La Zone est atopiaque, assurément (29/03/2005)

Crédits photographiques : Khaled Desouki (AFP/Getty Images.jpg).
«Je trouvai fée Carabosse besicles au nez, frileusement blottie dans un fauteuil boiteux et penchée sur un volumineux traité de démonologie. À ma vue, elle se leva d'un air empressé et me fit la révérence.»
Milosz, L'Amoureuse initiation, 1910.


Voici ce que l'on appelle une page de publicité gratuite pour l'excellent éditeur Jérôme Millon, faisant suite à mon éprouvante visite du Salon du Livre.

«Est atopique — ou atopiaque — un texte hors lieu, un texte sans abri autre que les rayons délaissés des bibliothèques d'anciennetés». C’est par cette phrase sibylline que l’éditeur grenoblois Jérôme Millon présente sa collection Atopia, dirigée par Claude-Louis Combet.
Jérôme Millon, Ad Solem et quelques autres, dont je n'hésite pas à parler toutes les fois que je le puis... Comme si, face aux mastodontes de l’édition, finissait par prendre forme puis se constituer un réseau secret qui est peut-être l’honneur véritable des lettres françaises, l’ultime carré de résistance qui ne se rendra que mort. Atopia est donc le nom étrange et évocateur d’une collection consacrée aux textes les plus bizarres de la tradition chrétienne, que seuls avaient parcouru jusqu’à présent quelques universitaires spécialistes d’auteurs forts peu connus du grand public, que nous pourrions ranger dans la catégorie inédite de la littérature spirituelle contestataire, voire hérétique. L’effort admirable qu’il a bien fallu déployer pour faire naître puis vivre Atopia n’a pas dû manquer de paraître disproportionné et comique, d’abord pour d’évidentes difficultés économiques, ensuite parce que toute entreprise, à plus forte raison si elle est éditoriale, qui ne se nourrit pas de la frénésie parisienne semble condamnée à devoir végéter au fin fond d’un de ces bourgs mélancoliques et immuables dont notre pays a encore le secret.
Je vois une seconde raison, plus profonde, qui à coup sûr s’est dressée devant cet éditeur comme un poteau criard, raison à vrai dire constitutive de la vie intellectuelle même de notre pays depuis plus de deux siècles. Car, à l’heure où la France est historiquement l’un des pays européens les plus déchristianisés, peut-être même celui qui le plus farouchement a voulu conserver l’héritage pervers de la Révolution (au mieux donc, une distance critique, patiemment entretenue par la majorité des professeurs de l’éducation nationale, envers l’histoire religieuse de notre pays, distance et pensée libre – à moins qu’il ne s’agisse, plus sûrement, de libre-pensée – qui feint d’ignorer que la France s’est construite sur et par une monarchie chrétienne, que la richesse de son histoire est d’abord catholique), vouloir offrir aux lecteurs une littérature qui n’évoque pas les misérables bibelots que prisent par-dessus tout nos écrivains-limaçons mais au contraire la plus haute spiritualité, c’est aller, semble-t-il, à la ruine, tout du moins à l’échec commercial et aussi, par les temps de flicage intellectuel qui sont les nôtres, au devant de l’accusation terrible d’être un réactionnaire, un de ces horribles passéistes s’intéressant aux vieilleries bigotes poursuivis par le Bernard Gui de l’inquisition moderne, le risible et nul Daniel Lindenberg, trois fois surmonté du bonnet souffré d’âne. Et pourtant, en dépit des difficultés que j’imagine, comme les niveaux de la bibliothèque de Borges, se multiplier à l’infini, Jérôme Millon n’a jamais cessé de proposer à ses lecteurs des textes étranges, situés effectivement en marge de la tradition officielle, qui, pour cette raison, méritent que nous les évoquions : toute réelle collection est d’abord une bizarrerie du goût, c’est-à-dire, peu ou prou, une façon de cultiver son indépendance aussi bien esthétique qu’intellectuelle à l’heure où la culture se prétend de masse plutôt que de poids ou de qualité.
