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08/09/2021

Un cœur si blanc de Javier Marías

Photographie (détail) de Juan Asensio.

JM.JPGSi quelques lignes seulement suffisent à vous donner la certitude qu'un texte appartient au domaine de la littérature, moins étendu qu'on ne le pense par ces temps d'aplanissement généralisé et d'extension du domaine du bavardage, la première page d'Un cœur si blanc, vous y fait pénétrer sans détours.
Je donne cette première phrase du septième roman de l'écrivain, paru en 1992 (1), dans sa langue d'origine : «No he querido saber, pero he sabido que una de las niñas, cuando ya no era niña y no hacía mucho que había regresado de su viaje de bodas, entró en el cuarto de baño, se puso frente al espejo, se abrió la blusa, se quitó el sostén y se buscó el corazón con la punta de la pistola de su proprio padre, que estaba en el comedor con parte de la familia y tres invitados», bien certain qu'il n'est pas vraiment besoin de connaître l'espagnol pour goûter la musicalité de ces quelques mots que Javier Marías n'en finira pas de développer, d'étendre, de broder comme s'il s'agissait d'un motif dans le tapis, mais aussi de défaire, d'entremêler à d'autres mots et phrases qui ne manqueront pas de les recouvrir, de les rappeler comme une ligne de basse lancinante, dont les transformations perpétuelles forment un roman aussi remarquable qu'inoubliable, qui semble chuchoter à votre oreille et lui rappeler des vérités essentielles, qui sont l'essence même de la littérature, et que nous pourrions regrouper en quelques vocables puissants comme : illustration plus d'une fois saisissante des déformations de la perception, enchaînement de la réalité au langage, sans laquelle elle n'est rien, et n'a peut-être pas même existé, ou encore prodigieuse toile dans laquelle ce dernier enserre, depuis des temps immémoriaux, l'homme, vérité et mensonge confondus, secret et révélation mélangés, lente progression de la corruption et du Mal de la bouche à l'oreille, de celle-ci jusqu'aux muscles bandés pour commettre l'acte ou le forfait, the deed, comme l'illustre le titre du roman, qui est un vers de Shakespeare extrait de sa pièce la plus noire, Macbeth (2).
L'inquiétude est première, immédiatement perceptible, et pas seulement parce qu'elle éclate sous la forme d'une description minérale d'un suicide in medias res, annoncé par rien, remarquable illustration de la puissance du narrateur omniscient et en même temps constamment la proie d'un doute méthodique porté contre l'essence de la réalité, comme si rien de ce qui arrivait n'arrivait vraiment, «que tout a eu lieu et en même temps n'a jamais eu lieu, parce que rien n'arrive sans interruption, rien ne perdure, rien ne persiste, ne se rappelle constamment», même «la plus monotone et routinière des existences [qui] s'annule et se nie elle-même dans son apparente répétition au point que rien ni personne n'a jamais été le même auparavant, et la faible roue du monde est mue par des sans-mémoire qui entendent et voient et savent ce qui n'est pas dit et n'a pas lieu, est inconnaissable et invérifiable» (p. 353). Plus subtilement encore, cette inquiétude semble être accrue par de discrètes notations sur la précipitation qui est celle de notre époque (cf. p. 18) et la fausseté des liens que nous pouvons y tisser entre personnes et même, de femme à mari, d'homme à épouse (cf. p. 19), inquiétude qui ne va cesser non seulement de grandir jusqu'à contaminer le présent et le temps qui n'est plus ou pas encore, mais d'adopter plusieurs formes de déploiement, loin du regard et, pourtant, jamais hors de portée du narrateur qui nous avoue souffrir d'une étrange maladie consistant «à vouloir tout comprendre» (p. 43, l'auteur souligne). Cette volonté faustienne est aussi la preuve de sa plus grande impuissance, de ce que nous pourrions appeler l'exaspération de sa propre tentation au nihilisme, afin que telle très discrète allusion à la protection qu'offre la vie au sein d'un couple uni (cf. p. 354) ne constitue, comme dit l'autre, l'écrivant si plat, la possibilité d'une île.
