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Monuments d'Arnauld Le Brusq

Crédits photographiques : Aris Messinis (AFP, Getty Images).
41hNE8UgRFL._SS500_.jpgÀ propos d’Arnauld Le Brusq, Monuments (L’Insulaire, 2006).8.1 Bouton Commandez 100-30Malgré quelques facilités (1), Monuments d’Arnaud Le Brusq est un magnifique ouvrage paru en 2006 aux éditions L’Insulaire et qui hélas, même si je n’ai pas pris la peine de vérifier ce point, n’a pas dû provoquer l’effervescence de beaucoup de plumes enthousiastes saluant une écriture savante, tout simplement belle, charriant mille références, n’hésitant point à opérer de surprenants rapprochements entre les œuvres d’art et les époques, rapprochements qui nous invitent à réellement voir ce que l’auteur dispose sous notre regard (monuments bien sûr, mais aussi tableaux, scènes de film et même mots tagués sur des murs et des vitres de train de banlieue) plutôt qu’ils ne brisent le long déroulement d’une prose qui se déroule en longues périodes. Voici un livre qui donne envie de lire d’autres livres et qui répond, à la question du médiatique Charles Dantzig si parfaitement étonnante qu’elle intéresse tous les sots journalistiques, que nous lisons parce que de beaux livres existent qui attendent d’être lus.Qu’est-ce qui caractérise une écriture digne de ce nom ou, pour le dire d’une autre façon, «à quels signes décèle-t-on la présence d’un écrivain parmi les autres hommes ?» C’est à cette question, qui est la première phrase de son essai sur Bernanos (Présence de Bernanos, Plon, coll. Présences, 1947, p. 3), que Luc Estang essaya de répondre, affirmant : «Je crois donc que la présence dont je m’inquiète commence quand, à une œuvre qui est quelque chose, se superpose quelqu’un qui en est le créateur» puis, concluant par : «Il y a désormais, dans le concert anonyme auquel participent même des célébrités, plus qu’un nom, une voix qui s’impose, irremplaçable». Une voix qui s’impose, irremplaçable : j’ai dû lire, comme vous je suppose, un bon million de fois ces mots, qui désormais ont été dilués dans la marmelade journalistique et étalées sur les miettes les plus minuscules. Qui, désormais, n’est pas une voix qui s’impose, irremplaçable ? Je ne sais rien, d’Arnauld Le Brusq, hormis quelques mots échangés au travers d'un de ces écrans qu’il ne semble pas franchement goûter. Je sais, aussi, surtout, après avoir lu son livre, qu’il est un écrivain. C’est aussi, ce qui caractérise une écriture, une tension bien sûr, qui peut s’exprimer de différentes façons et qui, dans le livre de Le Brusq, infuse le texte de motifs qui se répètent (comme celui de l’escalier, comme celui encore de Marlon Brando jouant Kurtz, comme celui des épithètes accolées à certains grands personnages, Malraux ou Mitterrand, comme celui, discret, du bleu du ciel) et qui cristallisent la volonté de l’auteur en même temps qu’ils constituent les nœuds gordiens de notre lecture : l’escalier par exemple unit deux univers dissemblables, crée un pont entre deux lieux qui sans lui demeureraient étrangers l’un à l’autre, rapproche deux époques innervées par de secrètes correspondances que cette construction devenue tellement banale que nous ne la voyons plus nous permet de parcourir plus facilement.Rien de moins hiératique en fait que ces monuments taillés avec une finesse de véritable artisan (je songe ainsi au très beau texte ouvrant le livre, intitulé Chez le comte Moïse de Camondo), œuvres fragiles, parfois éphémères en dépit même de leur apparente solidité, érigées par le génie des hommes préoccupés, depuis leur tout premier mort, par le mystère de leur éventuelle survie; «monument de pierre» dont l’unique but est pourtant de fendre le temps, «statue d’or» ou «mausolée duquel est attendu le sauvetage d’un nom, la survie d’une dynastie dans son orgueil à refuser la fragilité, l’éparpillement et l’effacement de sa chair» (p. 16); monuments inertes, de pierre ou de métal, qui paraissent pourtant s’animer d’une vie mystérieuse grâce à une magnifique écriture hantée par l’histoire de France (suivant ses moindres méandres, accompagnant la surrection des pierres votives); évident talent d’écriture qui, bien que tendu vers un seul but, paraît procéder par associations d’idées et de motifs, «car c’est ainsi, à travers des objets de pierre, de bronze, de bois et de restes humains accordés à des récits de grands ancêtres» (p. 158) que nous pouvons nous souvenir de qui nous sommes. On songe aux exemples prestigieux de Walter Benjamin faisant de Paris le centre vital et quasi mystique du monde déchiffrable mais aussi, pourquoi pas, de Roberto Calasso colligeant un à un les précieux signes par lesquels le sacré survit dans nos sociétés aplanies et de W. G. Sebald lorsqu’il se lance, humblement, sur la piste d’un de ces oubliés de l’Histoire dont il recompose la destinée obscure.Loin des apparences qui pourraient nous laisser croire que l’auteur s’est donné pour tâche de sonder la capacité muséale de l’Occident, les destructions qu’il a provoquées immédiatement reprises, sauvées par d’équivalentes constructions pressées de contenir les larves de la destruction (cf. pp. 184-5), tout, dans l’ouvrage de Le Brusq, est lettre, prestige de la littérature, en tout cas de l’écrit y compris (surtout ?) dans ses manifestations historiques, politiques et philosophiques, texte sans fin, «grand empilement des récits, car l’histoire de l’univers c’est la somme des histoires sur l’univers, la légende disséminée dans les livres au fond des bibliothèques» (p. 215), depuis un commencement au nom il faut bien le dire ridicule, Big Bang, jusqu’aux plus récentes aventures spatiales de l’homme (cf. pp. 203-222 du texte intitulé Jeu de piste aux étoiles), phylactère contenant les mots antiques que la plus fidèle remémoration ne doit pas priver d’une seule de leurs syllabes, lianes, branches de l’ADN, cordes des théories astrophysiques, flux d’informations enroulant leurs orbes autour des cous des hommes, parfois jusqu’à les étouffer, comme l’immense geste communiste l’a systématiquement illustré : «Et puis l’un finissant par écrire un livre, le livre, le Livre, Le Livre, LE LIVRE, la Bible de la classe ouvrière, Das Kapital : une fable qui déployait la révélation de la vérité au fil de milliers de pages enchaînant les sections, les chapitres, les sous-chapitres agencés comme des machines dans une chaîne de production au sein d’une gigantesque fabrique, une usine à produire la vérité au centre de laquelle se tenait ce monstre mécanique, cette force motrice qui se meut d’elle-même, une chaudière aux reflets cuivrés, dorés, alimentée au combustible d’une haine infinie par le récit des infinis tourments du prolétariat anglais consignés par les médecins enquêteurs, les corps de ces hommes, femmes et enfants jetés vivants dans la gueule du Moloch à l’image de la chute sans fin des damnés au fond des gouffres de flammes et de cendres dans les tableaux baroques» (p. 131).Baroque, l’écriture d’Arnauld Le Brusq l’est très bellement, s’élançant toujours, depuis un tronc unique sur lequel s’entent des branches controuvées, dans une multitude de directions qui offrent de singulières efflorescences, pour finalement revenir à l’origine, se ressaisir, comme autant de tiges figées par une baisse brutale de la température, se contracter autour du cœur de l’arbre, frémissant d’une nouvelle giclée de mots qui ne tarderont pas à se lancer dans l’espace, comme autant de minuscules capsules chargées de «messages pacifiques» à l’intention «d’hypothétiques lecteurs» (p. 222 et dernière). Baroque, cette écriture qui est toujours sur le point, tout en s’élançant, de retomber, non faute de puissance, ou d’élan mais plutôt pour puiser, du retour sur l’orbe déjà parcourue, une nouvelle force d’expansion. Dilatation et contraction, comme la respiration d’un immense corps tendu entre le passé et l’avenir, le présent de l’écriture, qui ne surgit jamais véritablement que dans la destruction (2), comme un ange le regard dirigé vers les ruines du passé, le vent le poussant vers l’avenir, écriture née de la ruine, ne pouvant naître que de la ruine (3) puisqu’elle «fige la légende en histoire, métamorphose la figurine sacrée en monument» (p. 179) et édifiant son propre édifice qui les rassemblera tous, s’amusant des jeux de retour, des impressions de déjà-vu, des déformations provoquées par le poids de certains événements sur la trame spatio-temporelle, de l’ironie de l’histoire avec un grand h : «Ils furent d’abord internés à Drancy, à la citée de la Muette désormais classée au patrimoine national de ce beau pays qui a nom France, la cité de la Muette qui sonne comme une promesse de silence définitif, ensemble de logements alternant barres et tours, les plus hautes alors construites en France, par les architectes Eugène Beaudouin et Marcel Lods de 1931 à 1937, chef-d’œuvre de préfabrication rationaliste qui devait apporter l’air, la lumière et la santé au peuple et qui montra, devenue gare de triage vers les camps de la mort, comment le masque riant de l’utopie moderniste pouvait aisément se retourner sur le visage d’un ogre insatiable» (pp. 24-5).Notes(1) Ainsi de la répétition de cet «écran qui distribue les images à domicile comme l’eau et l’électricité» (p. 74). Ainsi encore de l’usage, certes restreint fort heureusement, d’un tutoiement qui brise le rythme, ample et qui n’a nul besoin d’être interrompu par un quelconque regard de badaud interpellé, de certains passages du texte. Quelques autres motifs inlassablement répétés (le philosophe aux moustaches en forme de oui pour Nietzsche) qui accentuent l’impression d’un texte naissant de sa propre incantation, comme il en est dans les romans de Claude Simon, d’ailleurs cité par Le Brusq (p. 158).(2) «Comme l’a rappelé le toujours récent effondrement des tours jumelles du World Trade Center de New York sur la cohorte de quelques milliers de corps vivants précipités au centre du néant, l’irruption du présent par où se construisent l’avant et l’après surgit souvent dans la fumée et la poussière qui s’élèvent en volutes, légères, suspendues, aux infinies nuances de blanc, de gris et de noir» (p. 47).(3) «Plus tard, les ménades surviennent, Orphée pleure sur un rocher de carton-pâte, elles mettent en fuite les paysans occupés à creuser leur premier sillon, dispersent l’araire, la herse et les sarcloirs, tranchent à coup de houe la tête des bœufs puis dépècent Orphée lui-même. Pourquoi ? Parce qu’au cœur des ténèbres, tels ces trois vers sortis de la bouche du colonel fou à la fin d’Apocalypse Now, alors qu’il passe sa main de géant sur son crâne ocre de géant sous un portique de péplum, au milieu du sang, des cris, des larmes, la lyre, la lyre, toujours la lyre émerge et apparaît radieuse» (p. 33).