J’ai parlé d’hérésie et pour cause, puisque Atopia n’a pas hésité à publier des manuels d’inquisition ou des travaux érudits sur la sorcellerie, voire des traités expliquant aux lecteurs quels sont les différents instruments de torture utilisés contre les martyrs chrétiens (Antonio Gallonio, Traité des instruments de martyre, 1591). Quelle belle ironie, quelle salutaire ironie dans ce geste courageux ! L’inquisition, ses rouages inhumains et son implacable logique procédurale en volume, alors que la majorité de nos hommes d’Église passent le plus clair de leur ministère à condamner les crimes qu’ils n’ont pas commis, à s’excuser benoîtement des dramatiques erreurs provoquées, jadis, par l’obscurantisme de leurs prédécesseurs qu’ils ne manquent jamais de vouer aux gémonies, entre deux collations servies en l’honneur de l’Universelle et Béatifique Repentance ! Oui, il y a fort à parier que mentionner certains des titres d’Atopia peut vous faire soupçonner, comme j’ai pu par exemple le constater dans certaine librairie catholique lyonnaise, de folie pure et simple, comme si j’avais proposé à tel charmant prêtre pour lequel l’imagination d’un Bernanos est déjà diabolique, de rentrer dans le lit où vomit et hurle la jeune fille possédée du film L’exorciste ! J’imagine combien un Des Esseintes se fût délecté, s’il avait dû souffrir de la muflerie de notre époque et de la trouille qui paralyse nos âmes, et d’abord les premières et les plus hautes, celles de nos prêtres, à jouer le rôle de l’esthète outré qui, pénétrant dans un de ces entrepôts presque exclusivement consacrés à de mielleuses bondieuseries sur le mariage ou le sens évangélique de la copulation, s’estomaquerait de ne point y trouver son in folio diabolique…
Un mot sur mon expérience par rapport à cette collection, qui sera tout autant la confession de ma dangereuse monomanie. J’ai découvert Atopia lorsque, au programme de Khâgne il y a quelques années, figurait La Sorcière de Michelet qui, dans sa féroce critique de la procédure inquisitoriale, s’en prenait au très célèbre Marteau des sorcières (Malleus Maleficarum, de nouveau réédité) de Sprenger et Institoris, miraculeusement exposé dans un des étals de la Fnac, justement dans cette collection au graphisme attirant quoique sobre. Depuis, nombre de titres ont été proposés qui se veulent des explorations inédites de territoires troubles, aux marges ou, mieux, aux marches de l’Église, comme les phénomènes de possession (parfois célèbres avec l’Autobiographie de sœur Jeanne des Anges), les récits d’exorcistes (avec l’ouvrage tout aussi connu de Jean-Joseph Surin, le Triomphe de l’amour sur les puissances de l’enfer qui n’est autre que la relation du cas de possession de Jeanne des Anges lors de l’affaire de Loudun), les textes classiques du romantisme allemand (La mystique divine, naturelle et diabolique de Görres), les études universitaires sur les phénomènes de sorcellerie (avec Les sorciers du carroi de Marlou sous la direction de Nicole Jacques-Chaquin, spécialiste de démonologie) ou enfin les traités consacrés aux vampires (Dissertation sur les revenants en corps de Dom Augustin Calmet) et autres monstres hantant nos imaginaires depuis des siècles. Je n’oublie certes pas les ouvrages traitant de mystique avec Angèle de Foligno, Madame Guyon ou encore Hildegarde de Bingen, ainsi que les nombreuses études publiées chez cet éditeur, consacrées à ce même sujet.
