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11/09/2017

Vilnius Poker de Ričardas Gavelis : la faillite abominable de l’humanité soviétiforme, par Gregory Mion

Crédits photographiques : Alkis Konstantinidis (Reuters).

Cet article est dédié à Yohan Machenaud.

«Fuir seul vers le Seul.»
Plotin, Ennéades.

«Attintion à pas vous faire exterminer, là ! Z’êtes dins les z’ongles du démon Carpentchier ! lança le commandant à l’adresse de son lieutenant.»
Bruno Dumont, P’tit Quinquin.


Note préliminaire : notre propos se décline en quatre parties complémentaires qui respectent l’ordre du texte imposé par Ričardas Gavelis. Il ne faut donc pas se formaliser de certaines affirmations qui se retrouvent par la suite amendées car il en va ainsi tout au long du roman, les dires d’un personnage étant volontiers dédits par les paroles d’un autre malgré la confirmation rassurante de certains faits. Cette symphonie heurtée de voix discordantes produit une véritable mythologie de Vilnius à l’ère soviétique, capitale hantée par les cyclopes du communisme, ville-cœur souffrant d’une arythmie qui dévaste tout le corps de la nation. Nous avons essayé autant que possible de rendre hommage à l’impressionnante musculature de ce roman lituanien. À lui seul, il emporte dans son torrent les piètres babillages de la littérature française contemporaine, dont nous doutons qu’elle puisse un jour se relever de tout ce que Gavelis combattait. Car soyons convaincus de cela : une nation a rejoint son lit de mort quand elle donne à voir le désolant spectacle d’une politique illégitime qui n’est même plus contestée par ses romanciers, ceux-là étant occupés à servir le pouvoir dans toutes ses formes et en retour à être servis par lui.