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06/11/2010 | Lien permanent

Une carte postale de Lisbonne, par Arnauld Le Brusq

Photographie (détail) de Juan Asensio.
IMG_9657.JPGTranquillisez-vous, il n’en a plus pour bien longtemps votre vieux langage, votre vieux ramage, enfin débarrassés du verbe vous laisserez derrière vous, dans un mince sillage, votre vieille peau d’homme, votre pelure, pour que droit devant, lumineux, sans tambour ni trompette, le clair avenir vous tende ses bras de cristal dans un silence de glace. Écoutez : «Reviens, reviens Désiré, Sébastien, vieux roi ou empereur, tous les Arthur, les cachés, les enfouis sous les Kyfferberg, reviens, il y a toujours une mer à l’ouest, un océan ourlé de blanc, longeant les rivages évanouis, avec une île fortunée à découvrir fichée dedans, car si le vent souffle et t’emporte, comment ne pas partir, fût-ce pour l’outre-monde ? Poussés par la voix et par la croix, à bord régnait le génie du rangement, une place pour chaque chose, chaque chose à sa place, alors que de ce côté-ci on ne comptait encore que deux ou trois continents. Le 18 décembre 1961, l’aviso Alfonso de Albuquerque tente de défendre ce qui reste de Goa. Le 25 juin de l’autre année naît le Frelimo, etc. etc. Les bateaux en ruines étendent leurs carcasses entre vase et ciel, ce ciel qui a résisté au tremblement de la terre, ce ciel désormais sillonné par les 707, les 747 qui avancent lentement, dans un bruit de phasing, comme autrefois les caravelles aux gréements en toiles d’araignées, leurs voiles frappées du signe sanglant, que le Tage crachait comme des nouveaux-nés hors de leur matrice ou des noyaux d’olive dans le caniveau. De nom en nom, tellement considérables qu’ils ne sont plus constitués de simples lettres mais d’anneaux de feu, Diogo Cão, Bartolomeu Dias, Pedro Álvares Cabral, Francisco de Almeida, Vasco da Gama, Fernão Mendes Pinto, etc. etc., venant frapper du ressac de leur gloire, le grand Luís Vaz de Camões te faisant de l’œil, ou bien Fernando António Nogueira Pessoa derrière ses lunettes, parviendrai-je moi aussi à pondre un mégalo-poème aux ailes d’or, avec un glaive cruciforme planté dans l’azur ? Le temps assurément est une lèpre qui te ronge le nez, l’heure a bien sonné, il va falloir en finir une bonne fois, s’engloutir dans le bleu outremer, s’enfoncer vers l’Atlantide dans un doux délire compensatoire au pied du Christ Roi et de la Banque du Saint-Esprit. Comment va la splendeur du Portugal, ce matin ? Tu peux toujours attendre, ce qui une fois s’est accompli ne s’accomplira pas deux fois. Le fruit des entrailles des sardines aussi est béni. Malgré tous tes efforts pour unifier la boule, ton visage pâli ne reviendra pas dans le brouillard. Les anges cependant continuent de virevolter autour de la sphère armillaire. Je me demande quand les fous du fado de l’Alfama troqueront enfin le principe espérance contre le Carpe Diem».

Ce texte a été publié sur le site d'Arnauld Le Brusq, Terre gaste.

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21/10/2014 | Lien permanent

Confettis d'empire, motif 6, d'Arnauld Le Brusq

Crédits photographiques : NASA, ESA, F. Paresce, R. O'Connell et the Wide Field Camera 3 Science Oversight Committee.
Voici le magnifique sixième motif des Confettis d'empire qu'Arnauld Le Brusq, auteur d'un beau livre, a le mérite et le courage de publier sur son site, Terre Gaste.J'avais déjà publié son premier motif, ici.

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03/03/2012 | Lien permanent

Confettis d’empire, motif 1, d’Arnauld Le Brusq

Crédits photographiques : NASA/ESA/S. Beckwith - STScI, and The HUDF Team).
Sur Monuments d'Arnauld Le Brusq.Voici, précédé d’un texte qui présente sa belle entreprise, le premier des magnifiques confettis d’empire, intitulé La dernière bataille, qu’Arnauld Le Brusq, faute d’éditeur, s’est résolu à publier sur son site, Terre Gaste. La suite de ces confettis doit être lue là-bas, puisque nous en sommes, déjà, au troisième, Le royaume perdu d'Abomey.

