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28/01/2014

2666 de Roberto Bolaño, 1 : au bord du précipice et du monstre romanesque, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Essdras M. Suarez (EMS Photography).

«En 1947, le couple retourne au Mexique. Barreda reprend ses relations quotidiennes avec ses anciennes connaissances. Celles-ci, ou l’air du Mexique, refont de lui le Barreda redouté d’avant la réconciliation : son caractère s’assombrit, il reprend goût à la boisson et aux petites chanteuses, il n’écoute plus sa femme, ne lui parle plus, rapidement les mauvais traitements verbaux arrivent et une nuit, après qu’Irma a défendu devant des amis l’honnêteté et les réussites du régime franquiste, Barreda de nouveau la bat.»
Roberto Bolaño, La littérature nazie en Amérique.

«L’histoire de l’humanité n’est pas l’histoire de la lutte des classes, c’est l’histoire des horreurs.»
Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe.

«Pour qu’un homme comprenne à quel point le matin peut être doux à son cœur et à ses yeux, il faut que la nuit lui ait été cruelle.»
Bram Stoker, Dracula.


Rappel

2052598186.jpg2666 de Roberto Bolaño.





1239574002.jpg2666 margaritas para los cerdos…, par Carmen Muñoz Hurtado.





3119289091.jpgDes os dans le désert de Sergio González Rodríguez.





Cette note inaugure une série de cinq articles consacrés au roman 2666 de Roberto Bolaño. Chacun de ces textes traitera de l’une des cinq parties qui composent le roman. J’ai longtemps repoussé le travail sur Bolaño et 2666, jugeant ce livre hors d’atteinte. Mais la perspective du dixième anniversaire de Stalker m’a incité à revenir sur mes appréhensions. Il suffit un instant de repenser à la décennie colossalement littéraire que Juan Asensio vient de boucler pour surmonter, en comparaison, la perspective d’un moindre investissement. J’avais vingt ans lorsque Stalker a fait son apparition. J’ai consulté assidûment les articles qui ont peu à peu investi la Zone, et, d’emblée, j’ai repéré la probité que je ne sentais guère à l’Université, milieu auquel je dois évidemment mes humanités, mais milieu dont je me suis lentement retiré ces dernières années faute d’y avoir trouvé la sincérité escomptée. Tout mon temps est désormais occupé par l’enseignement secondaire. Quant au reste, je le consacre modestement à l’écriture et à la traduction, à des niveaux si confidentiels que je ne devrais même pas en parler, et surtout à la réflexion littéraire, exercice vain tant il nous ramène à notre ignorance, exercice de surcroît enlaidi par toute une presse accablante de médiocrité, irrespectueuse de ce qu’elle est censée incarner et prodigieusement versée dans le mauvais copinage. Voilà une bonne raison de garder l’énergie, même dans les journées difficiles, et ceci explique pour l’essentiel mon choix de contribuer à Stalker depuis presque deux ans. Ces notes sur 2666 ne pouvaient en ce sens qu’être dédiées à deux personnes, ainsi qu’à une troisième qui correspond en réalité à un groupe : à Juan Asensio d’abord, à Roberto Bolaño bien sûr, ainsi qu’aux rares, très rares personnes qui m’ont aidé et qui m’aident encore à traverser les tempêtes.
Précisons enfin que toute la pagination de ces notes renvoie à l’édition de poche de 2666 (Éditions Gallimard, coll. Folio, 2011). Il est impératif, enfin, de signaler le nom de Robert Amutio, traducteur génial de Bolaño, à qui nous devons la chance de pouvoir lire un auteur non moins génial.

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Quelle attitude privilégier au contact d’un grand livre ?