L'inquiétude, avec, aussi, une espèce de sentiment rampant de culpabilité, s'explique bien sûr par des raisons purement psychologiques et affectives, mais les supputations sur notre impossibilité à retrouver ce qu'il est convenu d'appeler l'expérience du réel sont tout autre chose, et celles-là bien davantage inquiétantes pour le coup. Une faille sépare la réalité de la possibilité de la dire et, la disant, d'en retrouver l'essence véritable, puisque «vient un moment où l'on confond ce que l'on a vu et ce que l'on vous a raconté, ce qui vous est arrivé et ce que l'on a lu» (p. 305).
Vieux problème philosophique s'il en est que celui consistant à constater, amèrement ou pour prétendre y pallier, que «même les choses les plus ineffaçables ont leur temps, comme celles qui ne laissent pas de traces ou n'ont pas lieu», raison qui explique assez notre premier réflexe puisque, alors, nous nous empressons de les noter, de les enregistrer ou de les filmer, «si nous multiplions les aide-mémoire, en essayant même de remplacer ce qui est arrivé par les notes prises, l'enregistrement ou l'image de ce qui s'est passé, en sorte que ce qui arrive réellement depuis le début soit ce qui a été noté, enregistré ou filmé et rien d'autre» (p. 40) ce qui, nous assure l'écrivain, ne suffit bien évidemment pas, puisque «même dans ce perfectionnement infini de la JM-Macbeth.JPGrépétition nous aurons perdu le temps pendant lequel les choses ont vraiment eu lieu» (pp. 40-1); et c'est alors même que nous essaierons à n'importe quel prix de retenir le temps passé, de le revivre ou de le reproduire qu'un «temps différent aura lieu au cours duquel, sans doute», nous vivrons de nouvelles expériences ou ne ferons rien du tout puisque, tout occupés à tenter de saisir le passé aboli, si fugace, nous ne vivrons tout simplement plus véritablement, et «parce que nous le laisserons passer hors de nous comme s'il n'était pas nôtre, dans cette tentative morbide de le faire durer et revenir quand il est déjà passé».
La leçon qu'en tire notre narrateur, interprète (comme sa femme) de son état, est pour le moins sombrement lucide : «Parfois, j'ai le sentiment que rien de ce qui arrive n'arrive vraiment, parce que rien n'arrive sans interruption, rien ne perdure, ne persiste, ne se rappelle constamment, et même la plus monotone et routinière des existences s'annule et se nie elle-même dans son apparente répétition, au point que rien ni personne n'a jamais été le même auparavant», et, continue l'auteur, que «la faible roue du monde est mue par des sans-mémoire qui entendent, voient et savent ce qui n'est pas dit et n'a pas lieu, est inconnaissable et invérifiable» (p. 41), un passage que j'ai du reste déjà indiqué, mais répété plus d'une fois, modifié légèrement (ou pas) dans plus d'une page de notre roman.
Or, et c'est peut-être le sujet essentiel de ce grand roman et son enjeu phénoménologique, il s'agit bel et bien de choisir, de retenir nous l'avons vu, de parvenir «à tracer une ligne qui sépare ces choses équivalentes, faisant de notre histoire quelque chose d'unique qui puisse être raconté et remémoré» (p. 42), preuve que la réalité n'est rien de solide sans un langage articulé pour la dire, si, comme le narrateur, nous nous installons «dans la conviction ou la superstition que ce qui ne se dit pas n'existe pas» (p. 55), langage articulé mais pas seulement, par chance, à vrai dire moins, beaucoup moins qu'un roman complexe et tortueux, par exemple telle mélopée lancinante, répétée, chantonnée, comme s'en souvient le narrateur alors qu'il se trouve dans une chambre d'hôtel, son épouse malade sur un lit et qu'il écoute au travers de la cloison qui les sépare un couple adultère, par toutes les femmes quel que soit leur état, leur condition, leur âge, comptine elle-même inquiétante («Mamita, mamita, yen yen yen, un serpent m'avale, yen yen yen», p. 57, l'auteur souligne), mais tout de même beaucoup moins inquiétante que les derniers mots de ce chapitre, nous montrant le narrateur secouant la braise de sa cigarette, commençant «à faire un trou incandescent sur le drap» : «Je crois que je l'ai laissée s'agrandir contre toute prudence, car j'ai regardé pendant quelques secondes le cercle croître et s'élargir, une tache à la fois noire et rougeoyante qui rongeait le drap» (p. 65) sur lequel sa femme, épuisée, repose, mais drap qui sera aussi, nous l'apprendrons à la fin du roman, celui sur lequel une autre femme, qui aurait pu être la mère du narrateur et jamais ne l'aura été et pour cause, mourra carbonisée, la cendre étant tombée de la cigarette fumée par son mari, qui n'est autre que le père de notre narrateur.