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Alors que la mémoire, entendue comme réserve d'images et de fictions, se trouve habituellement conçue comme première par rapport à l'histoire, comprise comme discours scientifiquement élaboré, Paul Ricœur émet dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, la curieuse hypothèse d'une mémoire d'après l'histoire : «La connaissance historique n'en a peut-être jamais fini avec ces visions du temps historique, lorsqu'elle parle de temps cyclique ou linéaire, de temps stationnaire, de déclin ou de progrès. Ne serait-ce pas alors la tâche d’une mémoire instruite par l’histoire de préserver la trace de cette histoire spéculative multiséculaire et de l’intégrer à son univers symbolique ? Ce serait peut-être la plus haute destination de la mémoire, non plus avant, mais après l’histoire» (1). À travers cette simple remarque qu'il ne poursuit pas plus avant, Ricœur ouvre une vaste perspective et peut-être un gouffre sous nos pas. En renversant l'antériorité de la mémoire sur l'histoire, il indique la fin de cette histoire, au moins comme discipline scientifique et inaugure un régime narratif inédit, c'est-à-dire un changement d'être au monde. Ce n'est pas une restauration de la mémoire que Ricœur laisse entrevoir, celle des mythes et légendes portés par l'imagination et l'oralité, mais bien l'avènement d'une nouvelle mémoire ayant digéré le texte de l'histoire. Comment ne pas projeter sur ce bouleversement l'éclosion de la mémoire sans profondeur et protéiforme à laquelle nous assistons sur les réseaux électroniques globalisés ?Ainsi aurait vécu la forme nationale du discours historique enté sur la diffusion impériale de la langue, celle qu'analysait Michel de Certeau dans L'Écriture de l'histoire qui s'ouvrait sur une allégorie de la découverte de l'Amérique, l'auteur pointant dans la rencontre coloniale l'impulsion initiale du régime moderne d'historicité : «Amerigo Vespucci le Découvreur arrive de la mer. Debout, vêtu, cuirassé, croisé, il porte les armes européennes du sens et il a derrière lui les vaisseaux qui rapporteront vers l'Occident les trésors d'un paradis. En face, l'Indienne Amérique, femme étendue, nue, présence innommée de la différence, corps qui s'éveille dans un espace de végétations et d'animaux exotiques. Scène inaugurale. Après un moment de stupeur sur ce seuil marqué d'une colonnade d'arbres, le conquérant va écrire le corps de l'autre et y tracer sa propre histoire. Il va en faire le corps historié – le blason – de ses travaux et de ses fantasmes. Ce sera l'Amérique «latine». Cette image érotique et guerrière a valeur quasi-mythique. Elle représente le commencement d'un nouveau fonctionnement occidental de l'écriture» (2).Histoire et colonisation ont donc partie liée. À suivre de Certeau, l'entreprise coloniale s'interprète même comme la mise en histoire du monde. Si l'on considère que le projet sous-jacent à cet ordre colonial visait à homogénéiser les modes de vie dans leurs dimensions économique par la mise en marchandise des choses et parfois des gens, politique par l'organisation d'un système représentatif dans le cadre de l'État-nation, culturel par le déploiement de l'humanisme, de ses savoirs et de ses pratiques, alors il faut bien constater que ce procès de civilisation s'est accompli, contre la volonté même des métropoles, au moment des indépendances et au-delà. L'ensemble des peuples cohabitant sur la planète en ont été affectés dans leur identité. Pour les métropoles, la «perte des colonies» a occasionné un changement radical de conception de soi. Pour reprendre l'idée de Benedict Anderson suivant laquelle la projection sur la carte est constitutive de la reconnaissance nationale, pour la France la rupture s'est traduite par le passage brutal de l'étendue des fameuses taches roses sur les cinq continents au repli sur l'hexagone (3). Cette rupture n'a pas engagé le seul être collectif. Chaque individu ressortissant de la nation a dû l'éprouver et l'éprouve encore, malgré les tentatives de redéploiements ultérieurs sur l'imaginaire européen ou les collectifs transnationaux contemporains. Cette projection de soi sur l'espace et vis-à-vis des autres doit s'entendre au sens le plus corporel. Entre autres témoignages de cette rupture, le plus souvent tue, Jean Genet rappelait simplement : «Quand j'avais quinze ans il y avait une culture diffuse à travers toute la France, peut-être à travers toute l'Europe. Nous savions que nous étions, nous, Français, les maîtres du monde, pas seulement du monde matériel mais de la culture aussi» (4). Autrefois consubstantielle à la vie nationale, au point que sa remise en cause a toujours été le fait d'infimes minorités, la domination coloniale s'est effondrée brutalement dans une volonté d'oubli immédiat (5). Les générations ayant grandi au cours des années soixante et soixante-dix auront vécu ces temps alors tout juste révolus comme une réalité anachronique, exotique et interdite. Temps du deuil dira-t-on, aujourd'hui levé. Il pourrait être entrepris pour le passé colonial un travail d'analyse mémoriel analogue à celui que Henry Rousso avait naguère effectué pour la période de Vichy, étant bien entendu que les deux phénomènes ne sont pas assimilables au fond, ne serait-ce que par la longue durée du premier et la brièveté du second (6). La mémoire coloniale française a aussi connu ses écrans : les vibrantes évocations des héros ayant résisté sous la torture nazie prononcées lors du transfert au Panthéon de Jean Moulin par André Malraux, en 1964, ne résonnent-elles pas du silence sur d'autres tortures alors récemment perpétrées pour tenter de garder la mainmise politique en Indochine, en Afrique noire et au Maghreb ? Elle a aussi connu ses refoulements avec, entre autres symptômes, l'emprisonnement suivi de l'amnistie des cadres de l’OAS, l'épuration de la fonction publique et de la police, la relégation des harkis. Elle a aussi connu ses retours du refoulé avec la prise d'otages d'Ouvéa en 1988 ou la récurrence des révélations sur la torture dont les dernières datent des années 2000 (7). Il se pourrait qu'elle connaisse aussi ses hantises à travers la promulgation des lois dites mémorielles, celle du 21 mai 2001 «tendant à la reconnaissance, par la France, de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité», celle du 23 février 2005 «portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés» qui a tenté d'affirmer le «rôle positif» de la colonisation, à travers aussi des mouvements se réclamant des «indigènes de la République» ou la réactivation de la loi sur l'état d'urgence de 1955 pour faire face aux émeutes à la fin de l'année 2005. Quoi qu'il en soit, à la différence du «passé qui ne passe pas» la mémoire coloniale se présente plutôt comme «un passé qui passe à côté». Cela tient vraisemblablement à la nature de l'histoire coloniale, certes annexée au récit national mais tenu en marge, dans un mince rayon spécialisé, comme si le statut juridico-politique des territoires concernés et de ses habitants d'autrefois se perpétuait aujourd'hui dans la mémoire, comme si l'histoire coloniale ne parvenait pas à intégrer l'histoire nationale et qu'au fond le régime de séparation entre «ici» et «là-bas», «eux» et «nous», se prolongeait dans ses représentations rétrospectives.Si l'histoire est avant tout un type de discours hégémonique, comment tenter de construire un texte sur les choses passées qui échappe à la fatalité du pouvoir ? Appliquée aux sujets de la colonisation, en tant que discipline critique l'histoire se trouve fatalement prise dans les hiérarchies de l'évaluation et du point de vue focal des «lieux de la culture» (8). De sorte que le risque n'est jamais éteint de voir s'enkyster dans ses productions le résidu de refoulé que signalait Jean Baudrillard dans L'Échange symbolique et la mort à propos de la connaissance psychanalytique qu'il opposait au langage poétique : «L’objet-fétiche n’est pas poétique, précisément parce qu’il est opaque, bien plus saturé de valeur que n’importe quel autre, parce que le signifiant ne s’y défait pas, au contraire il est fixé, cristallisé par une valeur à jamais enfouie, à jamais hallucinée comme réalité perdue. Plus moyen de débloquer ce système, à jamais figé dans l’obsession du sens, dans l’accomplissement de désir pervers qui vient remplir de sens la forme vide de l’objet. Dans le poétique (le symbolique) le signifiant se défait absolument – alors que dans le psychanalytique, il ne fait que bouger sous l’effet des processus primaires, […] dans le poétique il diffracte et irradie dans le procès anagrammatique, il ne tombe plus sous le coup de la loi qui l’érige, ni sous le coup du refoulé qui le lie, il n’a plus rien à désigner, même plus l’ambivalence d’un signifié refoulé. Il n’est plus que dissémination, absolution de la valeur – et ceci est vécu sans l’ombre d’une angoisse, dans la jouissance totale.» Sur cet axe psychanalytique, de Certeau fait écho à Baudrillard au sujet du «tri» des matériaux primaires auxquels ressortit le «fétiche» documentaire : «[...] ce que cette nouvelle compréhension du passé tient pour non pertinent – déchet créé par la sélection du matériau, reste négligé par une explication – revient malgré tout sur les bords du discours ou dans ses failles : des «résistances», des «survivances» ou des retards troublent discrètement la belle ordonnance d'un «progrès» ou d'un système d'interprétation. Ce sont des lapsus dans la syntaxe construite par la loi d'un lieu. Il y figurent le retour d'un refoulé, c'est-à-dire de ce qui, à un moment donné, est devenu impensable pour qu'une identité nouvelle devienne pensable» (10). Car ce qui est en jeu à travers l'écriture d'une histoire des temps coloniaux, ou mieux, d'une mémoire des temps coloniaux informée de son histoire, c'est l'accueil d'un nouvel être au monde, la reconfiguration d'une identité collective et individuelle ou bien d'une identité ni collective ni individuelle, insoupçonnée, à venir. Ici il faut en revenir à Ricœur proposant incidemment l'émergence d'un récit de mémoire qui engloberait le discours historique, dépassement de ce dernier dans l'emprunt à des formes préexistantes, celles des légendes, des mythes et de la fable : des fictions. Mnemosyne mère de Clio. La recherche d'un récit qui réinvestisse la dimension de l'oralité, apanage de la mémoire, contre l'écriture, propre de l'histoire. C'est en cela que prend sens l'appel au poétique lancé par Baudrillard dans sa nostalgie de l'«échange symbolique». Un pari sur la capacité du langage à pulvériser la valeur, le pouvoir et la représentation que faisait déjà Michel Foucault pour qui littérature avait vertu de maintenir la continuité entre les «choses» et les «mots»ayant prévalu jusqu'aux «grandes découvertes» : «On peut dire en un sens que la «littérature», telle qu’elle s’est constituée et s’est désignée au seuil de l’âge moderne, manifeste la réapparition, là où on ne l’attendait pas, de l’être vif du langage». (11). Un pari sur la force d'empreinte de la littérature pour habiter le temps des Confettis d'empire, dans le magnifique devenir du participe présent.Notes(1) Paul Ricœur, La Mémoire, l'histoire, l'oubli (Le Seuil, 2000), p. 201.(2) Michel de Certeau, L'Écriture de l'histoire (Gallimard, 1975, coll. Folio), p. 10.(3) Benedict Anderson, Imagined Communities (Londres, Verso, 1983, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, La Découverte, 2002, coll. La Découverte/Poche), pp. 174 à 181; sur l'émergence de la figure de l'hexagone comme représentation de l'espace national, voir l'article d'Eugen Weber, L'Hexagone, in Les Lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, deuxième partie, La Nation, vol. II (Gallimard, 1986), pp. 96 -116.(4) Jean Genet, Entretien avec Madeleine Gobeil, in L'Ennemi déclaré (Gallimard, 1991), p. 20.(5) Benjamin Stora en retrace les processus à propos de la guerre d'Algérie dans La Gangrène et l'oubli (La Découverte, 1991).(6) Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy 1944-198... (Le Seuil, 1987); avec Éric Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas (Fayard, 1994); voir aussi Paul Ricœur, op. cit., pp. 581-584.(7) Parmi les ouvrages parus sur le sujet durant cette période, la thèse de Raphaëlle Branche fait figure de référence : La Torture et l’armée pendant la guerre d'Algérie, 1954-1962 (Gallimard, 2001).(8) Voir Michel de Certeau, op. cit., partie intitulée Un lieu social, pp. 79-95; pour une interprétation post-coloniale, Homi K. Bhabha, The Location of Culture (Londres, Routlege, 1994, traduit en français par Françoise Bouillot, Payot, 2007).(9) Jean Baudrillard, L'Échange symbolique et la mort (Gallimard, 1976), pp. 327 et 328.(10) Michel de Certeau, op. cit., p. 17.(11) Michel Foucault, Les Mots et les choses (Gallimard, 1966), p. 58.

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Cinquante ans plus tard, dans l’ouest de la ville-capitale, un soir de printemps, quelques-uns s’étaient rassemblés après leurs occupations du jour, à la rencontre d’un morceau de mémoire, dans l’attente d’en saisir une parcelle, rassemblés dans le même souvenir, venus partager à l’occasion d’une conférence de quartier, quoi ? une page. Quelques images. Les rangs de l’auditoire s’étaient resserrés. Les chaises de la mairie d’arrondissement manquèrent rapidement. Beaucoup se tenaient debout aux portes de la salle, et au-delà dans le couloir. Dans le brouhaha propre aux foules qui attendent l’orateur, la chaleur animale de cette assemblée réunie dans cette salle trop petite, rendue patiente par la ferveur commune. Enfin arriva par le fond celle qu’ils attendaient, une femme déjà âgée, aux cheveux blancs, l’œil bleu et vif, le visage pâle aux pommettes rehaussées de rose, qui se fraya avec énergie mais sans précipitation un chemin au milieu de la petite foule, laquelle s’écarta sur son passage avec respect et curiosité, jusqu’à la tribune encadrée des traditionnels rideaux de velours rouge. Après l’apaisement des éclats de voix, un silence, la femme entama son récit.D’abord souriante, commençant d’un ton alerte, presqu'enjoué, débutant par la description d’un paysage, une plaine enfoncée loin dans les terres de ce pays des antipodes dont les deux syllabes, à l’époque où se situait le récit, commençaient seulement à être prononcées mais devaient longtemps et quotidiennement résonner tout autour de la planète dans un mélange d’exaltation et d’effroi sur les transistors et les télés alors en noir et blanc. La femme prenant appui sur les premiers mots qui sortaient de sa bouche rose aux lèvres fines, d’abord par petits paquets, légèrement hésitants mais presqu’avec entrain, d’une voix douce et légèrement flûtée, dressant devant l’auditoire les collines chargées d’une dense végétation vert sombre et mate, étagées autour de la vallée parsemée de rizières qui alternaient au fil des saisons le gris boueux de leurs labours, le vert vif des jeunes pousses et le jaune paille des moissons, d’abord plaine paisible ponctuée de villages abrités derrière leur proverbiale haie de bambou contre laquelle venait buter la loi du souverain, une vallée sillonnée d’une rivière maigre et serpentine sous le gris du ciel souvent chargé de nuages; la voix et les mots de la femme prenant maintenant eux-mêmes la teinte verte et mate qu’ils déversaient sur le paysage, couleur kaki, pour faire surgir du fond du ciel un lourd vrombissement d’avion au-dessus d’un paysan au chapeau conique qui redressait la tête et distinguait nettement le ventre de l’avion, les hélices et même le piquetage des rivets du fuselage, tout comme ce paysan d’Hésiode voyait passer au-dessus de lui dans le ciel de Béotie le char de Mars dont il détaillait les roues cerclées de métal scintillant, l’essieu brillant dans les rayons du soleil, la croupe pommelée des chevaux attelés, leurs ventres arrondis et leurs naseaux écumeux sur fond de nuages blancs, le surgissement d’un, puis deux, puis trois avions Dakota qui changea ce paysage paisible, presqu’idyllique, appesanti cependant d’une menace de drame, en théâtre des opérations, les lourds cargos de l’air au nom de tribu indienne quasi exterminée lâchant des grappes d’hommes tels des graines portées par le vent, d’abord points noirs chutant quelques instants à grande vitesse, puis suspendus à une petite torche, une jeune fleur de liseron encore entortillée dans ses vrilles, se déployant avec un claquement imperceptible en une corolle blanche, diaphane, soyeuse et irisée dans le soleil qui perçait les nuages, une puis deux puis trois coupoles éclatant sur fond de ciel au-dessus du paysan à la face cuivrée, aux yeux bridés, la pluie d’hommes suspendus à leurs ombrelles débutant à cet instant t et ne devant plus cesser jusqu’à la fin, une pluie incessante de voiles dansant un moment dans le ciel, telles ces mouettes légères que le narrateur observait au-dessus de la plage de Balbec dans sa Recherche du temps perdu, les pépins glissant avec une infinie lenteur vers le sol, jusqu’à l’impact parmi les buissons d'ombellifères à fleurs blanches et bleues, comme si la terre les absorbait au fur et à mesure pour ne plus les rendre, une semence inutile, perdue, que la femme relevait de l’au-delà, un à un, toute une armée fantôme jaillie du sol à la manière de cette armée de terre cuite vieille de vingt-deux siècles que les archéologues chinois faisaient surgir de la plaine de Xian, les hommes tombés du ciel aux alentours du village dont le nom traduit dans la langue alors aux trois couleurs, donnait quelque chose comme Chef-lieu de l’administration frontalière, les hommes ramassant leur parachute et se précipitant vers leurs points de ralliement baptisés dès ce premier jour de prénoms féminins, Natacha au nord, Simone au sud et Octavie à l’ouest, ces prénoms féminins soufflés dans l’air et tapés à la machine sur les ordres de mission, depuis longtemps transformés en pièces d’archive, enfermés à deux pas du chêne du roi saint Louis, au château de Vincennes, ces prénoms féminins désignant alors les DZ, les dropping zones de ce jour-là, en avant-courriers d’autres prénoms féminins appelés à désigner les collines environnantes, massifs noyés sous la végétation bleu-vert, collines alor

