Charles Péguy selon Jean-Noël Dumont : l'axe de détresse (17/04/2007)

Crédits photographiques Farshad Usyan (AFP / Getty Images).
«Quand, du haut de nos désillusions idéologiques, de notre sagesse crépusculaire ou de notre clairvoyance psychobiographique, nous croyons penser Péguy, qui sait si ce n'est pas, en réalité, sa colère qui nous pense, nous et notre monde, moderne ou post-moderne ?»
Alain Finkielkraut, Le mécontemporain.


medium_Nono.jpgSi Monique Gosselin-Noat a été mon piètre professeur pendant quelques mois, Jean-Noël Dumont l'a été, excellemment je dois le dire, pendant quatre longues années (de la classe de terminale jusqu'à ma seconde khâgne, externat Sainte-Marie) lorsque j'habitais encore Lyon.
Oublions l'anecdote pour établir un second point commun, sans doute plus pertinent, entre ces deux enseignants qui l'un comme l'autre ont publié un essai dans la collection intitulée Le bien commun (Michalon) évoquant deux grands figures des lettres françaises plus ou moins (plutôt plus que moins, hélas) tombées dans l'oubli. Cependant, si le petit ouvrage que Monique Gosselin-Noat a écrit sur Georges Bernanos n'est finalement pas très intéressant, en plus d'être écrit dans un non-style universitaire absolument épouvantable et de tenter, à tout prix, de faire de Bernanos une espèce de porte-parole sociétal (pour utiliser le sabir de Gosselin-Noat) né avant-hier, l'essai que Jean-Noël a consacré à Charles Péguy est d'une fort belle plume et d'une rigueur philosophique évidente bien que contestable.
Cette qualité d'écriture évidente, la problématique choisie par l'auteur (nous y reviendrons) et tenue de bout en bout de cet ouvrage ne doivent cependant point occulter quelques défauts. Le plus léger, sans doute, est celui consistant à insister, un peu trop lourdement à mon goût, sur le fait que l'homme qui devient père de famille est ispo facto le plus grand héros moderne, bien que dissimulé volontairement aux regards des badauds, persuadés qu'une vie de patachon aisé, pourvue qu'elle soit médiatisée, est la clé de la réussite sociale. Mon ironique remarque prend tout son poids lorsque l'on sait que Jean-Noël Dumont, lui-même père d'une famille pour le moins fort nombreuse, n'a cessé, durant ces années d'enseignement que j'évoquais, de nous marteler cette vérité quasiment révélée, sans doute parce que ce grand lecteur de Kierkegaard devait s'imaginer assez bien correspondre à l'humble modèle du chevalier de la foi, simple bourgeois pressé de rentrer chez lui, afin de s'attabler devant un ragoût de tête de veau amoureusement préparé par son épouse...
Plus grave en revanche me semble être le tour de force final par lequel Dumont biaise en quelque sorte la problématique de son ouvrage et en pervertit le sens. Il s'agit donc moins d'un essai tentant de conserver une certaine neutralité que d'un exercice de maïeutique. En effet, suppose notre auteur, les textes de Péguy ne peuvent être compris que si l'on admet, à leur origine et accompagnant leur maturation, la transformation d'une quête de justice en justification : «On peut dire que l’œuvre de Péguy commence en utopie, se prolonge en polémique et s’accomplit en poésie et même en prière. Porte-parole de la colère, Péguy n’est-il pas devenu porte-parole de la plainte, approfondissant ainsi l’exigence de justice ?» (p. 117). La justice est du côté du droit, de l'action politique visant l'établissement, utopique bien sûr, d'une cité harmonieuse qui serait authentiquement socialiste. La justice est même, de nos jours, du côté d'une représentation prétendument cathartique : «Sans doute peut-on dire que la transformation du théâtre en spectacle, ainsi que la désertion des sanctuaires, prive nos contemporains d’un lieu où la plainte puisse prendre forme. Forme de chant, forme de prière. Tout vient alors se presser dans le prétoire. Mais le juge ne peut être investi sans abus du rôle cathartique de l’acteur ni du rôle sacramentel du prêtre» (p. 119). La justification, elle, n'est plus d'ordre politique puisqu'elle appartient au domaine poétique de la contemplation. Avouons que notre auteur ne parvient guère à définir cette notion de justification, la noyant en fin de compte dans une dimension (un peu trop facilement) éminemment littéraire si peu compatible avec la rigueur de la démarche philosophique.
De plus, la contemplation, menée jusqu'à son degré de libération intérieure le plus extrême, aboutit à la vision de Dieu qui, c'est une banalité du discours mystique, se passe de toute médiation littéraire, fût-elle poétique.
La justification appartient donc à la fine pointe de l'âme du croyant, ce chrétien que Péguy n'a finalement jamais cessé d'être, y compris durant ses années anarchistes. La justification nous place en face du Créateur, nous faisant ainsi sortir, écrit Dumont, du «projet d'une organisation juste, d'une justice qui calcule et mesure», la «pitié seule» rendant désormais justice à l'incommensurable «qui est en chacun». Autant écrire que la justification seule est du côté de l'authentique croyant, non point la justice, dont le démon s'amusera à pervertir les bonnes intentions.
C'est supposer de fait, c'est même plutôt faire le pari qu'un peu plus de cent pages auront suffi à faire des lecteurs de cet essai des chrétiens, s'ils ne l'étaient point au moment d'ouvrir le livre.
Finalement, considérant la qualité de son essai, je ne puis en vouloir vraiment à Jean-Noël Dumont d'avoir tenté ce coup de force, en fin disciple de Socrate qu'il est, ayant bien retenu la leçon d'ironie du maître antique. Je lui en veux en revanche de s'être avancé aussi peu masqué car, plus discrètement posé, ce piège pour bécasse confite eût sans doute servi à attraper de plus gros gibiers.

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