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18/11/2022

De Job à Melville, et retour, par Augustin Talbourdel

Photographie (détail) de Juan Asensio.

Melville.jpg«Loquar et disputare cum Deo cupio».
Job 13, 3.

«Qu’est la terreur de l’homme, que l’homme peut comprendre,
à côté de l’enlacement terrible des terreurs et merveilles de Dieu ?».
Herman Melville, Moby Dick (1).


Pas plus que George Steiner ne pouvait soutenir la pensée d’un «Shakespeare rentrant manger à la maison et expliquant que l’écriture des actes III et IV du Roi Lear s’est bien passée», nous n’osons imaginer Herman Melville mettre ses pieds marins sous une table américaine, un soir glacé de février dans le Massachusetts de son cher Nathaniel Hawthorne, et raconter paisiblement la rédaction de son chapitre sur l’histoire du «Town-Ho». Dans les deux cas, Shakespeare ou Melville, l’embarras steinerien – et le nôtre – trouve sa source dans une incapacité plus grande encore à envisager la composition de tel passage de l’Ancien et du Nouveau Testament, en particulier celle des «paroles sorties du tourbillon dans le livre de Job» (2). Il n’y a là aucune rhétorique artificieuse de notre part, encore moins de celle de Steiner, mais plutôt le souci de manifester une similitude ou, mieux encore, une analogie au sens métaphysique que cette formule littéraire empruntera plus loin.
Dévoilons d’emblée la page de Moby Dick qui autorise cette filiation (3). «Fréquemment on entend parler d’auteurs qui se gonflent et s’enflent de leur sujet, lequel pourtant paraît bien n’être que fort mince et banal. Mais comment cela pourrait-il m’arriver, à moi qui écris sur le Léviathan ? Mon écriture, malgré moi, s’étale en caractères d’affiche, toutes mes lettres sont majuscules. À moi, les plumes de condor ! et le cratère du Vésuve comme encrier !… Oh ! mes amis, retenez-moi le bras ! car de vouloir seulement consigner mes pensées sur ce Léviathan, j’en suis exténué et je défaille au déploiement de leur formidable envergure, dont l’étendue veut embrasser le cercle entier de toutes sciences, et les cycles des générations des mastodontes de toutes sortes, baleines et humains passés, présents et futurs, et la révolution complète de tous les panoramas des empires successifs et transitoires de la terre, et l’univers, l’univers tout entier, et encore ses banlieues ! Telle est, et si magnifiante, la vertu d’un sujet grandiose et généreux ! Il nous entraîne à sa mesure. Choisissez un sujet puissant si vous voulez écrire un ouvrage puissant» (p. 731).
On n’aura aucun mal à reconnaître, dans la peur et l’ambition de l’écrivain, la crainte et la mission du prophète qui, pour convaincre chacun de la vanité de l’homme et de son langage, s’enlise dans de longues tirades dont il sort toujours épuisé, aspiré par une parole qu’il sait déjà anéantie par la Parole à venir. Et pourtant, Melville pourrait faire sienne la phrase de Job : «je voudrais qu’on écrive mes paroles, qu’elles soient gravées en une inscription, avec un ciseau de fer et du plomb, sculptées dans le roc pour toujours !» (Job 19, 23-24) (4). Éternelle ambiguïté d’un homme qui, conscient qu’il ne sait rien de Dieu, devine aussi qu’il n’en saura pas plus s’il demeure dans un mutisme apophatique, et que son salut lui sera d’autant moins assuré; ou, plus positivement, avec les mots du Psalmiste, qu’«en [Dieu] se confient ceux qui connaissent [son] nom» et qu’«[il n’abandonne] point ceux qui [e] cherchent» (Ps 9, 11). D’où l’enthousiasme de Melville devant le sujet prodigieux qu’il s’est trouvé ou qui, comme Job, s’est imposé à lui. Quel est ce sujet et comment réunit-il Job et Melville ?