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05/12/2011 | Lien permanent

Excellences et nullités, une année de lecture : 2010

Crédits photographiques : Mats Almlöf.
Les liens ci-dessous concernent des livres lus ou relus cette année, qu'il s'agisse de nouveautés (le plus souvent reçues en service de presse) ou pas.ExcellencesPutain de mort de Michael Herr (Albin Michel). Vies de Richard Savage et de Samuel Johnson (Gallimard).Seconde Odyssée. Ulysse de Tennyson à Borges d'Évanghélia Stead (Jérôme Millon).Histoire secrète du Costaguana de Juan Gabriel Vásquez (Seuil).En attendant les barbares de J. M. Coetzee (Seuil, coll. Points).Entre ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson (Gallimard). Notes du Wadi Rum de Gabriel Levin (Le Bruit du Temps).Le Peuple blanc d'Arthur Machen (Bibliothèque Marabout, coll. Fantastique).L'Homme du néant de Max Picard (La Baconnière).Les trois imposteurs d'Arthur Machen (Terres de brume, coll. Terres fantastiques).L'Imposture de Georges Bernanos (Le Castor Astral).Les Fous du roi de Robert Penn Warren (Le Livre de poche).Les rendez-vous de la clairière de Robert Penn Warren (Actes Sud, coll. Babel).Sous le volcan de Malcolm Lowry (Grasset).Histoire d'une intelligence. Journal 1910-1911 de Stanislas Brzozowski (Le Bruit du Temps).Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski (Actes Sud, coll. Babel).L'âme charnelle. Journal 1953-1978 de Guy Dupré (Bartillat).Monuments d'Arnauld Le Brusq (L'Insulaire).Croquis étrusques de D. H. Lawrence (Le Bruit du Temps). La Mort du fer de S. S. Held (Arthème Fayard). De si jolis chevaux de Cormac McCarthy (Points/Seuil). Un endroit où aller de Robert Penn Warren (Actes Sud, coll. Babel). La révolte des masses de José Ortega y Gasset (Les Belles Lettres). Le grand passage de Cormac McCarthy (Points/Seuil).NullitésLes taiseux de Jean-Louis Ezine (Gallimard).Brève attaque du vif de François Meyronnis (Gallimard).Un écrivant face à l'Histoire : Laurent Binet avec HHhH (Grasset).Renaud Camus, une stance pour du vent (Une chance pour le temps. Journal 2007) (Fayard).Dossier Paul Gadenne (revue Europe).Je serai alors au soleil et à l'ombre de Christian Kracht (Jacqueline Chambon).Massacre pour une bagatelle d'Émile Brami (L'Éditeur).Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants de Mathias Enard (Actes Sud).Béatrice et Virgile de Yann Martel : belle parabole sur le Mal ou fumisterie littéraire ? (Flammarion).Portrait de Gabriel Matzneff en mirliflor rasant (Les Émiles de Gab la Rafale) (Léo Scheer).L'avenir de la littérature de Frédéric Badré (Gallimard). Macbeth et le Mal de Stéphane Patrice (Descartes & Cie).CosmoZ de Christophe Claro : qui croit encore au Père Noël post-moderne ? (Actes Sud).
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La bataille d'Occident et Congo d'Éric Vuillard

Crédits photographiques : Jim Urquhart (Reuters).
4141072359.jpgPrélude à Conquistadors.





2491819602.jpgConquistadors.






9782330002442.jpgÀ propos de Éric Vuillard, La bataille d'Occident (Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).