JM.JPGCes signes discrets, comme autant d'indices dispersés dans le texte, sont une illustration supplémentaire de ce vertige des possibles qui est infini angoissant, surtout pour le narrateur, interprète de son état je l'ai dit, qui a été contraint, pour vivre, de recevoir «de façon très complète et privilégiée une information de toute première main sur tous les aspects de la vie des différents peuples» (p. 67), ce passage étant suivi d'une longue énumération de savoirs et de disciplines plus ou moins inutiles mais, hélas, tous parfaitement vraisemblables voire résolument réels, de discours au jargon insupportable bien qu'uniformisé dans toutes les salles de conférence du monde, «jargon inhumain» (p. 74) nous précise le narrateur, novlangue plutôt qu'il s'agira non seulement, donc, de traduire le plus fidèlement possible mais, surtout, sauf à devenir fou, d'oublier une fois ce travail alimentaire accompli, tout en gardant à l'esprit qu'il peut être décidé d'adjoindre, pour vérifier l'exactitude de sa traduction, un interprète dit filet, donc de secours, à un autre interprète, et un troisième chargé de surveiller le deuxième, «et ainsi de suite, à l'infini, je le crains, des traducteurs contrôlant des interprètes et des interprètes contrôlant des traducteurs, des conférenciers contrôlant des congressistes, des dactylos des orateurs, des traducteurs des gouvernants et des huissiers des interprètes» (p. 75), infini kafkaïen, preuve de cet extraordinaire humour de l'écrivain qui jamais n'hésite à se moquer, bien que discrètement, de la bêtise de notre époque, de ses travers (cf. pp. 18, 104, 126, etc.), infini absurde, confinant au nihilisme, qui est le miroir inversé, déformant, d'un autre infini, celui des mots, des mots et des conséquences qu'ils induisent, des gestes qu'ils provoquent lorsqu'ils sont racontés, remémorés, chuchotés à l'oreille entre amants, de Lady Macbeth à son époux, du narrateur à son épouse, Luisa, du père du narrateur à chacune de ses trois épouses, toutes mortes, la langue, dans le cas de la plus noire tragédie de Shakespeare, étant l'arme de la femme ayant honte que son cœur soit si blanc, la langue, écrit superbement le romancier, «comme une goutte de pluie qui tombe de l'auvent après l'orage, toujours au même endroit où la terre s'amollit jusqu'à en être pénétrée, formant un petit trou et peut-être un conduit, non comme la goutte du robinet qui disparaît par la bonde sans laisser de trace sur la porcelaine ou comme la goutte de sang que l'on arrête aussitôt avec ce que l'on a sous la main, un linge, un pansement, une serviette, parfois de l'eau ou seulement la main, la main de celui qui perd son sang s'il est encore conscient et ne s'est pas blessé lui-même, la main qui se porte à l'estomac ou à la poitrine pour boucher l'orifice» (p. 94), cette main que nul n'a pu poser sur l'orifice creusé par la balle tirée à bout portant sur le sein de celle qui aurait pu être, elle aussi, la mère du narrateur, et cela dès l'ouverture du roman, cette main, du narrateur ou du père, qui décidément ne peut s'empêcher de faire tomber des cendres, encore rougeoyantes (ou pas) de sa cigarette sur des draps qui pourraient bien s'embraser avec un corps endormi (ou préalablement tué).