De Job à Job

Quelques évidences qui n’en sont pas. En Job, nous lisons l’expérience d’un homme de foi qui se rend compte qu’il ne connaît pas son Dieu. Mieux : lorsque vient le jour du malheur, il ressent la nécessité de le voir et, par là-même, découvre qu’il ne l’a jamais vu et se trouble. Ce constat s’aggrave à mesure qu’il le cherche et ne le trouve point. «Si je vais vers l’orient, il est absent; vers l’occident, je ne l’aperçois pas. Quand il agit au nord, je ne le saisis pas, s’il se tourne au midi, je ne le vois pas» (Job 23, 8-9). De sorte que, si son expérience du Deus absconditus n’est pas le premier mot de son existence spirituelle, l’intuition originaire et ineffable de Dieu que le juste avait jusque-là se trouve profondément ébranlée, voire entièrement transformée, par cette compréhension de son incompréhension. Job connaît qu’il ne connaît pas; il voit soudainement qu’il ne voit rien, sans jamais, de son propre chef, postuler qu’il n’y a rien à voir. À cet égard, la question de la justice divine n’a, dans le livre de Job, qu’un rôle second. Lorsque Job interroge Dieu et lui demande de justifier la souffrance qu’il endure, il place cette souffrance physique, la plupart du temps, après la douleur spirituelle de l’obscurité : «Pourquoi caches-tu ta face et me considères-tu comme ton ennemi ?» (Job 13, 24). Le premier et principal reproche que Job fait à Dieu est celui de ne pas se montrer «par égard pour son serviteur», en langage biblique; de refuser à son âme toute manifestation et de laisser à la discrétion de la nature la pré-intuition de sa grâce. L’enjeu de Job est donc phénoménologique avant d’être moral; sa critique relève d’abord de la métaphysique pure et simple sur laquelle, occasionnellement, se greffe une théodicée.
Cet ordre a son importance. L’aboutissement de l’existence chrétienne est de pouvoir dire à Dieu, comme Job, «je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu» (Job 42, 5). Or, qui peut le dire dès ici-bas ? L’expérience quotidienne de l’homme – presque au sens heideggerien du terme – demeure celle-ci : l’Éternel déclare qu’il se donne à voir en chaque chose (Rm 1, 20) et mes yeux ne le voient nulle part. L’une des grandes réponses du livre de Job consiste à renverser cette pseudo-absence de Dieu en ce qu’elle est vraiment : l’incapacité de l’homme à pénétrer les desseins du Très-Haut et à soutenir son regard. Homo capax Dei : l’adage scolastique a, chez Job, la valeur d’une promesse. Sa connaissance de Dieu a lieu selon un régime d’équivocité radicale, au sens théologique du terme. Le motif sapientiel de cette doctrine se comprend aisément : en exagérant la différence ontologique entre l’homme et Dieu, l’on rend caduque toute tentative de procès à l’égard de ce dernier. «Lui n’est pas, comme moi, un homme : impossible de lui répondre, de comparaître ensemble en justice» (Job 9, 32). À rebours de tout anthropocentrisme, Job répète inlassablement la question qui habite tous les prophètes, jusqu’au chroniste et au psalmiste : qui donc est comme Dieu ? Qui est capable de se justifier devant lui, de lui tenir tête ? La question rhétorique, parmi beaucoup d’autres, «Dieu n’est-il pas au plus haut des cieux ?» (Job 22, 12), comporte toujours, en creux, son équivalence, adressée à Dieu : «Qu’est-ce donc que l’homme pour en faire si grand cas, pour fixer sur lui ton attention, pour l’inspecter chaque matin, pour le scruter à tout instant ?» (Job 7, 17-18). Du temps que Job vivait heureux auprès des siens régnait une certaine analogia entis tacite et qui gagnait d’ailleurs à n’être pas formulée. Cette analogie se mue en équivocité dès lors que la confiance aveugle de Job en Dieu se brise, sans disparaître; et, progressivement, l’analogie avortée rejoint une apologie de la toute-puissance divine, apologie d’autant plus insistante lorsque les théophanies se raréfient. «Quelqu’un se dressa… je ne reconnus pas son visage, mais l’image restait devant mes yeux» (Job 4, 16). Toute l’existence de Job, comme celle de l’Achab de Melville, se condense dans ce désir de reconnaître le visage entrevu lors de sa dernière théophanie.
Dans les nombreux éloges consacrés aux actions de Dieu dans le livre de Job, merveilles comme catastrophes qui témoignent toujours de sa toute-puissance irrésistible, il y a plus que la simple célébration de cette toute-puissance, justement, ou de la création divine. La majestas Dei qui se dessine au sein de chaque tirade, qu’elle soit de Job lui-même, d’Eliphaz ou d’Élihu, ne trouve véritablement son sens que dans la réponse de Dieu, dans les derniers chapitres du livre. Certes, derrière les invectives du prophète – «Est-ce que sa majesté ne vous effraie pas ? Sa terreur ne fond-elle pas sur vous ?» (Job 13, 11) –, l’on discerne une volonté d’amplifier la similitudo major dissimilitudo qui régit le rapport de l’homme à Dieu. Dans le même temps, la série de questions rhétoriques que Dieu pose à Job à partir du chapitre trente-huitième nous offre de quoi nourrir une doctrine des noms et attributs divins qui n’aurait pas déplu aux théologiens médiévaux si elle avait été moins poétique et plus spéculative. Le Seigneur, en énonçant ce que Job n’a pas fait, dévoile ses actions propres et son dessein caché depuis les origines – et qui sera pleinement révélé dans le Christ. «As-tu pénétré jusqu’aux sources marines, circulé au fond de l’Abîme ? Les portes de la Mort te furent-elles montrées, as-tu vu les portiers du pays de l’Ombre ?» (Job 38, 16-17).
