Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« Éric Bonnargent, François Monti, Juan Asensio, entretien, 4 | Page d'accueil | Le bruit et la fureur selon Jorge Semprún »

07/06/2011

Ratko Mladić et la boîte de Pandore du conflit bosniaque, par Slobodan Despot

Crédits photographiques : Serge Ligtenberg (Getty Images).

L'arrestation du général Ratko Mladić annonce la rouverture du dossier Srebrenica et peut-être du dossier guerre en ex-Yougoslavie dans son ensemble.
Dans le contexte actuel, seize ans après les faits, ce réexamen pourrait entraîner des prises de conscience imprévues. A l'époque où les actes d'accusation du TPI furent publiés, le monde occidental désignait à l'unanimité un seul coupable : la partie serbe. Depuis, les choses ont évolué.
On a abondamment étudié les ingérences étrangères dans ce conflit, notamment celle des Américains (voir les ouvrages de Jürgen Elsässer et Diana Johnstone).
De nombreux auteurs internationaux (de Jacques Merlino et Noam Chomsky à Edward S. Herman et David Peterson) ont mis en évidence le rôle prépondérant des manipulations médiatiques à grande échelle dans la fabrication de l'image de cette guerre au sein des opinions.
Des protagonistes exclusivement présentés jusqu'il y a peu comme victimes ont été accusés ou condamnés pour des crimes équivalents : l’État croate de Franjo Tudjman pour l'opération Tempête (expulsion de 250 000 Serbes de Krajina en été 1995), l'UCK de Hashim Thaçi, au Kosovo, pour massacre de civils serbes et trafic d'organes.
La Bosnie dirigée par feu Alija Izetbegović, président élu de la communauté musulmane et théoricien du fondamentalisme islamique s'est avérée être une tête de pont pour moudjahidines, d'abord séoudiens puis iraniens, et un havre de terroristes. La plupart des responsables des attentats du 11 septembre 2001, de Londres et de Madrid y ont séjourné, et Ben Laden lui-même a voyagé au bénéfice d'un passeport bosniaque délivré en 1993.
Pour ceux qui osent s'en souvenir, l'époque où furent émises les accusations de génocide à l'encontre de Ratko Mladić et de son supérieur politique, Radovan Karadžić (dont la capture et le procès à La Haye semblent avoir déjà sombré dans les oubliettes) était marquée, en Occident, par un militantisme antiserbe qui apparaît aujourd'hui irrationnel et extravagant.
Il sera donc difficile, désormais, de présenter le général Mladić comme un loup dans la bergerie. Pour autant que la justice internationale veuille bien aller au fond des choses.
Jusqu'ici en effet, l'Occident a manifesté autant de jubilation lors de l'arrestation des dirigeants serbes que de discrétion à l'heure de leur jugement. Le procès de Milošević avait disparu des nouvelles au moment de sa mort, celui de Šešelj a été occulté avant de finir en farce, et celui de Karadžić ne semble intéresser personne. Chacun de ces protagonistes, dans sa défense, a mis en cause la partialité ou le cynisme de ceux-là mêmes qui avaient institué le tribunal qui les jugeait.
Il faut souhaiter que le procès Mladić fasse exception à cette règle. Il devrait nous permettre de comprendre pourquoi l'on a élevé un vil règlement de comptes, visant des hommes en âge de combattre et non une communauté dans son ensemble, au rang de génocide. Et pourquoi cette même appellation n'a pas été étendue, par exemple, à l'éradication de la population serbe de Croatie.
Par ce glissement rhétorique ponctuel, créant une analogie avec la Shoah, on a voulu empêcher tout examen rationnel des événements de Srebrenica. L'invariabilité même du nombre des disparus, resté inchangé depuis 1995 mais non confirmé par les exhumations, témoigne du traitement dogmatique de ce dossier. Le malaise est patent.
Ainsi, dans le Forum de la RSR du 26 mai dernier, Philippe Revaz posait la question à l'ex-procureur du TPI :
«Carla del Ponte, vous dites génocide ?»
La réponse a tout d'une esquive :
«Je dis génocide, parce que déjà on a eu des condamnations pour complicité de génocide, et déjà on a eu la confirmation que c'était un génocide à Srebrenica de la part de la Cour d'Appel du Tribunal [TPI]» (sic).
Il est significatif que Mme del Ponte se réfère non à la réalité du terrain, mais à la construction juridique qu'elle a elle-même contribué à créer.
Les juges de Ratko Mladić rendraient un réel service à la justice humaine en nous permettant de sortir des tautologies et des absurdités de ce genre. Pour cela, il faudra bien que l'on réponde à tête reposée et sans a priori à toute une série d'interrogations accumulées au fil du temps :
— Pourquoi a-t-on permis aux forces musulmanes de Naser Orić d'utiliser la zone démilitarisée de Srebrenica, entre 1992 et 1995, comme base arrière pour leurs incursions meurtrières dans les villages serbes environnants, et ce sous les yeux d'un bataillon de Casques bleus néerlandais ?
— Pourquoi le TPI a-t-il relâché Naser Orić sans instruire le massacre dûment documenté — par un médecin-légiste — de quelque 3280 Serbes des environs de Srebrenica ?
— Que vaut la déposition du témoin-clef Dražen Erdemović, mercenaire croate, relâché en échange de son témoignage accablant, mais non étayé par les faits, sur les exécutions de masse auxquelles il aurait lui-même participé?
— Pourquoi les Etats-Unis, par la voix de Mme Albright, ont-ils attendu le 10 août 1995 pour "révéler" le massacre de Srebrenica, alors qu'ils affirmaient disposer de photographies satellite du crime en temps réel?
— Pourquoi ces images n'ont-elles jamais été divulguées ?
— Quel rapport y a-t-il entre la conférence de presse du 10 août, qui focalisa l'attention du monde sur Srebrenica, et l'opération Tempête initiée en Croatie voisine le 4 août, et qui entraîna un nombre équivalent de morts et disparus du côté serbe, femmes et enfants compris ?
Le 15 avril 2011, le TPI a condamné des généraux croates pour cette opération, qualifiée de nettoyage ethnique planifié au plus haut niveau. Or celle-ci, on le sait maintenant, avait été encadrée par des officiers américains appartenant à un sous-traitant des forces armées US, la MPRI.
La crédibilité de l'administration américaine s'est effondrée depuis le mensonge des armes de destruction massive qui justifia l'invasion de l'Irak. Des soupçons inimaginables en 1995 viennent irrémédiablement à l'esprit en 2011.
Le général Mladić, objet de lа considération respectueuse de ses pairs de l'OTAN durant la guerre de Bosnie, n'est pas seulement un criminel de guerre présumé. C'est aussi un témoin capital d'une époque frénétique où la plupart des médias s'étaient interdit de réfléchir.
Annonçant son arrestation, le président serbe Boris Tadić a demandé que l'on tire aussi les conséquences du rapport de Dick Marty sur le trafic d'organes adopté par le Conseil de l'Europe — et aussitôt classé. Ce procès sera peut-être l'occasion ultime de faire toute la lumière sur ces années funestes, plutôt que de s'en tenir à une justice de représailles prioritairement dirigée contre le camp déclaré coupable.

Cet article de Slobodan Despot, directeur des Éditions Xénia, a paru dans Le Temps du 1er juin 2011. Il est ici donné dans sa version longue.
De ce même auteur, j'avais publié cet excellent petit texte sur Stalker.