I – Le communisme entre dévastation concrète et surestimation de ses nuisances

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On pourrait commencer par dire très facilement que Vilnius Poker (1) constitue en quelque sorte une brutale version romanesque de La fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch. En effet, de toutes les voix que Svetlana Alexievitch a pu compiler dans son livre, on a l’impression que Ričardas Gavelis les prend toutes à la fois sous son aile de géant et qu’il en approfondit la réalité objective par le biais d’une littérature forcenée. En d’autres termes, les multiples témoignages sur le désastre du communisme envisagé sur le temps long dans l’ouvrage d’Alexievitch se transforment dans Vilnius Poker en quatre moments resserrés, formant une tétralogie d’aveux grâce auxquels nous découvrons le visage crépusculaire d’une Lituanie exsangue, en phase terminale de peste rouge – ou de sclérose soviético-morphique. Comme l’indique en outre le titre du roman, l’action se concentre dans les rues de Vilnius, capitale effondrée d’une nation elle-même vidée de sa substance, le cœur de la Lituanie étant à l’arrêt depuis qu’il a été contaminé par le poison communiste. Nous sommes ainsi bien après la période d’incubation de la maladie et d’identification des symptômes. Ce que nous décrit Gavelis par l’intermédiaire de son quatuor confessant, ce sont les derniers soubresauts du cadavre national et même planétaire, le sentiment d’avoir atteint le point de non-retour en matière de servitude volontaire. L’homme lituanien passé au crible de l’idéologie communiste n’est plus qu’un avachi, une loque prosternée devant un défilé d’idoles braillardes et superficielles.
L’amertume exposée vis-à-vis du communisme est d’autant plus soutenue qu’elle provient d’abord d’un personnage aux abois, Vytautas Vargalys, un homme de cinquante-trois ans qui a subi le goulag et qui a été contraint d’abandonner son ancienne vie, sa femme et sa réserve d’illusions. Ses souvenirs sont ancrés dans le ressentiment le plus vif envers Staline, et bien qu’il s’exprime désormais dans le présent des années 1970, il est paniqué par l’ampleur du désastre, constatant de jour en jour l’expansion du vice idéologique et l’affaiblissement croissant de ses concitoyens. D’une rare lucidité, du moins selon l’idée qu’il se fait de lui-même, Vargalys doit faire face à un quotidien incessamment tracassé par la certitude d’être pourchassé par une meute de commissaires politiques ou de complices du régime. Sa vie prend donc des allures chaotiques et semble ne jamais pouvoir connaître le repos. En allemand, on dirait de lui qu’il souffre d’Unruhe, d’impossibilité de modérer les voix qui s’agitent dans sa conscience et qui le maintiennent dans une perpétuelle angoisse, l’acculant à la cadence infernale d’un exorbitant qui-vive. Les proportions de ses convulsions mentales sont parfois si intenses qu’elles nous donnent la sensation de partager l’expérience d’un grand paranoïaque. Mais quelles que puissent être les exagérations ou les hallucinations de Vargalys, elles n’en restent pas moins travaillées par la sournoise propagation du communisme à tous les niveaux de la société. L’imprégnation communiste de Vilnius est tout à fait incontestable et peu importe la tonalité choisie pour en restituer certaines particularités.
Il n’y a pas de répit dans les obsessions de Vargalys. Comme une espèce de Fox Mulder délocalisé dans l’Europe de la Guerre Froide, il mène une croisade solitaire afin de démanteler le plus gros scandale de l’humanité. Sa quête devient un mode d’existence haletant où les alliés se comptent sur les doigts d’une main. Il se bat contre «Eux» (p. 11) (2), en l’occurrence une entité fantomatique qui se situe à la fois partout et nulle part, une insondable agglomération d’agents démiurgiques dont les pouvoirs paraissent illimités. Il se peut même que ces vicieux ectoplasmes aient le contrôle de nos pensées (cf. p. 11). Profitant de plusieurs décennies de contagion et de propagande, ces individus impalpables sont en quelque sorte des bâtisseurs de mondes clos. La stratégie est aussi ancienne qu’efficace : la division acharnée de l’espace et des flux vivants renforce le règne d’une puissance organisatrice exclusive et impose une temporalité contrôlée de part en part, comme autrefois la cloche de l’église sonnait des moments codifiés dans toutes les paroisses. Dans un contexte politique, ce degré de surveillance et de domestication suppose une ambiance pastorale où le peuple s’accomplit dans un comportement grégaire. Les hommes ne sont plus des animaux politiques susceptibles de délibérations engagées ou de réflexions sur la coexistence; ils sont garrottés dans une camisole de force qui réfrène toutes leurs initiatives, épuisés par une ville hétéro-normée au sein de laquelle il est impensable de se démarquer ou de s’affirmer en propre à l’instar d’un sujet pensant. En refusant l’individualité à ses administrés (cf. pp. 196 et 285), la ville de Vilnius instaure une pétrification généralisée qui s’appuie sur l’exaltation d’un principe d’identité massif. Puisque l’identité fait l’objet d’une normalisation outrancière (cf. p. 109), on assiste à la dénaturation progressive des habitants, à leur insoutenable mise en équivalence, alors que la vie, en principe, s’entend comme ce qui teste toutes les différences et porte chaque vivant à un seuil de différenciation toujours plus prononcé. Or en niant la courbe accidentée d’un essaim d’individus au profit de la rectitude linéaire d’une concentration de citoyens atomisés, Vilnius, telle qu’elle est brossée par le résistant Vargalys, cristallise un état de délabrement et s’enterre dans un cimetière géant. À l’inverse de la prodigalité de la nature qui crée du vivant par-delà toutes les merveilles qu’elle promet, le communisme de Vilnius contingente cette génération