De quelle vision cauchemardesque sortent les longues phrases, si pressées, comme l'ange de Paul Klee selon Walter Benjamin, de se détourner des massacres encore fumants pour aller vers un avenir dont nous ne savons rien si ce n'est, de toute évidence, qu'il est encore plus noir que notre présent et notre passé occidental de ruines et de violences ?
Ces phrases viennent d'une source secrète, pourrie, comme l'ivoire qui rendra fou l'Occident provient lui-même d'une source contaminée, du repaire où se niche un homme qui pense être devenu, aux yeux des sauvages qui l'entourent, une déité infernale et surtout, l'accomplissement salvateur de l'Europe, son essence lumineuse en terre de ténèbres.
Mais cette source secrète à laquelle le texte de Vuillard s'abreuve est en fin de compte bien plus banale que l'histoire emblématique où Joseph Conrad a puisé l'eau croupie qui a rendu malade, et a finalement tué, son pathétique Kurtz.
Les phrases dans lesquelles Éric Vuillard tente d'encercler, comme le firent les armées allemandes désireuses d'anéantir les françaises, le recoin puant d'où suinte le Mal n'est qu'une photographie, une banale photographie de petite fille qui ne va pas tarder à mourir et qui, à cause de cette terrifiante et banale photographie (Hannah Arendt n'avait pas encore, à cette époque-là, écrit son fameux ouvrage) expliquant les raisons de sa mort, va devenir un symbole de milliers d'autres enfants broyés par la folie des hommes : Lizzi Van Zyl, victime ordinaire, banale, souriante nous dit Vuillard, de la folie tout aussi ordinaire et banale de l'extermination, qu'elle soit discrète, banale, localisée, voilée ou qu'elle s'étende sur des pays entiers et déploie ses cheminées puantes sous le lait noir de l'aube.
C'est bien la Grande Guerre qu'Éric Vuillard évoque mais celle-ci ne lui semble être que la consécration infernale d'une histoire qui est devenue folle ou plutôt d'une Machine qui, Günther Anders l'illustrera remarquablement, s'est emballée et, ne pouvant plus s'arrêter, est contrainte de s'alimenter elle-même : «Mais les millions de morts de cette guerre terrible, le fait qu'ils s'accompagnent de tout un cortège de déportations, de travaux forcés laissent entrevoir entre tout ça une sorte de petit chemin, comme si une même machine humaine s'était mise en route, ayant peut-être pris le relais d'autres machines humaines à faire mourir, à enfermer, à faire souffrir, à exploiter, et avait prolongé, aggravé et converti en une forme nouvelle une identique puissance d'écrasement» (p. 149).
Cette force de ruine que Vuillard nomme «puissance d'écrasement», «entité abstraite et féroce» ou encore «gueule qui dévore» (p. 150), semble avoir attendu son heure pour se déployer dans son infernale rapacité et bondir sur tout ce qui est vivant et même ce qui ne l'est pas, puisqu'il s'agit de conquérir le royaume des machines devenues elles-mêmes esclaves : «C'était un monde d'une antériorité fière, mais qui se finançait à la lèpre des murs» (p. 14), comme si la société occidentale, de tout temps, portait en elle le germe de sa destruction puisque, en effet, la «guerre se détache presque totalement de l'ordre ancien» (p. 17) à seule fin, dirait-on, de le détruire avec la plus redoutable efficacité, l'irruption de la guerre moderne étant banalisée, aux quatre coins du monde, par la diffusion massive des nouvelles, les machines transmettant des ordres à d'autres machines, et ces ordres commandant de détruire d'autres machines et les hommes qui, pour quelque temps encore, les commandent : «Et ces miettes brisées que les satellites ont rendues à rien, comme la diérèse fut mouchée par la prose, roulent dans des milliers de fils jusqu'à des milliers de bureaux où elles se glissent dans des milliers d'oreilles, par la cogne jusqu'au tympan, qui vibre et cogne le marteau qui cogne l'enclume qui cogne l'étrier» (p. 69), l'extraordinaire accroissement des moyens et de la vélocité des communications achevant en somme cette «interminable pile de papiers [qui] tombe sur le nez du Kaiser» (p. 77).
Les vieux mots sont oubliés, l'âme peut-être encore, dont personne «ne connaît vraiment» le «calendrier» et «qu'aucun faisceau de causes, qu'aucune explication, si convaincante soit-elle, n'épuise» (p. 18), le pain et le vin sans doute aussi, ce pain que Vuillard retrouve dans une image surprenante et horrible : «C'est en ce jour qu'est née l'idée folle, l'espérance au bout d'une pique, manière d'éponger les pays avec de la chair comme avec le pain» (pp. 90-1), la femme aussi, même si, selon l'auteur, la nouvelle condition de cette dernière, contrainte de travailler à l'usine de guerre, l'a affinée (cf. p. 112), Dieu encore, traditionnellement associé à l'hégémonie harmonieuse de l'ordre ancien ? L'écriture, quoi qu'il en soit, élève son chant fragile sur une terre dévastée. L'écriture, du reste, ne devrait jamais exister ailleurs que sur un champ de ruines.
La guerre, nous dit Éric Vuillard après tant d'autres dont le premier fut sans conteste Nemrod, la guerre est un moyen comme un autre de chercher Dieu (cf. p. 123), alors même qu'une armée doit toujours se trouver «là où elle se sépare de toutes ses sœurs, là où elle se trouve seule face à Dieu et à la mort» (p. 126), comme si la guerre était, décidément, le nouveau chant, en tout cas le plus puissant, pour s'élancer vers le ciel si douloureusement vide.
Et, dans ce monde où Dieu est définitivement absent et remplacé, dirait-on, par son plus fidèle et implacable séide, la destruction de masse, ne nous étonnons point de constater que l'Histoire, devenue folle selon Chesterton, est surtout parfaitement absurde : «L'oubli n'est rien à côté de ce blasphème du futur, où rien, rien n'est assuré de ne pas verser, un jour, à son contraire» (p. 133).
C'est dans l'avant-dernier chapitre de son livre, intitulé Les hommes des cavernes, qu'Éric Vuillard nous donne quelque aperçu sur l'absurdité de l'Histoire, par le biais de pages dont le moins que nous puissions affirmer est qu'elles ne brillent pas par leur clarté ni même leur originalité.
D'abord, la douleur de ceux que l'on a surnommé les gueules cassées «rappelle une autre douleur, moins visible, la douleur de toutes les douleurs, celle de guerres plus larvées, pas aussi terribles peut-être, mais continues, guerres où sombre le désir, passant à l'assaut dans les couleurs réelles de la vie intime ordinaire» (pp. 159-60), cette phrase pouvant en fin de compte parfaitement convenir à l'une de ces innombrables historiettes qui sont devenues le pain, le vin et surtout l'argent de la majorité de nos écrivains.
Cette opposition entre la souffrance personnelle et la souffrance collective provoquée par la guerre est due au fait qu'existent «de grands affrontements sans peuple, les grandes exterminations de soi» (p. 160), qui destituent l'homme de son insigne grandeur, puisque «d'autres luttes réelles viennent occuper nos mains, nos bouches, nos jambes, d'autres pragmatismes viennent arracher l'acanthe à nos fronts, les pinceaux à nos mains» (ibid.), qui nous permettaient de peindre jadis sur les parois des plus grottes les plus profondes et, naguère, dans «nos chambres d'enfants».
Pourtant, cette souffrance individuelle, précise, irrécusable, personnelle, est confrontée à l'inconnue de la guerre, la guerre qui est un nom commode pour une réalité que nous ignorons et que nous avons ainsi tenté, par le biais de ce subterfuge de langage, de rendre bienveillante, à tout le moins connue : «Vus de tout près, les hommes ont leurs raisons d'agir; mais l'addition de celles-ci laisse bientôt deviner d'autres mobiles, plus convaincants, que le détail des êtres n'a pu qu'ignorer. Ce sont pourtant ces forces qui semblent avoir guidé les masses humaines vers les trous de terre de Verdun; et parce que cette guerre-là est un mélange de tragique et de grotesque, elle souligne peut-être mieux qu'une autre ce lent mouvement de l'Histoire où l'esprit et le corps semblent tous deux pris à une échelle de déterminations et de jugements plus hauts» (p. 161).
Les maigres raisons humaines ne peuvent rien savoir de la Raison (l'Esprit hégélien ?) qui semble être le corollaire, l'ombre portée du «grand mouvement de l'Occident pour le contrôle et l'exploitation du monde» (p. 162). Éric Vuillard le nomme, sans beaucoup d'imagination, «principe de raison», sorte de «ligne qui remue, semblable à ces grandes fosses dans la terre» (ibid.) qui elle-même, pourtant impénétrable, bute sur quelque chose de plus impénétrable encore, quelque chose qui «demeure opaque, telle une réserve de douleur, un lieu d'absence» (pp. 162-3), «quelque chose [qui] résiste à l'emprise des hommes» (p. 163), la mutique splendeur» du monde (ibid.).
À la page suivante, Vuillard nous apprend que «l'esprit est l'autre nom de ce qui se cache» (p. 164), ce qui signifierait qu'une opposition existe entre la raison des hommes et cet esprit du monde, lequel, si j'ai bien compris l'auteur, peut être majusculé en Raison qui poursuivrait des buts occultes, l'Occident jouant «je ne sais quelle mise effarante dans cette roue mal crantée de la guerre», les soldats, eux, se contentant «de sombrer dans le néant» (ibid.).
Mais si le fin mot de l'Histoire est l'absurdité et, nous répète Éric Vuillard, le néant des ambitions (comme celles, fameuses, des conquistadors) et des espérances, à quoi donc peut bien servir d'écrire la petite histoire des hommes ?
Écrit-on pour tenter de recueillir ces «plus ardentes paroles [qui] indiquent, par leur double portée, une certaine expérience des hommes, comme si les mots pouvaient se lire en transparence de la feuille, et obtenir un autre sens, plus profond, après leur digestion laborieuse» (p. 173), double portée qui semble être la version rationnelle, ordonnée, finalement humaine, d'un double mouvement, absurde, de l'Histoire : «les choses commencent cent fois, en cent lieux différents, comme notre vie recommence sans cesse dans nos souvenirs; ainsi pourrait-on s'acheminer tout autrement vers les causes et s'arrêter ailleurs, plus bas ou plus haut dans le temps» (p. 180) ?
Écrit-on finalement pour, comme le signalait Siegfried Kracauer, se centrer sur l’«authentique dissimulé dans les interstices des convictions dogmatiques du monde, fonder ainsi une tradition des causes perdues; donner un nom à ce qui était jusqu’alors innomé» ?
Écrit-on, comme l'affirme Éric Vuillard dans les toutes dernières lignes de son étrange récit, pour rendre compte de cette banale et si insignifiante histoire qu'elle mérite d'être racontée ? : «Aux commencements, il y a un lit où sont enchaînés l'un à l'autre un homme et une femme. Et puis des enfants grouillent autour du lit, de tout petits enfants qui ont soif et qui ont faim. Alors, on fait avec des orties de la soupe, avec du feu un théâtre, avec de la neige Dieu. C'est tout ce qu'on sait faire», ajoute Vuillard.
Écrire aussi, nous savons écrire pour que l'homme ne soit pas complètement broyé par l'Histoire.

9782330006198.jpgÀ propos de Éric Vuillard, Congo (Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2010). Acheter ce livre sur Amazon.

Dans ce petit livre qui alterne quelques facilités d'écriture et de belles pages, notamment celles sur la fin du sinistre Léon Fiévez (voir le chapitre intitulé Paradis), un de ces innombrables gredins qui ont tenté de faire fortune au fin fond des jungles africaines et, selon Vuillard, un personnage qui a pu inspirer celui de Kurtz (cf. p. 64), l'auteur perd de son souffle et, comme s'il avait été contaminé par l'air ténu que semblent décidément inspirer les écrivains français publiant chez Actes Sud (1), nous offre une prose à la Mathias Enard, pressée de conclure tant elle manque de force et, les rares fois où elle en trouve une, mais anémiée et délicate comme une blonde chlorotique, tombant dans la flache d'une métaphysique pour lecteur de Télérama (voir ainsi les deux dernières pages, ridicules, de Congo).
C'est assez dommage d'ailleurs, de constater que le livre que Vuillard a écrit, sur ce si remarquable sujet qu'est la conquête, ô combien douloureuse, de l'Afrique noire, semble avoir comme à regret évité d'emprunter certains chemins ténébreux, qui au moins auraient conduit l'écrivain un peu plus profondément dans le repaire où Conrad, lui, s'en enfoncé avec toute la hardiesse de son génie.
Car enfin, ce ne sont pas quelques passages où la recherche, dévorante, du profit, semble avoir remplacé l'ubiquité divine (cf. pp. 12 et 51), quelques portraits, excellents, d'un certain Chodron (cf. pp. 22-3) et la multitude de ces minuscules démons assoiffés de richesse qui ont constitué l'essentiel des colonisateurs européens, quelques pages enfin sur la mystérieuse blessure d'explorateurs tels que Stanley (cf. pp. 38-9), qui peuvent nous faire oublier la faiblesse de celles qu'Éric Vuillard consacre au Mal.
Certes, celui-ci ne se donne que dans sa plus atroce banalité, comme l'auteur ne manque pas de le souligner sans beaucoup d'originalité depuis Arendt, bien avant Baudelaire et Poe, mais son échec littéraire n'en reste pas moins flagrant puisqu'il est bien incapable de nous donner la sensation de l'horreur au travers même de cette banalité.
Voyez ces lignes sans souffle, à propos du bourreau ordinaire, Léon Fiévez : «Fiévez fut une sorte de roi. On n'a jamais rien vu de tel. Un roi au milieu des lianes, exploitant un peuple de fantômes. Le futur existe à peine, le passé n'est rien, le présent est mort. C'est ça : Fiévez. Il entre dans le soleil et il jouit. Il porte en lui quelque chose d'invincible comme le mal. Mais ce n'est pas le mal, c'est le dégoût. Il porte en lui tout le dégoût de soi, et le dégoût lui coule par les manches, par les aisselles, les yeux, la bouche. Il arrive au cœur. Son dégoût est plus épais que le fleuve Congo, plus venimeux que les petits serpents de la forêt, plus affreux que les visages des cadavres» (pp. 64-5).
Voyez encore celles-ci qui, sans la moindre originalité encore une fois, font du Mal l'apanage des Occidentaux : «Le mal n'est pas à la jungle, comme une bête qui serait dans l'âme. Non. Le mal, c'est ce qui dévore, oh ! ce n'est pas une puissance obscure attirante, c'est cette petite chose qu'on entraperçoit, sur certaines photographies, dans le visage de Léopold, c'est la villa Malet, avec ses modillons, sa cascade, les satyres du palais Radziwill, et toute la philanthropie de Léopold. Le mal, c'est ça. Voici les vrais paludes, le masque : la conférence de Berlin et la richesse des nations» (p. 87).
Comment expliquer cet échec de Congo ? Je crois qu'il réside dans la platitude de l'écriture, incapable d'être véritablement romanesque et, simple récit qui pourtant ne s'interdit pas de lorgner sur le roman, ne concentre pas ses forces sur un style d'écriture, simple et direct à la Sven Lindqvist dans Exterminez toutes ces brutes ! ou bien sur une prose plus savante, telle que l'a pratiquée un Sebald, dont on peut imaginer quel texte il aurait fait de pareil sujet si mal exploité par Vuillard, sujet que d'ailleurs il évoque dans ses Anneaux de Saturne lorsqu'il évoque Roger Casement.
Cette platitude de l'écriture, si éloignée de celle d'un Arnauld Le Brusq ayant évoqué, y compris sur ce blog, un sujet voisin de celui de Vuillard (mais Le Brusq, lui, assez honteusement, n'a pas trouvé d'éditeur...), ces phrases sans le souffle qui était celui de Conquistadors, ne portent du reste aucune vision très originale, à tout le moins dramatique, d'une Histoire de la massification fulgurante ayant eu lieu aux XIXe et XXe siècles, puisque c'est le sujet réel des deux textes de Vuillard édités par Actes Sud, Histoire dont l'appréhension poétique serait magnifiée par un récit puissant ou, pourquoi pas, halluciné, puisque le sujet s'y prête si bien, la prose d'Éric Vuillard se contentant d'être efficace, énardienne en somme, elle qui, à si peu de frais, fera verser une (fausse) larme dans les salles de rédaction des quotidiens de gauche.

