'enfoncent tels personnages de Poe, comme une pauvre bouteille sauvée des abîmes, et qui contient un message non seulement énigmatique mais en partie abîmé par l'aventure prodigieuse, mais qu'il nous faut en toute hâte tenter de déchiffrer.
Nous sommes donc bien loin de nous diriger, avec Sigbjørn, que son propre père estime être tourmenté par le mysticisme catholique, vers «la Russie où l'on construit le futur à coups de marteau» (p. 127), et, de toute manière, il serait proprement insupportable et même scandaleux que «l'élucidation des énigmes et des contradictions de l'univers [soit] reportée jusqu'à l'abolition totale des conflits de classe» (p. 183). Bien davantage, nous sommes plutôt poussés vers l'unique événement qui mérite selon lui d'être vécu : «Chaque âme connaît son propre Gethsémani» (p. 131), drame infiniment supérieur à celui qui tourmente non seulement les ouvriers réduits à un esclavage brutal par la folie capitalistique mais, plus largement, l'homme moderne pouvant tout entier être considéré comme la monstrueuse réplique «de la claudication du vieux monde» (p. 136).
Toutefois, et c'est ce qui fait à mon sens la particularité quelque peu didactique de ce roman, Malcolm Lowry ne délaisse jamais totalement la critique d'un Progrès roulant à vide et écrasant tout sur son passage, sans doute parce que celui-ci plonge l'ensemble des hommes dans des tourments qui les éloignent, le plus souvent définitivement, de toute forme de recherche d'une vie intérieure. Il importe ainsi peu de savoir que le personnage principal, selon l'aveu même d'une femme qu'il a aimée, n'est qu'une «sorte de faux révolutionnaire», «le représentant d'une mode universitaire incongrue» (p. 210) durant laquelle nombre d'étudiants de Cambridge parurent cependant être fascinés par l'Union soviétique, à tel point que celle-ci put même faire germer des espions dans ce vivier, si l'on peut encore déplorer le fait que «le chaos que l'homme [s'est] infligé à lui-même par sa cupidité, sa duperie et la trahison de son droit naturel [se reflète] dans les épaves éparses filant à la dérive» (p. 244) ou si, après avoir pris de la hauteur en accompagnant un pilote que le personnage principal verra évoluer dans le ciel, on peut constater que la société de production dévore le monde comme une lèpre, et, c'est le point essentiel, jamais n'arrêtera de le dévorer : «Vint alors s'offrir à sa vue la plus grande densité de population du monde et un territoire si dynamique que son influence se faisait sentir aux quatre coins de la planète. Vu du ciel, il semblait faire partie d'un pays du futur au développement horizontal plutôt que vertical mais d'une grandeur vertigineuse, où l'on ne cessait d'importer et d'exporter tout ce qui était nécessaire aux habitants d'une nation insulaire; que ce soit sur l'eau, sur terre ou dans l'air, un flux incessant et frénétique passait d'un bout du monde à l'autre» (p. 328). Cet envahissement tentaculaire, rhizomique de la Marchandise ira même jusqu'à singer les apparences de la vie, toujours sous le regard de notre pilote d'avion, les «docks de Preston dont il s'approchait à présent» prenant ainsi, «vus du ciel selon certaines perspectives, la forme d'une tête et d'épaules d'homme au dessin anguleux» (p. 333).
Les toutes dernières pages du roman, consacrées à la rencontre entre le personnage principal et son modèle littéraire, ne subsistent qu'à l'état d'ébauches, pleines d'énigmes, comme celle-ci : «Trouvant refuge dans une librairie toute proche, il examine sans comprendre plusieurs livres d'Erikson et se demande si son futur n'y figure pas, écrit dans une langue qu'il ne comprend pas» (p. 411), la discussion entre les deux hommes, elle-même ambiguë puisqu'elle joue avec les identités, permettant peut-être de comprendre sous quel signe métaphysique le voyage de Sigbjørn doit être placé, comme l'illustre ce magnifique passage : «L'Arctique, les noirs ravins qui hantent l'esprit, le cap Horn, c'est ça la vie. Une fois qu'on l'a vaincue, que l'on estime qu'elle ne peut plus vous mettre à genoux, que l'esprit se réjouit des havres de richesse, que l'on est le plus heureux des hommes, ce que l'on prend pour le hasard vous punit d'avoir eu la vanité de croire que cette paix est votre œuvre et que vous y êtes parvenu sans aide», Lowry ajoutant cette percée kafkaïenne vers un ailleurs résolument inatteignable : «Pour quelle autre raison Adam et Ève furent-ils chassé du jardin d’Éden ?» (pp. 418-9).
C'est ainsi que nous pourrions le mieux décrire la parabole que nous content les romans de Malcolm Lowry : bien davantage qu'un échec comme source de parole, ainsi que je l'ai indiqué, la tentative, par avance condamnée à l'échec, de retrouver le paradis perdu, comme si le fait de se trouver au-dessus des fonds marins, pouvait offrir quelque mystérieuse «correspondance avec les sommets les plus hauts et les plus périlleux, mais aussi les profondeurs les plus insondables de la conscience humaine» (p. 403).

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(1) Jacques Darras, préfaçant un recueil de poèmes de Malcolm Lowry, évoque, à propos des œuvres de l'écrivain, cette métaphore significative : «Que des pages de papier, entre toutes vulnérables au feu, puissent porter en elles et sur elles un message de combustion nous paraît relever d'une équilibre proche de la sorcellerie», in Le phare appelle à lui la tempête et autres poèmes (Points, coll. Poésie, 2009), p. 9.
(2) Dans sa préface à notre édition, p. 10. Comme toujours, le texte n'a pas été expurgé de ses nombreuses coquilles.
(3) Idem, p. 13.
(4) Jacques Darras indique que l'édition du manuscrit, en langue anglaise, comporte «160 pages de notes référençant l'incroyable érudition du jeune romancier de vingt-cinq ans» (p. 19 de la préface). Les notes, pour cette édition française, sont une sélection de celles qui ont été établies dans l'édition originale de In Ballast to the White Sea : A scholarly edition (University of Ottawa Press, 2014).

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