Le lecteur frileux jugera peut-être que lire et chérir de pareils ouvrages n’a strictement rien à voir avec une passion de collectionneur, ce bizarre engouement étant probablement la séquelle de quelque condamnable accointance avec les ténèbres : c’est d’abord, je l’ai dit, oublier un peu facilement quelle part secrète d’étrangeté, selon Walter Benjamin, façonne la manie du collectionneur et, ensuite et plus sérieusement, c’est penser que ces mêmes ouvrages ne nous sont d’aucune utilité, notre époque brillant d’une clarté intellectuelle qui, pense-t-on, saura durablement nous prémunir de tout danger démoniaque, c’est-à-dire de toute intrusion de la folie dans notre cabanon luxueusement ouaté de confort. C’est tout le contraire qui se réalise sous nos yeux et je ne crains pas d’affirmer que, à l’heure où notre rationalité malade ne cesse de produire de nouveaux monstres mille fois plus effrayants que les gnomes que peignait frénétiquement Goya devenu sourd, la lecture d’ouvrages traitant de démonologie ou de sorcellerie, comme le comprirent, malgré d’évidentes nuances, Michel Foucault ou, plus récemment, Michel de Certeau, peut être une réelle et dernière chance de saisir la platitude qui suit : c’est la Raison qui produit des cauchemars, elle seule et non pas son sommeil ou son absence. Ainsi, une véritable étude pourrait être menée consistant à répertorier la date de parution des multiples éditions d’un ouvrage tel que le Marteau des sorcières, ce classique de la littérature démonologique qui semble ne devoir jamais disparaître des réseaux souterrains de la mauvaise conscience occidentale. Il réapparaît comme un fantôme durant les périodes de crise ou de mutation de la société et exige que nous plongions dans les eaux troubles du miroir qu’il nous tend : de la même façon Gilles de Rais hanta les esprits de la fin du XIXe siècle, comme nous pouvons le voir dans Là-bas de Huysmans. Ce rapprochement a évidemment ses limites puisque jamais l’infernal Maréchal de France ne prétendit légitimer ses exactions par l’œuvre d’Aristote, comme le font, non sans une prétention souvent comique, un Sprenger ou un Institoris… L’édition critique du Formicarum de Nider, autre classique de cette littérature noire est annoncée, conçue par Nicole Jacques-Chaquin : gageons qu’elle apporte les mêmes garanties de sérieux universitaire que nous avions pu apprécier dans Les sorciers du carroi de Marlou, modèle de rigueur sans doute difficilement égalable dans la recomposition et l’interprétation d’un fait historique.
Je dois à cette collection un autre plaisir, la découverte marquante que fut la lecture des Paroles de Dieu de ce grand écrivain oublié qu’est Ernest Hello, ami de Léon Bloy, auquel l’une des sommités littéraires du Monde, Patrick Kéchichian, a consacré une étude larmoyante intitulée Les usages de l’éternité. Je me permets de signaler à nos pusillanimes éditeurs ce qui me semble être un véritable scandale d’ignorance crasse à l’égard d’une œuvre, celle d’Ernest Hello, qui enthousiasma Henri Michaux au point que ce dernier pût se reconnaître deux pères spirituels autant que littéraires : Lautréamont et l’auteur de L’Homme. Les Paroles de Dieu constituent donc une espèce de rareté puisque cet ouvrage est pratiquement le seul de Hello disponible dans le commerce, avec sa «transposition» enflammée du Livre des visions et instructions de Foligno, dont une nouvelle traduction, sans aucun doute plus scientifique que celle d'Hello, a d’ailleurs été proposée par Jérôme Millon.
Je ne puis donc qu’encourager mon lecteur à soutenir cet éditeur atypique sinon atopique, dont je n’ai pu vanter l’extraordinaire richesse et la diversité des ouvrages qu’il propose, notamment en philosophie avec plusieurs titres de Jan Patočka et, en sciences humaines, avec une collection présentant les connaissances paléontologiques les plus récentes sur les plus anciens peuplements de l’Europe. L’avenir d’Atopia ? Sans doute passera-t-il par l’essor de la dernière-née de la maison grenobloise, baptisée La petite collection Atopia, qui compte déjà plus d’une trentaine d’ouvrages et par un réel succès auprès du public, peut-être avec les récentes traductions des ouvrages les plus remarquables de Pétrarque, comme La vie solitaire.

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