Note
(1) Qui désormais, à de très rares exceptions près comme les livres de Kertész, ne publie plus que des textes français (enfin, avec Claro, qui écrit aussi mal qu'il traduit ou l'inverse, il faut rester prudent... Signalons encore le très médiocre Laurent Gaudé) ou

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09/06/2012 | Lien permanent

La crise de la littérature française et la nullitologie horizontale

Crédits photographiques : Feng Li (Getty Images).
«Il se demandait une fois encore : aujourd’hui peut-on être grand ?»Dominique de Roux, Le gravier des vies perdues (Le Temps qu’il fait, 1985), sans pagination.«Perdidi musam tacendo, nec me Apollo respicit : Sic Amyclas, cum tacerent, perdidit silentium»*Il faut lire et relire Husserl. Celui du maître-ouvrage, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, dont le titre de cette note s'inspire à sa façon. Il faut lire d'autres grands auteurs allemands, comme Fichte, Nietzsche, Heidegger qui, chacun à sa manière, avec ses propres irrécusables spécificités et cheminements interrogatifs, a porté, sur notre époque spectrale, un constat aussi lumineux qu'amer.Il faut les lire parce que, sur le cadavre qu'est la littérature française, ils ont posé, sans même le supposer, le regard du médecin légiste, le seul qui, peut-être, soit désormais de rigueur.Un lien souterrain, à moins qu'il ne s'agisse d'une figure de style (un discret polyptote, dont les différents déguisements ne tromperaient que les sots ?) ou d'un simple fil rouge, unit ces trois derniers philosophes et sera utile à notre propos, auquel je ne prête absolument aucune vertu philosophique, puisqu'il ne s'agit que d'une rêverie à laquelle j'ai subitement pensé au moment où, déjeunant avec Bruno de Cessole, nous évoquions, au sujet des rodomontades de Richard Millet (1), la nullité de la littérature française contemporaine (plus spécifiquement, ses romans), à de rares exceptions (Jourde, Domecq, Capron, Vuillard, Védrines, Rivron, Le Brusq, Mari...) que l'un comme l'autre nous nous efforçons de saluer.Écoutant Cessole, son verbe mesuré, finalement rare, je pensai à la thèse, pour le moins étonnante voire loufoque, que Fichte avait défendue dans son célèbre Discours à la nation allemande (Imprimerie nationale, coll. La Salamandre, 1992) et que l'on peut résumer en fort peu de mots : de toutes les nations d'Europe (et l'Europe, à l'époque, était peu ou prou encore le monde), seuls l'allemande a conservé sa grandeur passée, en la renouvelant, par le seul prestige de sa langue, et je me demandai si elle ne pourrait pas s'appliquer à la misère littéraire actuelle, aussi évidente que difficile à expliquer, de la France, de sa grandeur passée et non point oubliée mais obérée, à vrai dire détruite.Littérairement, littéralement, la France n'est plus grand-chose, parce qu'elle ne vit plus qu'à crédit, refusant de puiser à la source vive de ses plus anciennes origines, n'ayant rien d'autre à offrir à celles et ceux qui en constituent les forces dites vives qu'un futur plus ou moins rose d'assistance étatique, de progression ou de régression du pouvoir d'achat, de partage, juste comme il se doit, éthique et socialement responsable, des richesses, de mixité sociale, l'une ou l'autre de ces inoubliables expressions tartufes pouvant être à tout moment, notons-le, estoquées par quelque levée de mots guerriers, qu'il s'agisse d'une subite grève ou d'un douloureux et violent rappel (voitures brûlées, pompiers caillassés, policiers coincés dans des traquenards, etc.) en provenance du pays réel censé exprimer un mécontentement sourd, profond, que nos dirigeants politiques s'efforceront d'entendre plutôt que d'écouter. Dans le meilleur ou le pire des cas, selon que l'on soit un millénariste fanatisé ou un sage sociologue pariant sur les instruments de la raison réduite à un tableur Excel, la menace islamiste, y compris celle venant du propre sol de ce pays fatigué, ne fera réagir qu'une escouade de flics surentraînés contents de tester leurs derniers gadgets incapacitants mais pas létaux, tandis que, de concert, édiles et politiques, célébrités et journalistes entonneront le nouveau chant du partisan, dont le refrain est connu de tous : Pas d'amalgames !Riches d'un prodigieux passé que nous nous employons à essorer afin de le rendre aussi blanc qu'un drap de vierge orientale, translucide même et pourquoi pas transparent, quel présent pourrions-nous avoir qui ne serait pas de pure expectative et non d'attente véritable, d'ennui desséchant privé de sève et de récompense, puisque l'épuration à toutes forces de notre passé ne nous fera jouir que d'un futur de termites affairées dans leurs termitières ?Les forces vives justement, la sève d'une nation ? Sa langue ! Et le rayonnement de celle-ci ! Et sa capacité à enserrer le monde dans ses rets ou bien, au contraire, à être dévorée par l'appétit d'une réalité devenue folle parce qu'elle s'est échappée du domaine, finalement moins vaste qu'il n'y paraît, de la dénomination. Nous perdons pied, nos écrivains ne sont plus que des nains à la langue coupée parce que, au lieu d'inventer, par leur force de persuasion, l'univers qui les entoure et celui qu'ils imaginent devoir partager avec leurs lecteurs, ils se laissent imposer la rhétorique carnassière d'une société qui ne veut d'eux qu'à l'unique condition qu'ils s'intègrent à la logique marchande, qu'ils soient, donc, réduits à n'être que des ventriloques.La langue elle-même, notre langue ne peut-elle ainsi, à son tour, être peu à peu vidée de ses forces ? À son tour ? Et si la cause véritable de notre embourbage sentencieux était au contraire l'affadissement de la langue française, que nous pouvons constater en lisant la presse quotidienne, hebdomadaire, mensuelle, en écoutant les journalistes à la radio, en les écoutant et en les voyant à la télévision, en lisant des livres, en voyant des publicités, en écoutant les mots échangés dans nos rues, bref, il nous suffit d'ouvrir les yeux, tous les matins, pour être assailli par la ronde implacable de cette noria de phrases creuses, «non-langue de toutes les langues», magistralement décrite par Armand Robin dans La Fausse parole (Le temps qu'il fait, 1985), coupée de toute réalité et qui a fini par édifier un contre-univers de pur simulacre : «Des univers géants de mots tournaient en rond, s'emballaient, s'affolaient, sans jamais embrayer sur quoi que ce fût de réel» (p. 54) et «L'enjeu de la partie engagée, c'est le triomphe inconditionnel de l'irréel, donc la capitulation inconditionnelle de toute intelligence et sa descente de cercle en cercle jusqu'à ce dernier degré des abîmes, dans lequel sont répétées sans fin, avec grincements de rouages, les formules à jamais inchangeables de la possession» (p. 60). Comment ne pas admettre que nos écrivains se débattent, pour la plupart sans même en avoir pris conscience, dans cette prison qu'ils ont eux-mêmes contribué à édifier à cause de leur renoncement ? : «En toute langue, le langage séparé du Verbe est mis en circulation autour de la planète en une inlassable ronde où les très brefs arrêts sont de haines adverses qui, pareillement, hébergent, réchauffent, nourrissent, remettent en route ce vagabond dérisoire […]» (p. 66).L'hypothèse d'une lente agonie de la langue se dédoublant en son ectoplasme bavard, développée par George Steiner dans un texte intitulé La retraite du mot (in Langage et silence, Seuil, 10/18, coll. Bibliothèques, 1999, p. 52) fit rire les imbéciles et avaler de travers les prudents qui lurent, horrifiés, ces mots : «Que ce soit le déclin des forces vives du langage lui-même qui entraîne la dévalorisation et la dissolution des valeurs morales et politiques, ou que ce soit la baisse de ces valeurs qui sape le langage, une chose est claire : l'instrument dont dispose l'écrivain moderne est menacé de l'extérieur par des menées restrictives, et de l'intérieur par la décadence». Dans un autre texte polémique également recueilli dans cet ouvrage, Le miracle creux, Steiner affirme, à propos de la langue allemande, contaminée par la propagande nazie (thèse développée par Victor Klemperer, que Steiner a affirmé ne pas connaître à l'époque où il a rédigé son texte) : «Les langages sont des organismes vivants. D'un ordre infiniment complexe, mais organismes tout de même. Ils ont en eux une certaine force de vie, et certains pouvoirs d'absorption et de croissance. Mais ils peuvent s'altérer et ils peuvent mourir» (Ibid., p. 108).Revenons à Fichte, et à sa thèse ô combien choquante : rendez-vous compte, un tel vitalisme, le langage considéré comme un organisme susceptible de tomber malade, voire de mourir, et que dire du fort trouble rappel d'une hypothétique origine à la pureté meurtrière ! Selon le philosophe, les nations romanes ne peuvent véritablement créer une littérature originale puisque, ayant adopté (dans le meilleur des cas, bien sûr...) la langue de la puissance romaine qui les avait vaincues, elles semblent désormais incapables d'exprimer quoi que ce soit de réellement neuf, spontané, original. La langue allemande, au contraire, est souverainement puissante dans sa capacité inventive, pour l'excellente raison selon Fichte qu'elle n'a point été coupée de ses plus lointaines origines. Seule une langue dont les différentes branches dialectales sont alimentées en sève par un tronc peut prétendre imposer au monde sa vision, ce qui n'est absolument pas le cas d'une langue qui n'aurait été qu'une greffe réalisée sur un tronc coupé, voire tout simplement, privé de ses racines.