Les mots, comme les gestes, les idées et les actions, se répètent d'âge en âge, puisqu'une «instigation n'est rien d'autre que des mots, des mots sans maître que l'on peut traduire et qui se répètent de bouche en bouche, de langue en langue et de siècle en siècle, toujours les mêmes, induisant les mêmes actes depuis les temps où il n'y avait personne au monde, pas de langues, et pas d'oreilles non plus pour les entendre» (p. 96), qu'il s'agisse des mots de la femme du meurtrier de son roi, Macbeth, ou des mots que confiera le père à sa deuxième femme (celle qui s'est suicidée, et qui s'est suicidée à cause de ces mots qui lui ont été confiés), s'il est parfaitement vrai que «chaque pas, chaque mot, en n'importe quelle circonstance (dans l'hésitation ou la détermination, dans la sincérité ou le mensonge) a des répercussions inimaginables qui touchent ceux qui ne nous connaissent pas ni ne le cherchent, ceux qui ne sont pas nés ou ignorent qu'ils auront à souffrir de nous» (p. 108), cet enchaînement des mots aux actions construisant un prodigieux univers invisible (mais pas inaudible) où «personne ne sait l'ordre des morts ni celui des vivants, ni à qui reviendra d'abord la peine ou d'abord la peur» (p. 118) ou même aucun de ces deux sentiments mais une véritable confusion, une superstition dit le narrateur, «celle de ne pas savoir ce qui peut porter bonheur ou malheur, parler ou se taire, ne pas se taire ou ne pas parler, laisser les choses suivre leur cours sans les invoquer ni les conjurer ou intervenir verbalement pour l'infléchir, les verbaliser ou ne pas faire d'observations, mettre en garde ou au contraire ne pas donner d'idées» (pp. 118-9).
Il existe ainsi une espèce de communauté, non seulement discrète mais invisible, des gestes tout autant que des mots, des actes réels ou bien imaginaires, engloutis dans le passé ou à jamais incréés et qui, tous, mots, actions, gestes et même pensées, sont destinés à être rejoués : Berta et son mystérieux amant qui est peut-être celui que le narrateur, lors de son voyage de noces, a entendu mais n'a pas vu, ce dernier, amant d'une mulâtresse alors qu'il est marié à une Espagnole qui n'en finit pas de mourir et que sa maîtresse lui demande de tuer, comme si l'univers tout entier était condamné, non à la reprise kierkegaardienne, signifiante, mais à la redite si phénoménalement propagée par la technologie moderne (3), autant de «possibilités infinies» (p. 203), autant d'accumulations de «problèmes, d'insistances, mais aussi d'offenses et d'humiliations», puisque «tout le monde oblige tout le monde» (p. 232), raisons pour lesquelles «nous sommes pleins de remords et d'occasions perdues, de confirmations, d'assurances et d'occasions saisies, quand il s'avère que rien n'est sûr et que tout se perd», ou peut-être même, ajoute notre si pessimiste narrateur, qu'il n'y a «jamais rien eu» (p. 234), rien qui se puisse dire en tout cas si, toujours, dire c'est travestir la réalité, puisque «raconter déforme», et que «raconter les faits déforme les faits, les falsifie et les nie presque», car «tout ce qui est raconté devient irréel et approximatif», comme si la vérité dépendait du fait que les choses restent à tout jamais cachées, à tout jamais hors de portée de l'énonciation, dans le secret (4) qui est, peut-être, l'un des véritables sujets de notre roman bien que j'en doute fort, la vérité qui, contrairement à l'idée sotte que l'on s'en fait, jamais ne brille, «car la seule vérité est celle que l'on ne connaît ni ne transmet, celle que l'on ne traduit pas en mots ou en images, celle qui est cachée et non vérifiée», en somme, le secret du père du narrateur qui se tait et, lorsqu'il parle à la femme de son fils, se tait encore, à sa manière, en s'approchant de plus en plus de l'horreur de l'acte qu'il a commis plusieurs dizaines d'années plus tôt, tuant une femme sans presque y penser, et c'est d'ailleurs pour cela qu'on ne cesse de raconter et que l'on raconte tout pour, justement, «que rien ne soit jamais arrivé, puisqu'on le raconte» (p. 241), comme si la parole, et elle seule, pouvait nous préserver du noyau d'invincible horreur, non parce qu'elle parviendrait à le pénétrer mais parce qu'elle ne pourrait, en tentant de la dire, qu'en trahir l'identité maléfique.