infinie de la vie (genesis), accélérant la corruption (phtora) de ce qui parvient à passer à travers les mailles de ce filet asphyxiant. Ce goulot d’étranglement limite ainsi dès le début la charge de l’élan vital, le nouveau-né se trouvant d’emblée assujetti à un genre de respiration artificielle, voire subordonné à un placement sous perfusion dont l’objectif consistera en une paralysie du sang, une coagulation interne symbolisant la négation du devenir (3). Ce communisme-là est donc un projet fatal d’homogénéisation des différences par les voies démagogiques de l’égalitarisme, empêchant les innombrables formes de vie d’atteindre leurs Formes singulières respectives. Et il y a pire encore : en désirant atrophier le conflit des différentes forces relatives à la créativité généreuse de la nature, le communisme se vautre dans une ambition résolument a-biologique, antinaturelle.
La question du devenir contrarié est d’ailleurs très tôt soulevée dans le texte inapaisé de Vargalys. La perturbation de l’écoulement sanguin est anticipée par le figement de la Néris, la rivière qui zigzague tant bien que mal dans Vilnius, telle une aorte encombrée d’un épouvantable caillot (cf. p. 37). On observe par conséquent des eaux stagnantes, un courant suspendu, et cela remet en cause le célèbre fragment d’Héraclite qui stipule que l’on ne descend jamais deux fois dans le même fleuve, eu égard au caractère ininterrompu de l’écoulement qui désigne le devenir de toutes choses. L’image du fleuve héraclitéen n’est donc pas seulement la perception immédiate d’une eau vive qui ne cesse de couler, mais elle est aussi la perception plus fine du corps chaque fois vieillissant du baigneur, tout comme elle est encore la perception extrêmement lente de l’érosion qui modifie discrètement le parcours de l’eau. Par contraste, la Néris a été médusée, et avec elle ont été médusés les baigneurs potentiels et l’activité souterraine de la nature. Nommément cité par Vargalys, le philosophe Héraclite, oracle du devenir, doit s’incliner ici devant la banquise ontologique de Parménide où toute l’énergie du devenir a été gelée (4). Cette fossilisation de la Néris défigure Vilnius et suscite une «nécropole mentale» (p. 319). En tant que telle, Vilnius incarne la métropole de l’inexistence, l’incapacité pour qui que ce soit de sortir de lui-même, de se jeter dans le monde et d’être dignement en situation. Le carcan de Vilnius profère des écrasements insurmontables et inflige des douleurs énormes pour ceux qui voudraient se mouvoir dans un univers tétanisé (cf. pp. 317-8). À partir de ce point de vue partial mais courageux, on pourrait définir le communisme comme une glaciation irréversible du devenir. L’insurgé Vargalys va même plus loin en nous suggérant la possibilité d’un glacier excrémentiel (cf. p. 107), une déferlante fécale sans précédent qui proviendrait des intestins pourris de Staline le Défécateur Universel (cf. p. 106), maître à penser d’un «royaume du purin», ambassadeur d’un «dieu merdique» pour «un peuple merdique» (p. 106). Cette reductio ad stercorum des Lituaniens est pour le moins violente, presque abusive également, toutefois elle a le mérite de déterminer avec netteté l’exaspération de Vargalys, dont les emportements et les champs lexicaux de la charogne traduisent les convictions de Ričardas Gavelis, un écrivain qui n’avait pas vocation à s’adresser à des lecteurs pudibonds souvent responsables de l’ordre établi.
Les volontés de Moscou ont asservi la Lituanie (cf. p. 22) et ont sali Vilnius jusqu’à en faire la cuvette de Dieu (cf. pp. 228-9). Les projets moscovites de domination sont en outre connectés à un faisceau de vassalité millénaire, et c’est pourquoi Vargalys évoque l’image d’une «méduse cosmique», archétype d’une viscosité immortelle issue du fond des âges, créature fuyante contre laquelle il est difficile de se battre et dont il est insensé de vouloir se délivrer. À l’échelle spatio-temporelle de cette méduse invincible, Vilnius ne représente que l’un de ses nombreux filaments mortifères. Quiconque y est confronté subit la tétanie, c’est la raison pour laquelle en définitive «Vilnius gagne toujours» (p. 237). On comprend dès lors que le communisme stalinien et ses prolongements ne sont que des variétés particulières de la tyrannie universelle qui suffoque le monde depuis les premiers soubresauts de la vie sociale. Ainsi le combat de Vargalys se déroule sur deux fronts à la fois : d’abord le front lituanien, ensuite le front de la Terre entière. Le détraquement universel des consciences tend à justifier une longévité exceptionnelle des tyrans qui, de siècle en siècle, se sont transmis les méthodes effectives de l’asservissement et les documents secrets d’une psychologie des foules (cf. p. 46). Nous avons cependant affaire à des présences intangibles, évanescentes, comme si derrière chaque tyran de chair se dissimulait un cortège de spectres réellement décisionnaires. Être invisibles et malfaisants, ils appauvrissent le langage et la pensée, ce qui signifie au fond qu’ils participent d’un rabaissement ontologique majeur (cf. pp. 60 et 160). Ils ont le «regard du néant» (p. 61), l’orbite pétrificatrice qui dévitalise tout ce qu’elle toise, confirmant une volonté de néant typique de la faiblesse, une pulvérisation des intensités vitales que Nietzsche dissocierait d’une volonté de puissance qui synthétise la multitude infinie des forces en devenir. En toute rigueur, cette chapelle de fantômes jette un œil panoptique et paralysant sur le monde. À Vilnius et ailleurs, un œil immense darde une inquiétante pupille sur des hommes et des femmes qui sont en retour frappés de cécité. Il en résulte de toute évidence des peuples apathiques et aveuglés, impropres à entamer un mouvement libérateur.


La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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