À mesure qu’un certain journalisme dilettante s’est cru autorisé à discourir en toute complaisance sur la littérature contemporaine, celle-ci a perdu en cohérence, elle s’est formalisée de façon regrettable, mais surtout, elle a beaucoup perdu de son suivi critique. Considérée dans ses grandes largeurs, la critique du journalisme littéraire s’est vicieusement professionnalisée, habile à dissimuler ses carences derrière le protocole d’une médiatisation de masse, à l’endroit même, donc, où la qualité d’une œuvre se décide en fonction de sa capacité à être résumée et comprise par des individus qui n’ont aucune idée de ce que représente l’histoire littéraire, pas plus qu’ils n’ont eu de scrupule à transformer la vie de l’écrivain en quelque chose de scolaire et de spectaculaire, comme si le seul critère qui comptait, désormais, c’était d’être tête de liste dans un classement, réduit à une note moyenne, à une appréciation censée nous indiquer la probabilité d’être couronné par telle ou telle distinction automnale, ce qui se complètera, pour les plus conformistes des auteurs, par une tournée générale de télévision consanguine, entre chroniqueurs mondains et présentateurs d’une redoutable crétinerie. La conséquence directe de ces mystifications a été de rendre à peu près tous les livres équivalents, quand on n’a pas hardiment jeté l’opprobre sur les écrivains sérieux, quand on ne les a pas ringardisés, tout cela étant conduit par un regrettable impératif de productivité qui pousse la créativité dans un angle mort.
Au milieu de cette anarchie où le sentiment médiatique l’emporte sur la moindre intuition ou connaissance privée, il n’existe aucune littérature digne de ce nom. C’est l’une des raisons qui doit nous inciter à remettre en cause la simili-expertise du système médiatique, afin, plutôt, de préférer ce que l’on pourrait appeler les contre-allées de la critique, occupées, il faut bien le dire, par d’authentiques professionnels, en l’occurrence par des lecteurs qui ne confondent pas le désordre de leurs sentiments avec l’intuition qui préside à toute œuvre littéraire de qualité. Ces livres de qualité ont un contenu intrinsèque qui exige des sentiments autrement plus élaborés, non pas qu’ils s’adressent à des hyper-sensibles, mais ils invitent à la délicatesse et au temps long de la méditation. En s’imposant dès la première lecture, ces livres réveillent en nous des pressentiments, ils font remonter des souvenirs intuitifs, des objets antérieurs à nous, comme le poète se donne pour tâche de communiquer avec l’infini, car, en chantant pour un homme, il chante le destin de tous les hommes. Cela signifie que la scandaleuse binarité de l’opinion médiatique ne devrait pas avoir tant de place, attendu qu’un livre susceptible d’accorder d’emblée nos intuitions n’est pas réductible à l’impression du jour ni au temps qu’il fait, mais qu’il demande peut-être, au détriment d’une profession d’expertise, une sorte de profession d’ignorance qui pourra laisser s’exprimer ce qu’il y a de plus innocent ou de plus virginal chez celui qui se destine au commentaire d’une œuvre aussi clairvoyante (1).
Avec 2666, Roberto Bolaño propose un roman à la pensée si élargie que celle-ci déclasse tout de suite les avatars sentimentaux, de même qu’elle suggère une lecture prudente, progressive et forcément lacunaire. Parmi la multitude de questions posées par le livre, il nous faudra faire des choix, des découpages, des approximations, autant de preuves qu’il s’agit d’un roman exceptionnel, immunisé contre le défaut de superfluité. Tel que l’a fait remarquer Juan Asensio, on devine déjà la grandeur de ce livre en ce qu’il dialogue avec d’autres romans significatifs, que ce soit de manière transparente ou cryptique. Jusqu’où peut-on remonter dans la logique d’un texte qui, de surcroît, se présente à nous comme étant une œuvre posthume, la dernière officiellement écrite par Bolaño ? Il serait trop maladroit de parler d’une œuvre testament à l’intérieur de laquelle se révèlerait, à la suite d’une série d’efforts exégétiques et de recoupements divers, l’ensemble des énigmes littéraires qui ont accompagné l’auteur pendant ses années de création. Au lieu de nous en remettre à cette facilité, nous préférons parler d’un roman à la structure ouverte, de bout en bout transporté par une remarquable compossibilité littéraire, comme si le livre racontait toutes les histoires du monde à la fois, en se réservant simultanément les forces de raconter la sienne, c’est-à-dire celle de l’écrivain allemand Benno von Archimboldi, romancier introuvable, à l’apparence presque «incitable», un homme d’arrière-monde auquel ne s’intéressent plus que des factions éparpillées d’universitaires, un homme plein de dérobades et désormais soupçonné de vivre dans une zone très criminelle du Mexique.
Cette attitude de pondération que nous adoptons envers Bolaño, elle se justifie dans le texte même du roman, lorsque Mme. Bubis, l’éditrice de von Archimboldi, s’interroge sur le degré de compréhension que nous pouvons avoir d’une œuvre : «Mais elle se posait la question (et en passant elle la leur posait) de savoir jusqu’à quel point quelqu’un peut connaître l’œuvre de quelqu’un d’autre ?» (p. 52). Mme Bubis illustre le problème avec un exemple d’esthétique subjectiviste : si deux personnes qui peuvent se prévaloir d’une affinité certaine avec une œuvre éprouvent des sentiments différents à son contact, est-ce que cela signifie que l’un de ces sentiments est erroné ? Comme n’importe quel problème d’esthétique subjectiviste, il est difficile d’arrêter une réponse, et les différentes tournures que Mme. Bubis donne à son illustration nous rappellent l’épisode des goûteurs de vin de Don Quichotte. Sancho raconte que deux de ses parents furent mis à l’épreuve pour évaluer la saveur d’un vin. L’un repéra dans le breuvage un goût de fer, l’autre un goût de cuir. Ils ne purent s’entendre sur leur désaccord, aussi décida-t-on de vider le tonneau qui contenait ce vin. On aperçut alors une clé sur laquelle était attachée une lanière de cuir. Les deux parents de Sancho avaient chacun un peu raison, à ceci près qu’ils n’ont pas été suffisamment sociables l’un envers l’autre pour envisager la construction simultanée de leur délicatesse respective.

La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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