À la langue allemande l'évocation de la formidable richesse du monde, dans une littérature dont la qualité n'est plus à prouver, grâce à une grammaire plongeant son génie dans les temps les plus anciens dont elle a su conserver l'apport et aux langues romanes, au contraire, la spécialisation dans la dissection des cadavres, le commentaire sans fin des textes légués par les Grecs et les Romains, la vassalisation consécutive à l'adoption d'une grammaire étrangère. En une image, lorsque Schiller écrit, il invente un monde ayant ruiné les vérités sacrées, selon le commandement de Milton, c'est-à-dire qu'il a fait naître de rien ou presque rien (nous dit-on) un univers prodigieusement cohérent et capable de nourrir l'imagination de femmes et des hommes qui le liront. Lorsque Molière écrit, il paraît condamner à imiter les Anciens et, dans le meilleur des cas, à redonner un peu de vie à la vieille histoire du séducteur donjuanesque, ce dont des générations d'universitaires lui rendront grâce.Nietzsche, cet implacable contempteur du cirque moderne, ne sera pas sourd aux arguments exposés par Fichte, qu'il reprendra dans un texte intitulé Richard Wagner à Bayreuth (dans ses Considérations inactuelles, IV, Gallimard, coll. Folio Essais, 2006) en opposant à son tour langue allemande et langues romanes, arguments qu'il réinterprétera sous la forme, célèbre, de l'opposition entre les forces dionysiaques, saluant le jaillissement des forces vitales, et les forces apolliniennes, qui accompagnent le triomphe d'une rationalisation étendant son empire au monde entier.Un demi-siècle après les prédictions alarmantes du penseur de Sils-Maria, Oswald Spengler, dans son grand ouvrage, Le Déclin de l'Occident (Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1993), posera lui aussi comme une évidence le fait que les plus grandes réalisations collectives de l'humanité ont commencé comme des cultures dynamiques et inventives pour se transformer, inéluctablement, en civilisations percluses et mêmes mortelles, comme le rappela Paul Valéry dans une citation fameuse.J'ai évoqué, enfin, Martin Heidegger, pour lequel l'allemand, en plus d'être, d'une certaine façon, la langue élue, la seule qui permette aux philosophes, y compris (surtout, en fait...) français, de véritablement penser, était morphologiquement proche de la langue grecque qui fut irrémédiablement souillée lorsqu'elle fut traduite en latin (cf. Réponses et questions sur l'histoire et la politique, Mercure de France, 1988, pp. 67-8) : «On ferait bien, écrit Heidegger, de réfléchir enfin à toutes les conséquences de la transformation qu'a subie la pensée grecque quand elle a été traduite dans le latin de Rome, un événement qui aujourd'hui encore nous interdit l'accès dont nous aurions besoin pour penser fidèlement les mots fondamentaux de la pensée grecque». L'allusion au fait que les Français, lorsqu'ils veulent penser, doivent le faire en allemand, se trouve aux pages 66-7 du même texte, qui n'est en fait que l'entretien posthume que Heidegger accorda au Spiegel.Je commençai donc à écrire cette note lorsque le service de presse de Fayard m'envoya un ouvrage, aussi passionnant que stimulant et contestable, de l'historien Fabrice Bouthillon, intitulé Nazisme et Révolution. Histoire théologique du national-socialisme. 1789-1989 (Fayard, coll. Commentaire, 2011). Lisant cet ouvrage, je décidai, lorsque je découvris trois de ces pages (pp. 30-33) où j'eus la surprise de voir évoquée la thèse de Fichte, de réécrire ma note, dont j'avais ébauché quelques paragraphes, en m'en inspirant directement.Bien sûr, Fabrice Bouthillon règle son compte, en quelques lignes, à la thèse farfelue de Fichte mais force est de constater que l'hypothèse du philosophe, qui ne s'appuie, et comment le pourrait-elle d'ailleurs, sur aucune preuve irréfutable, n'en cesse pas moins d'être étrangement séduisante.Car enfin, les raisons (éditoriales, journalistiques, historiques, politiques, religieuses mêmes) du déclin de la littérature française, déclin que je pose comme une pétition de principe tout autant qu'une conviction inébranlable, sont sans doute nombreuses et suffisamment profondes pour que l'on tienne pour un amusement de pseudo-Mallarmé incapable d'écrire un français à peu près correct les vagues analyses et dénégations d'un François Bon : selon cet optimiste indéfectible, écrivant de trentième sous-catégorie, l'avenir de la littérature française est assuré, ne peut être assuré qu'à la condition de se nourrir du formidable développement de la Toile, par le secours inespéré de ce qu'il appelle, fort laidement, un processus d'édition web.Tout va donc pour le mieux puisque le Réseau continue de s'étendre, puisque les textes uniquement publiés par son biais sont de plus en plus nombreux (mais nous ne savons pas grand-chose de leur qualité) et que François Bon, lui, continue à répandre son sabir inepte de robot en bakélite en nous assurant que le livre dématérialisé en photons directement injectés dans notre cerveau sera déjà, dans quelques mois à peine, une coupable nostalgie de vieux con réactionnaire.Hypothèse inverse, émise par des pitres à courte vue et petite langue, la crise de la littérature française s'expliquerait par la seule mutation, que l'on affirme irréversible, du secteur (voire de la culture), au sein de nos sociétés modernes, du livre (des pratiques de lecture jusqu'aux plus infimes rouages de la chaîne de fabrication puis de distribution et de diffusion du texte imprimé), secteur qui, malgré ses raidissements corporatistes, serait bien contraint de ne point ignorer la révolution électronique, nous dit-on, dont nous serions les spectateurs ébahis et néanmoins consentants. Encore une fois, cette hypothèse, point fausse, ne nous dit rien de la question essentielle, sur laquelle François Bon ne pipe mot, même sous la forme d'une suite de zéros et de un : la qualité des textes publiés par les auteurs français et, question subsidiaire, celle des textes publiés spécifiquement sur Internet ou par le biais de ce dernier (comme la fort médiocre collection des Éditions Léo Scheer intitulée M@nuscrits, dont l'un des malheureux auteurs, Nicolaï Lo Russo, dresse un constat accablant des ratés de son livre, Hyrok et, surtout, de l'absence de toute pensée un peu sérieuse ayant présidé à la naissance de ladite collection).Je doute ainsi qu'une rinçure de Despentes, Angot, Nothomb, Schmitt ou Jardin perdrait un seul électron de sa médiocrité si elle était uniquement disponible sur la Toile. Ce serait même une grande avancée démocratique (et écologique) que de ne proposer les mauvais romans que sur cette dernière, les rayonnages des libraires étant, par décret d'un salutaire et révolutionnaire Comité d'Épuration Littéraire, réservés aux seules œuvres jugées dignes d'être lues et tenues en mains.Je suis certain que cette idée ravira François Bon, qui verra ainsi son empire s'étendre sur un continent de médiocrité bavarde : il deviendra alors le César de la camelote littéraire à destination des fantômes désœuvrés qui hantent la Matrice.Quoi qu'il en soit, face à un phénomène aussi complexe que la presque nullité de la littérature française contemporaine, je ne rejette bien évidemment aucune des nombreuses explications qui tenteraient d'en dénouer les causes, comme je n'en rejette point d'autres qui tiendraient, pourquoi pas, à des raisons de simple vieillissement, donc de ralentissement de leur production, des quelques écrivains français que j'estime valables : Blanchot, Gracq et Dutourd morts, Dupré et Moreau d'âge vénérable, Matzneff sombrant dans une hypersexualité de plus en plus grotesque et narcissique, Sollers dans la perpétuelle auto-célébration de l'onaniste gâteux, qui, pour assurer la relève, si je puis dire, a confié son maigre barda à quelques ânes dont je ne me suis jamais lassé de stigmatiser la nullité intellectuelle; Renaud Camus englué dans le slogan politicien de basse extraction et les jungles de toisons pubiennes de nombre de ses photographies, Michel Chaillou très bellement et intelligemment interrogé par Jean Védrines, René Ehni, François Taillandier, ou même Maurice G. Dantec qui finira bien par écrire un roman pour lecteurs adultes, Michel Houellebecq qui a repris quelques couleurs depuis qu'il a été récompensé et l'inimitable Marc-Édouard Nabe qui n'est pas, sauf exception, un romancier ?À mes yeux, l'absence, palpable, d'ambition métaphysique (je ne parle même pas de dimension spirituelle, voire religieuse) du roman français tient, bien évidemment, à une multitude de causes (économiques, sociétales, techniques, historiques, d'autres encore), toutes complexes dans leurs interactions mais, in fine, c'est sur une espèce d'épuisement de l'imaginaire collectif de notre pays que je parie, imaginaire sans lequel une œuvre, même si elle ne pouvait qu'être écrite par un génie aussi farouchement solitaire qu'on le souhaitera, ne peut tout simplement pas exister.Imaginaire double, du reste, qui l'un l'autre se nourrissent et se complètent : ensemble des représentations, des constructions mentales que façonnent les habitants d'un pays et qui, en retour, construisent l'idée d'une nation qui déborde de toutes parts les frontières géographiques de ce pays, quelque chose comme l'air du temps, non seulement l'histoire d'un pays mais la qualité de vie mentale, si je puis dire, qu'il parvient à ériger au terme de processus d'une prodigieuse complexité, atmosphère faite de bruissements, de paroles, de geste, palpable dans n'importe quelle rue d'une ville française, qu'il s'agisse de Paris ou de Biarritz, toute l'indéfinissable sensation qui accueille et enveloppe immédiatement tout voyageur dans un pays qu'il ne connaît pas, comme un amant est surpris et ému lorsqu'il comprend que la chair de la femme qu'il tient dans ses bras est infiniment plus que de la peau sensible à ses caresses, mais une réelle présence; mais aussi, mais surtout peut-être, imaginaire façonné par la somme des plus grands livres qu'un auteur ne peut manquer de connaître, même vaguement, avant de commencer à écrire un peu sérieusement.Pour ne m'en tenir qu'à la littérature nationale, combien de cacographes ai-je lus, ayant écrit un ou plusieurs livres, alors qu'ils ont, des textes d'un Chrétien de Troyes, de ceux d'un Agrippa d'Aubigné, Pascal, Chateaubriand, Stendhal, Flaubert, Proust ou Malraux, une connaissance qui n'est même pas de seconde main ? Un grand auteur est aussi, d'abord sans doute, un grand lecteur, et pas seulement de ses contemporains mais de celles et ceux qui l'ont précédé.Sauf, peut-être, dans l'esprit de François Bon et de ses semblables qui, de la verticalité, ne savent à peu près rien et qui, de l'horizontalité, ont la même frénésie que celle du rhizome à la recherche de