Corazon.JPGSerait-ce, selon la bouleversante intuition de Carlo Michelstaedter, estimer que la véritable présence, la vie réelle et non rêvée, demeurent hors de notre portée, de toute rhétorique, et se tient dans la persuasion ? Déterminer que Javier Marías a lu le jeune penseur à la destinée tragiquement géniale (comme il en a lu tant d'autres, de Faulkner à Stevenson, de Sterne à Conrad, etc.) est peut-être un plaisir de lecteur savant, mais cela ne change finalement pas grand-chose, voire absolument rien au propos de l'écrivain qui lui-même figure un narrateur qui n'en finit pas de raconter la même histoire démultipliée par une multitude de jeux de miroir, en une correspondance infinie laquelle, elle aussi bien sûr, jamais ne saisit la réalité mais tend, à l'infini selon la formule mathématique des lignes parallèles, à la rejoindre, le doute, le secret, l'inquiétude et, finalement, la littérature se nichant dans cet espace impossible qui est toujours sur le point de s'abolir, se refermer comme si, en effet, rien n'existait, ou alors que ce qui jamais ne sera dit, raconté, répété, écrit, trahi mais, alors, ou de toute portée non seulement d'énonciation mais de volonté d'énonciation. On ne peut trahir, banaliser, faire mentir, ce dont on ne connaît même pas l'existence.
Pourtant, le père du narrateur, dont nous apprenons assez tard qu'il se prénomme (le narrateur, pas le père) Juan, finit par raconter à sa belle-fille, Luisa, le secret qu'il avait peut-être espéré pouvoir oublier, qui a créé, depuis le début de l'histoire, ce sentiment indéfinissable de danger dans lequel Juan ne cesse de se débattre depuis qu'il a épousé Luisa. Raconter est la chose la plus simple du monde finalement, car, alors, «il suffit de commencer, un mot après l'autre» (p. 328), dans un monde saturé de paroles, de mots, de récits, car il est évident que «le monde entier ne cesse de parler, à chaque instant des millions de conversations, de récits, de déclarations, de commentaires, de potins, de confessions sont dits et entendus et personne ne peut les contrôler» (p. 320), comme si les choses elles-mêmes voulaient être racontées, «peut-être pour entrer en repos, ou devenir enfin fictives» (p. 296), et alors «la bouche est toujours pleine et c'est l'abondance» (p. 172), comme celle du Vieux Marin de Coleridge, ou comme celle de la téméraire et inlassable narratrice d'Absalon, Absalon ! de Faulkner, la bouche et l'oreille de celui qui écoute, même s'il ne l'a pas voulu : «Celui qui dit est insatiable et insatiable est celui qui écoute, celui qui dit veut maintenir l'attention de l'autre indéfiniment, il veut entendre et savoir encore et encore, même si ce sont des inventions ou des mensonges» (p. 321). S'opposent alors, symboliquement, le fils et son père, le premier qui confesse avoir «une tendance à vouloir tout comprendre, tout ce qui est dit et parvient à mon oreille, même de loin, même si c'est dans l'une des innombrables langues que je ne connais pas, même si ce sont des murmures inaudibles ou des chuchotements imperceptibles» (p. 317, l'auteur souligne), le second qui, assumant le rôle de témoin d'un événement passé, est le seul à connaître la vérité sur la mort de sa première femme, et sur ce qui a causé le suicide de sa seconde femme, et, par ricochet (de conversation, pourrait-on dire), l'infarctus du père de cette dernière (5) : «il n'y a que moi qui le sache, il n'y a que moi pour le remémorer, et ce qui s'est passé m'apparaît très flou, comme si la mémoire, comme les yeux, s'usait avec l'âge et n'avait pas assez de forces pour voir clairement» (p. 319), et le fait de rappeler ce qui a eu lieu, de passer à confesse en somme, va redonner vie, une vie paradoxale, à l'événement qui a eu lieu, mais qui a disparu des consciences comme s'il n'avait jamais eu lieu, comme il en va de tout événement «non enregistré, ou pire, ni su ni vu ni entendu», car, alors, il n'y a bien sûr «plus aucun moyen de le restituer» (p. 316), même si nous avons gardé à l'esprit le fait que raconter, c'est peut-être abolir la réalité, la vérité cachée, tenue secrète. Rien n'existe hors du langage qui répète très peu fidèlement ce qui a eu lieu, bien moins fidèlement que des moyens d'enregistrement modernes, mais, dès qu'on cherche à retrouver les contours, la signification de ce qui a eu lieu, essayer de le dire l'éloigne invinciblement de nous, évoquer un événement dont, seul, on a été le témoin (et pour cause dans le cas d'un meurtrier !) revenant à l'annuler, l'annihiler, le faire disparaître en l'enserrant dans les rets de l'énonciation, à moins bien sûr qu'il ne nous faille craindre, comme plusieurs fois le répète le narrateur, une contamination de la bouche à l'oreille, les mots ne cessant jamais de provoquer des pensées, d'autres mots, des gestes, dans ce monde où nul ne sait de qui il est, en vérité, le débiteur.
