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19/01/2022

Religio Medici de Thomas Browne

Photographie (détail) de Juan Asensio.

1295895420.jpgQuatre animaux fabuleux.








Brown.JPG«Quel fut le Chant des Sirènes, ou quel nom prit Achille lorsqu’il se cacha parmi les femmes, la Question, pour difficile qu’elle soit, laisse place à la conjecture» (1) : voici une phrase étonnante, aux frontières entre la réflexion philosophique et l'érudition littéraire plus ou moins fantasque qui nous permet de comprendre pourquoi le si étrange esprit que fut Thomas Brown fascina les esprits d'un Borges ou même d'un W. G. Sebald dans ses splendides Anneaux de Saturne (2), et que dire d'un Hamann qui fut le maître de Kierkegaard.
Religio Medici (3) ou La Religion du Médecin, comme, semble-t-il, la moindre ligne de Thomas Browne, comme, aussi, la moindre ligne d'un de ses continuateurs les plus évidents, le génial Thomas De Quincey, semble être une espèce de foyer concentrant une multitude de rayons, les projetant sur de nouvelles sphères qu'il ne faut jamais se lasser d'explorer, à tout le moins d'évoquer. Devant cette évidence, Louis Cazamian a raison lorsqu'il affirme que «l'humanité, et la création entière, sont sur une pente où tout glisse vers l'inévitable et proche consommation des choses», raison pour laquelle sans doute «l'homme sage ne devrait jamais s'endormir sans méditer sur l'analogie significative, et peut-être l'identité, du sommeil et de la mort» (pp. 18-9), et Thomas Browne, lui, a en partie tort, puisqu'il nous assure qu'on trouve dans son livre «beaucoup de faits présentés en un style de rhétoriqueur, beaucoup d'expressions qui ne sont que des figures et employées pour expliquer, au mieux, [ses] intentions [et que] conséquemment, aussi, il s'y rencontre beaucoup de phrases à prendre dans un sens mol et flexible, au lieu qu'on les soumette à l'épreuve rigide de la raison» (p. 28) : ô, divine modestie des grands auteurs, inimaginables à notre époque de nains qui, comme un Mathias Enard récemment, osent se jucher sur les épaules d'un géant, Balzac en l'occurrence !
Il est vrai que Thomas Browne, s'il avoue qu'en philosophie, «où la vérité semble avoir un double visage», «il n'existe pas d'homme plus enclin que [lui] au paradoxe», en théologie en revanche, ce même hardi explorateur intellectuel confesse qu'il aime «rester sur les chemins battus» car, si sa foi n'est pas aveugle, «elle est pleine d'humilité» (p. 12). Prudence teintée d'ironie, réelle humilité qui plus est consciente de l'infini que représente l'univers observable, de l'infini au cube et même au carré, si je puis dire, que constitue l'univers des hypothèses et des idées, loufoques ou géniales, que savons-nous et, surtout, qui diable prétendrions-nous être pou oser pénétrer dans les labyrinthiques circonvolutions cérébrales d'un Thomas Browne ?
Thomas Browne affirme encore, et nous pouvons alors constater que sa foi est non seulement éclairée mais ne s'arrête pas aux difficultés réputées les plus ardues, que «c'est une passion pour [lui] que de [se] perdre dans un mystère, de poursuivre [son] raisonnement jusqu'à ce [qu'il] arrive à murmurer : O altitudo ! C'est [sa] récréation de solitaire que de poser à [son] intelligence ces énigmes et rébus complexes qui touchent à la Trinité», sans oublier les «problèmes de l'incarnation et de la résurrection» (p. 18). Ailleurs, dissertant savamment sur Dieu, sans jamais se départir d'un humour que l'on dirait irréel comme le sourire de la Joconde, il peut affirmer que «ce qui, pour nous, est à venir est présent pour Son Éternité, toute la durée de l'existence de Dieu n'étant qu'un point permanent, sans succession, sans fragments, sans flux et sans divisions» (p. 24).
Qu'on les prenne, ou pas, dans un sens mol et flexible, certaines des vues de Thomas Browne frappent par leur puissant caractère baroque, et n'auraient pas déplu à un De Quincey je l'ai dit ou même à un Bloy, comme celle-ci, si éminemment bloyenne : «Chaque Homme n'est pas seulement l'être qu'il est; il y a beaucoup de Diogènes et autant de Timons quoiqu'il n'existe que peu d'individus porteurs de ces noms; la nature fait revivre les hommes; le monde est maintenant tel qu'il était dans les siècles passés; il n'a existé alors personne qui n'ait aujourd'hui son parallèle, lequel est pour ainsi dire le Moi de l'autre ressuscité» (p. 13) ou cette autre, à propos du monde invisible qui déborde de toutes parts le monde visible : «comme dans un portrait, les choses n'y existent pas réellement mais sous des formes approximatives, dans les tissus invisibles desquelles est transposée quelque substance réelle» (p. 26).
Dieu et la nature, servante du premier et assimilée, selon la très vieille image du Liber Mundi qui aura enthousiasmé des esprits aussi divers que Paracelse, Poe ou Baudelaire (ce dernier sous la forme bien connue des synesthésies ou correspondances) (4), sans oublier les autres grands auteurs que j'ai évoqués, à un livre immense et peut-être même infini, «manuscrit universel et public qui s'étale, grand ouvert, sous les yeux de tous» (p. 34), voilà les deux autorités desquelles Thomas Browne nous assure placer respectueusement ses connaissances, que du reste il ne craindrait pas de réduire à la trame de quelques bons livres, y compris même en se débarrassant des mauvais par une bonne flambée (5).
Il en est une troisième toutefois, qui n'est autre que le Moi de l'auteur, comme l'indique ce passage superbe que je cite longuement, tant il me paraît constituer le catéchisme de tout véritable érudit, autrement dit d'un adulte qui aurait su préserver intacte la merveilleuse faculté d'enthousiasme et d'émerveillement de l'enfant : «Je n'ai jamais pu rassasier ma capacité de méditation devant ces merveilleux spectacles de l'univers : le flux et le reflux de la mer, la crue du Nil, le mouvement de l'aiguille aimantée vers le Nord; et j'ai aussi étudié, en parallèle et en contre-partie, les phénomènes naturels, plus courants et plus négligés, que, sans partir en voyage, je peux examiner dans la cosmographie de mon Moi. Car nous transportons avec nous les merveilles que nous cherchons en dehors de nous; il y a en nous toute l'Afrique et ses prodiges. Nous sommes un ouvrage où la nature a mis beaucoup de hardiesse et d'esprit d'aventure et où l'homme qui sait étudier peut apprendre, en un raccourci, ce que d'autres cherches péniblement à découvrir dans un fragment isolé d'un corps ou dans une masse aux contours illimités» (p. 33). Comme tous les grands sages, Thomas Browne a su ouvrir des mondes entiers sous les yeux de ceux qui le liraient, en étant parfaitement persuadé qu'il leur faudrait alors accomplir le même mouvement de descente intrépide, lâchant une sonde dans les profondeurs insoupçonnées du plus vaste et inexploré des océans : l'esprit humain.