nourriture, mais d'une nourriture fort incapable de nourrir ne serait-ce qu'un mulot universitaire. C'est ainsi que, perdu dans la Matrice, un François Bon ne lira rien d'autre que ce que la Matrice lui proposera, petits jets poussifs et autres carnets de notes et journaux de bords d'insignifiants scribouilleurs qui évoqueront, dans la même insignifiance prétentieuse, leurs risibles aventures sexuelles et leur découverte des possibilités infinies, croient-ils, que confère à leurs bavardages la Toile.Horizontale, la démarche de François Bon et de ses épigones est surtout absolument infra-verbale, comme je l'affirmai il y a quelques années déjà. Cet épuisement est parfaitement visible dans quelques-uns des plus récents romans français, que la critique journalistique n'a pas manqué de saluer comme s'il s'agissait de véritables performances et, mais oui, d'œuvres parvenant encore à montrer, contre les jugements des grincheux, que d'épuisement, il n'y en avait pas ! Bien au contraire, nous dit-on, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants de Mathias Enard, est par exemple un de ces romans prétendument novateurs, d'abord parce qu'ils parviennent, rendez-vous compte de l'exploit !, à prendre l'exact contre-pied littéraire et stylistique de Zone, du même auteur : une performance de minceur contrebalance, en somme, une performance d'inflation, et c'est là l'horizon métaphysique dont se contentent nos critiques et, par-dessus le marché, l'écrivain profondément surévalué qu'est Mathias Enard.Novateurs encore, ces romans le sont ou le seraient parce que le monde qu'ils parviennent à créer ne doit rien envier, bien au contraire, aux vastes épopées nord-américaines, par exemple celles d'un Cormac McCarthy.Mais qu'est-ce donc que ce monde inventé par Mathias Enard, sinon un univers de carton-pâte assemblé avec les feuilles de Télérama, des Inrockuptibles, de Chronic'art et peut-être même de Têtu, ou, pour le dire de façon moins illustrée, le degré zéro de l'imagination, une longue suite de clichés touillant laborieusement le rêve, ô combien original, d'échappée orientalisante et de mixité sociale, sexuelle et religieuse ?Ne maîtrisant rien, et ne maîtrisant rien sur plusieurs centaines de pages (Zone) ou centaines de lignes (Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants donc), Mathias Enard nous donne à lire deux échecs, l'un monumental par son étirement laborieusement bavard et l'autre indigne par son indigence purement formatée, que quelques vagues blogueurs à prétentions critiques veulent nous faire prendre pour des romans philosophiques dignes de ceux qu'écrivirent un Thomas Mann ou un Robert Musil, à moins qu'ils ne parient sur une parenté d'ordre post-modernisante, avec des écrivains tels que Gass.Le fait, d'ailleurs, de convoquer des auteurs étrangers (de langue allemande) trahit bien quelque embarras de la part de nos thuriféraires, qui ignorent probablement que, jusqu'à une date somme toute récente, la France pouvait s'enorgueillir de posséder des écrivains de la puissance d'un Rebatet ou d'un Abellio, écrivains qui, de plus, savaient écrire avec autant de style qu'un Gracq ou un Dupré !Mathias Enard n'est bien évidemment pas la seule victime (mais, dans son cas, parfaitement consentante) de cette littérature-monde qui, à vouloir unir ces deux termes strictement pléonastiques, n'est ni littérature (mais, au mieux, manifeste ridicule) ni monde (mais décor qu'un souffle crève, univers aussi consistant qu'une baudruche), insignifiantes bluettes de dix ou de mille pages qui, parce qu'elles n'ont dû lutter férocement contre rien, parce qu'elle ne doivent leur existence labile qu'à des aides étatiques et à la réclame des amis journalistes, ne sont pas grand-chose, ou même rien du tout, certainement pas ce que ce que Philippe Muray appelait la littérature de l'empêchement.Ainsi, mais d'une autre façon, retrouvons-nous l'idée fichtienne d'un épuisement des langues, comme s'il s'agissait de véritables organismes vivants, qui périssent de ne point avoir dû lutter pour survivre (2), qui disparaissent sans éclat, en suivant la pente douce-amère, nostalgique dans le meilleur des cas, des personnages d'un Michel Houellebecq, à la fois auteur dépeignant l'apocalypse molle qui nous dévore et extraordinaire exemple vivant de l'insignifiance du cirque médiatico-littéraire moderne (3).Ajoutons à notre maigre liste l'inutile Le Clézio bien sûr, le surfait, et à peu près insignifiant d'un point de vue littéraire, Laurent Gaudé et tant d'autres encore, comme le duo sollersien Haenel-Meyronnis, comme le traducteur et, paraît-il, écrivain, Christophe Claro, qui aura tout de même réussi à rendre particulièrement indigents la plupart des ouvrages qu'il a traduits, à l'exception, peut-être, d'Agonie d'Agapè de William Gaddis.À l'œuvre, dans les livres de ces écrivants, je ne vois qu'une inaptitude totale à créer de véritables univers romanesques ou même, à un niveau moindre, une histoire banalement plausible, donc réelle, caractéristiques qui constituent les marques les plus évidentes (il y en a bien d'autres) des grands romanciers. Nous y trouvons au contraire, dans ces livres morts-nés à peine parus, une accumulation de mots qui paraissent avoir perdu leur force d'évocation et qui, pour se contenter de petits jeux solipsistes, de tours de force formels, comme disent les Anglo-Saxons, ne sont plus du tout vivants.Non seulement ils sont parfaitement incapable de faire lever un imaginaire, comme les toutes premières lignes de n'importe quel grand roman parvient à le faire, de Moby Dick au Maître de Ballantrae en passant par la trilogie du Seigneur des Anneaux de Tolkien et la saga (inégale) de Frank Herbert, Dune, mais, en plus, ces livres creux parviennent à réaliser, bien malgré eux, l'étrange programme que José Ortega y Gasset, au milieu des années trente, avait assigné à l'art : sa déshumanisation.En massacrant la langue française, les mauvais écrivains que j'ai cités (je ne me cache pas qu'il y a en a bien d'autres, hélas...) ne parviennent, et encore, laborieusement, qu'à expulser de leurs entrailles des chimères, c'est-à-dire des créatures qui ne sont pas humaines, ou ne le sont qu'à moitié, mais nous rappellent encore, de façon grotesque, ce qu'est la beauté d'un visage et d'une intelligence humains.Il est donc grand temps, en le débarrassant de ses visées socialistes, d'adresser aux écrivains français le même appel que celui qu'une poignée d'écrivains espagnols, ulcérés par le texte d'Ortega, lui lancèrent en 1933 : «en cette heure universelle de crise et de décadence de la société et de la culture, lorsque tous les problèmes humains acquièrent une vigueur dramatique [...], se reclure dans la solitude pour produire une littérature et un art purs et déshumanisés, est une lâche trahison et un crime de lèse-culture» (4).On me rétorquera : accumulation de généralités, manque criant de cas pratiques et d'hypothèses précises étayant mes dires, flou le plus artistiquement trompeur, et on n'aura ma foi pas tort puisqu'il faudrait, en effet, une ou plutôt plusieurs lourdes thèses, et balayant plusieurs disciplines, pour commencer à apporter quelques explications valables à la médiocrité globale de la littérature française.Mais je crains qu'une bibliothèque entière de livres se lamentant sur la décadence ne puisse absolument rien faire que constater l'évidence même de la décadence. Encore, si nous avions un Huysmans moderne capable d'écrire un nouvel À rebours, ce serait déjà cela, mais rien, Des Esseintes n'étant de nos jours plus rien d'autre qu'un clown pas même drôle singeant le génie devant les glaces des bars parisiens huppés !Demeure l'évidence, sans cesse rappelée par une quantité point négligeable d'auteurs livrant leurs analyses sur ce qui est devenu un genre à part entière, celui des livres évoquant la crise contemporaine de la littérature française, demeure l'évidence d'une médiocrité, d'autant plus insupportable qu'elle semble non seulement acceptée mais encore encensée par la bouche anonyme du journalisme.Demeure une autre évidence : je ne prétends absolument pas que de grands romans pourraient nous sortir de l'espèce d'ataraxie dans laquelle nous sommes plongés, et qui s'explique cependant, pour une part, je l'ai dit, par la réduction drastique et dramatique des territoires de l'imaginaire.Mais continuer à éditer, au milieu d'un flot de mots eux-mêmes putanisés, des textes qui jamais ne devraient être publiés, comme ceux que j'ai désignés à titre d'exemples éloquents, c'est nous conduire vers un être sans mystère qui, rappelait fort justement le grand théologien Han Urs von Balthasar, est un des autres noms de la prostitution (5).Notes* Il s'agit de deux vers (91-92) du Pervigilium Veneris ou La Veillée de Vénus que l'on peut traduire par : «J'ai perdu la muse en me taisant, et Apollon ne me regarde plus : / Ainsi en fut-il des Amycléens; ils se taisaient, le silence les perdit.»(1) Rodomontades que seule la place de Richard Millet chez Gallimard lui permet de lancer contre des livres qu'il ne manque du reste pas d'éditer !(2) Cette mort lente de la littérature française due au triomphe du régime démocratique («diversifié, plurivoque, aéré de courants multiples s'ignorant les uns les autres et tolérants les uns à l'égard des autres») est d'ailleurs l'une des hypothèses qu'Henri Raczymow évoque dans La mort du grand écrivain (Stock, 1994, p. 139) pour expliquer la dégénérescence de la littérature française.(3) Tout comme un Richard Millet d'ailleurs, bon romancier et critique à peu près nul (à la réserve près que constitue, à mes yeux, Le sentiment de la langue), dont l'intenable position ne sera dénouée que lorsqu'il ne se servira pas du formidable levier que constitue la puissance de Gallimard, chez qui il édite, du reste, tous ses livres...(4) Llamamiento de Unión de Escritores y Artistas revolucionarios, El Pueblo, Valence, 7 mai 1933. Je souligne.(5) Dans Verità del mondo (Milano, Jaca Book, 1989), p. 86. Cette édition est la traduction italienne de l'ouvrage intitulé Wahrheit der Welt (Johannes Verlag, Einsiedeln, 1985).

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