JM1.JPGSi ce que l'on tait «devient un secret que l'on finit tout de même parfois par raconter» (p. 267), c'est peine perdue car «la verbalisation nivelle les choses qui sont distinctes comme actes et ne peuvent se confondre» puisque «embrasser ou tuer quelqu'un sont sans doute opposés, mais raconter le baiser et raconter la mort les assimile et les associe aussitôt, établit une analogie et érige un symbole» (p. 266) dont il ne sera plus possible de se débarrasser, à moins, hypothèse discrète de l'auteur, d'avoir recours à une espèce de langage pré-verbal, la langage de l'enfance, composé de «phrases décharnées et absurdes» et qui «subsistent dans les regards, dans les attitudes, dans les gestes, dans les mimiques et dans les sons (les interjections, ce qui n'est pas articulé) qui peuvent et doivent aussi être traduits car ils sont bien souvent clairs, ce sont eux qui disent réellement quelque chose et s'enracinent vraiment dans les faits (la haine sans contrainte et l'amour sans partage), sans la souffrance d'un peut-être et d'un qui sait, sans l'enveloppe des mots qui ne servent pas tant à faire savoir, à relater ou à communiquer qu'à confondre, cacher et à éluder les responsabilités» (pp. 265-6, l'auteur souligne), puisque «dans la simple énonciation se trouve déjà l'altération ou la négation de ce fait ou de cet exploit» (pp. 261-2), mais pas dans cette monotone ondée du sous-langage, d'un langage non point sans âme au sens que donna Armand Robin à cette expression, mais plus proche d'une rustre vérité.
C'est l'épouse de Juan qui force son beau-père à parler, comme c'est Lady Macbeth qui ne cessera d'instiller le poison dans l'oreille, certes assez largement tendue, de son meurtrier d'époux, l'écrivain estimant que Lady Macbeth est moins coupable d'avoir été l'instigatrice du forfait (ou plutôt de l'exploit, «the deed») de son mari, «ni même d'avoir préparé la scène et d'y avoir collaboré par la suite, de s'être rendue près du cadavre encore chaud et sur le lieu du crime pour faire retomber la culpabilité sur les gardes», mais bien plutôt «d'avoir connaissance de cet acte et de son accomplissement» (pp. 94-5), et c'est donc l'épouse de Juan qui demande à son beau-père de parler, de raconter, car «tout peut être raconté», comme c'est la seconde (en fait, la deuxième) femme du père qui le pousse à parler, et qui se tuera ensuite une fois que son mari lui aura avoué son crime, puisqu'il «suffit de commencer, un mot après l'autre», surtout s'il n'y a pas de moment plus spécifique qu'un autre «pour quoi que ce soit, tout est là, et ne demande qu'à revenir» (p. 178) dans la mémoire labile du monde que constituent non point tant les gestes, actions et faits exécutés, perpétrés ou commis, que les mots chargés de les dire ou, au contraire, de les taire, les maintenir à tout jamais cachés, comme si, de fait, jamais ils n'avaient existé, puisque la seule chose qui demeure, timide et inflexible, répétée d'âge en âge, est «ce chant féminin» continuellement «fredonné entre les dents», et «qui n'est pas destiné à être écouté, encore moins interprété ni traduit, ce chant insignifiant, involontaire et sans destinataire que l'on entend, que l'on apprend et que l'on n'oublie plus» (p. 361), comme le narrateur, depuis son enfance, ne l'a pas oublié, ce chant qui, moins qu'un récit faisant office de témoignage de ce qui, autrement, aurait à tel point été oublié que c'est comme s'il n'aurait jamais existé, peut conserver ce qui a été, l'histoire et son éternelle redite («fair is foul, and foul is fair», écrit Shakespeare, et Javier Marías, lui, répétant toujours le même motif et, mieux que cela, le même genre de