Notes
(1) Sir Thomas Browne, Les Urnes funéraires [Hydriotaphia, Urn Burial, or a Discourse of the Sepulchral Urns lately found in Norfolk, 1658] (préfacé et traduit de l’anglais par Dominique Aury, Gallimard, coll. Le Promeneur, 2004), p. 94.
(2) W. G. Sebald y a écrit : «Et pour atteindre le degré d’élévation que cela nécessitait, il [Thomas Browne] n’avait d’autre moyen que de voler à haute altitude, dangereusement, sur les ailes de la langue. À l’instar des autres écrivains du XVIIe siècle anglais, Browne est constamment lesté de toute son érudition, un fonds colossal de citations comprenant les noms de tous ceux qui ont fait autorité avant lui; il use de métaphores et d’analogies qu’il pousse jusque dans leurs derniers retranchements et bâtit des phrases labyrinthiques, se déroulant parfois sur une et même deux pages entières, foisonnantes, semblables à des processions ou à des cortèges funèbres. En raison notamment de cette charge énorme, il ne parvient pas toujours à décoller du sol, mais quand il se laisse porter, tel un adepte du vol à voile aspiré par les courants d’air chaud, de plus en plus haut, avec son fardeau, par les mouvements orbiculaires de sa prose, alors, même le lecteur d’aujourd’hui a le sentiment d’entrer en lévitation» (Les Anneaux de Saturne, Gallimard, coll. Folio, 2003), p. 33.
(3) Signalons une incroyable erreur de brochage nous privant de plusieurs pages dans l'édition utilisée, Stock, publiée en 1947, précédée d'une belle lettre de Daniel Halévy, qui affirme de Thomas Browne qu'il est «le plus somptueux prosateur du royaume d'Angleterre», et qu'il le sait parfaitement qui plus est (p. 8), et d'une excellente préface de Louis Cazamian. La traduction du texte datant de 1635 et que Thomas Browne ne destina pas, au départ, à la publication, est de Charles Chassé.
(4) Je renvoie, sur ces questions qui constituent l'entrelacs infini de l'art herméneutique, au passionnant petit livre que Rémi Soulié a fait paraître en 2021 aux éditions de La Nouvelle Librairie, intitulé Les métamorphoses d'Hermès.
(5) Ne réclame-t-il pas, de la part d'un «synode général», non pas de «concilier des divergences religieuses, car elles sont inconciliables», mais de «réduire le savoir à ce qu'il était d'abord : soit la connaissance d'auteurs peu nombreux mais de poids; et cela dans l'intérêt du savoir lui-même. Je souhaiterais que ce synode condamnât au feu ces essaims de rapsodies qui, par millions, n'ont été inventées que pour affoler et abuser les faibles jugements des érudits ainsi que pour faire vivre le métier et profession de typographes» (p. 58). S'il pouvait revivre à notre époque, gageons que Thomas Browne élèverait des bûchers dont les flammes dépasseraient de très loin plusieurs Tours Eiffel empilées les unes sur les autres.

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