tournure de phrase, refermée sur elle-même : «Dans la pièce où travaille Luisa quand elle travaille à quelque chose, il n'y avait rien qui prouvât qu'elle avait travaillé à quoi que ce fût ces derniers temps», p. 312), comme si, décidément, nous ne pouvions être déclarés coupables que «d'entendre les mots, ce qui est inévitable», et pas d'autre chose, mais jamais de les avoir prononcés, même si ce sont ces mots-là qui poussent l'autre, l'homme ou la femme, à agir, tuer ou se suicider, même si celui qui parle n'a lui-même rien fait, bien qu'il sache parfaitement qu'il oblige l'autre, «avec sa langue à l'oreille, sa poitrine contre le dos, la respiration saccadée, la main sur l'épaule et l'incompréhensible chuchotement qui nous persuade» (p. 337), provoquant, comme dans la plus noire pièce de Shakespeare, une pensée d'une telle netteté et d'une telle force «qu'il ne peut rien y avoir entre elle et son accomplissement» (p. 342), rien entre la main du meurtrier (de celui qui ne l'est pas encore et qui, pour l'éternité, aurait pu refuser de l'être si seulement...) et la gorge si blanche (le cœur, nous n'en sommes jamais certains) de la femme qu'il va tuer.
racheté.JPGÉvoquer un roman aussi mémorable que celui-ci, subtil dans la disposition d'intention et de motifs sans cesse répétés, répétés jusqu'à former une toile que l'on dirait sébaldienne ou, plus nettement encore, faulknérienne, bref éminemment littéraire, serait une tâche incomplète si j'omettais d'ajouter quelques mots sur sa lecture proprement dite ou, pour singer le discours universitaire, sur sa réception. J'ai commencé à lire ce roman, qui ces dernières années m'a été recommandé par plusieurs personnes ne se connaissant évidemment pas les unes les autres et qui, si on les en avaient avisées, auraient été toutes absolument étonnées de m'avoir conseillé le même livre, bien que pour des motifs différents, durant l'été mais, perte ou vol, mon exemplaire (avec les Nouvelles minutes d'un libertin de François Sentein faisant suite à un premier volume de mémoires évoqué sur ce blog) a disparu entre une plage immense proche de la ville de Dieppe et le parking, éloigné d'une vingatine de kilomètres de celle-ci, d'une grande surface commerciale implantée dans une région qui, naguère encore, s'appelait la Haute-Normandie. Mes deux exemplaires étaient, comme le sont tous les livres que j'ai lus, truffés de signes (y compris pour signaler, dans le texte de Sentein uniquement, quelques fautes) et de notations, et j'ai senti, au moment où j'ai constaté, le jour suivant, leur disparition, un pesant découragement, me disant que ma relecture de ces deux textes jamais ne pourrait être tout à fait la même que ma lecture, mes notations variant elles aussi subtilement au cours de cette reprise ou second passage, cette réitération imparfaite de ce que jamais plus je ne pourrais retrouver à l'identique, puisqu'il est pour le moment encore absolument impossible de conserver l'archive complète d'une lecture, de ce que l'on a écrit sur l'exemplaire lu bien sûr, mais, surtout, des idées qui ont traversé notre esprit au moment de lire le livre, de le reposer et de passer à une autre occupation n'effaçant point complètement la lecture, des pensées que la lecture du livre aura réveillées ou fait germer, des intuitions, qui sait, définitivement enfuies de notre esprit alors que les pages imprimées en avaient, elles, gardé le signe diacritique. De la sorte, pour paraphraser notre narrateur, lire et ne pas lire un livre sont une chose absolument identique, et l'on peut dire, de l'une ou de l'autre, des deux même, que c'est comme si elles n'avaient toutes deux jamais existé.
no he querido.JPGJ'ai racheté un exemplaire de la traduction française d'Un cœur si blanc, auquel j'ai ajouté l'édition d'origine, en espagnol donc, du grand roman entrelaçant très finement je l'ai dit et répété un grand nombre de motifs, exemplaire qui m'a été vendu dans un état réputé comme neuf, en fait un mensonge éhonté mais salutaire puisque j'ai pu constater, commençant ma lecture, que ce livre avait selon toute apparence été lu, peut-être même relu, par un lecteur allemand ayant lui-même la fâcheuse mais si pratique habitude de griffonner l'intérieur de ses livres, faisant automatiquement baisser le prix auquel il pourrait prétendre les vendre, faisant au contraire, et là aussi automatiquement, monter l'intérêt herméneutique d'une lecture par d'autres yeux, dont il ne saura évidemment rien, à moins qu'il ne me lise par le plus pur hasard et que, m'écrivant, il boucle la boucle, du moins temporairement. J'ai souri, en tout cas, en ouvrant mon Corazón tan blanco, et pas seulement intérieurement, en remarquant que ces annotations, auxquelles je ne comprends hélas un traître mot, rejoignaient en partie les miennes, ce très attentif lecteur soulignant des passages, des mots, des images qui, à intervalles plus ou moins réguliers et surtout éloignés les uns des autres, étaient répétés par l'écrivain, rappels et échos que j'avais moi-même vite remarqués et, donc, indiqués dans mon propre livre perdu ou volé, égaré et retrouvé par un inconnu, livre invendable qui maintenant est peut-être entre les mains d'un attentif (ou pas) lecteur qui constatera que la lecture, comme l'écriture, plus davantage que cette dernière, est une toile infinie.

Notes
(1) Un cœur si blanc (traduction d'Anne-Marie et Alain Keruzoré, Rivages, coll. Littérature étrangère, 1993). Toutes les pages entre parenthèses renvoient à cette édition dont je souligne qu'elle est pratiquement dépourvue de fautes, fait de plus en plus rarissime dans l'édition française.
(2) «My hands are of your color, but I shame to wear a heart so white»; comme chez le dramaturge, les femmes sont celles qui, dans ce roman, osent, et réclament leur part du Mal, voir, entendre ou écouter, faire.
(3) «Tu comprends, une vidéo se regarde impunément, comme la télévision. Jamais nous ne regardons quelqu'un en personne avec autant de soin et d'impudence, parce que dans toute autre situation nous savons que l'autre nous regarde aussi, ou peut nous découvrir si nous le regardons en cachette. C'est une invention infernale, c'en est fini de la fugacité des choses, de la possibilité de tricher et de raconter ensuite ce qui s'est passé de façon différente» (p. 204).
(4) Voici quelle définition donne l'écrivain du secret : «le secret n'a pas de nature propre, celle-ci est déterminée par le silence et l'occultation, ou la prudence, ou encore l'oubli, ne pas parler, ne pas raconter» (p. 261), définition poétique à mettre en rapport avec les modalités du secret telles que Pierre Boutang les analyse magistralement dans son Ontologie du secret, l'une de ces modalités étant la trahison, qu'évoque le romancier dans ce beau passage : «sur l’oreiller on trahit et dénigre les autres, on révèle leurs plus grands secrets et l’on ne dit à celui qui écoute que ce qui le flatte, la perte de l’estime de tout le reste : tout ce qui est étranger à ce territoire devient superflu et secondaire si ce n’est méprisable, c’est là que l’on répudie le plus les amitiés et les amours passées ainsi que les présentes» (p. 282). On peut aussi lire ou relire mon livre sur Judas, où j'évoque la lancinante énigme du secret et de sa manifestation.
(5) «Mon père [c'est le professeur Villalobos qui parle au narrateur] disait qu'il n'avait jamais vu un cas aussi patent de mort par frayeur que celui de ton grand-père» (p. 298).

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