Cette litanie des bienfaits divins ne laisse guère à l’homme que le choix entre deux réponses ou deux attitudes. Soit la grandeur et la puissance incomparables de Dieu, parce qu’elles le laissent indifférent ou, au contraire, parce qu’elles l’effraient trop, le poussent à essayer de se soustraire au regard de Dieu; soit elles l’incitent, au contraire, à se placer le plus possible et le plus souvent possible sous ce même regard. Inutile de dire que la première tentative est vaine, puisque nul ne peut disparaître aux yeux de Dieu et, plus encore, parce qu’il est de la nature de l’homme de penser à Dieu – sans cela, comme Job, «des pensées folles [l]’obsèdent jusqu’au crépuscule» (Job 7, 4). Pourtant, telle est bien la voie la plus empruntée et déjà suggérée par Job dans son désespoir : «Puisque ses jours sont comptés, que le nombre de ses mois dépend de toi, que tu lui fixes un terme infranchissable, détourne de lui tes yeux et laisse-le, tel un mercenaire, finir sa journée» (14, 6). Combien de mercenaires en ce bas-monde comme sur le Péquod de Moby Dick où seul Achab semble animé d’une quête qui le perdra ?
L’autre voie, qui est celle de la sainteté, trouve en Achab, justement, une caricature magnifique, un «prodigieux débordement» (5) (δαιμονίας ὑπερβολῆς), pour emprunter une expression platonicienne fort adaptée. En un mot, le personnage de Melville se glisse dans la rhétorique de Job (40, 7-14); rhétorique qu’il connaît fort bien, comme en témoigne un paragraphe de la cétologie melvilienne (p. 235). Comme Job, il entend Dieu lui dire : «Ceins tes reins comme un brave» (40, 7), «pare-toi de majesté et de grandeur, revêts-toi de splendeur et de gloire» (Job 40, 10), «fais éclater les fureurs de ta colère, d'un regard, courbe l’arrogant» (Job 40, 11), «d’un regard, ravale l’homme superbe, écrase sur place les méchants» (Job 40, 12); et à la question adressée à Job – «Ton bras a-t-il une vigueur divine, ta voix peut-elle tonner pareillement ?» (Job 40, 9) –, il ose répondre par l’affirmative. Ce qui conduit Job à se rétracter et s’affliger «sur la poussière et sur la cendre» (Job 42, 6) porte Achab à pratiquer l’exact contraire : prendre Dieu au mot, entendre ses questions rhétoriques comme de vrais défis et espérer, en assurant son salut «par [sa] droite», recevoir de Dieu des hommages (Job 40, 14). Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que le Léviathan, que Melville nomme Moby Dick, devienne la préoccupation principale d’Achab; rien d’étonnant non plus à ce que, aux «sais-tu ?» divins, multiples interrogations de Dieu à Job concernant le cosmos, réponde la cétologie encyclopédique intégrée dans le roman. Dans l’argumentation divine, Béhémoth et Léviathan représentent une force brutale que Dieu maîtrise mais que l’homme ne peut domestiquer; et l’une comme l’autre sont des créatures de Dieu au même titre que l’homme. Dès lors, le monstre des mers réintroduit l’analogie perdue dans les quarante chapitres du livre de Job qui précèdent : en décrivant le Léviathan, il établit une proportion entre la différence radicale qui le sépare de celui-ci et celle qui le sépare de l’homme. «Et Léviathan, le pêches-tu à l’hameçon, avec une corde comprimes-tu sa langue ? […] Sera-t-il mis en vente par des associés, puis débité entre marchands ? Cribleras-tu sa peau de dards, le harponneras-tu à la tête comme un poisson ? Pose seulement la main sur lui au souvenir de la lutte, tu ne recommenceras plus !» (Job 40, 25-32). Autant de questions qui, bien loin de l’apaiser, attisent la fureur d’Achab. L’analogie se dresse alors dans toute sa splendeur menaçante, comme une gageure peu rigoureuse mais qui suffit à galvaniser son homme : «Ton espérance serait illusoire, car sa vue seule suffit à terrasser. Personne n’est assez féroce pour l’exciter, qui donc, alors, irait me tenir tête ?» (Job 41, 1-3). Dans cette ambiguïté du Léviathan à la fois monstre dont l’existence justifie la composition d’une théodicée et témoin privilégié de l’a fortiori sur lequel repose l’argumentaire divin réside l’ambiguïté toute romancée de Moby Dick.

De Job à Melville

Pourquoi Moby Dick ? C’est, en définitive, la seule question qui importe lorsque l’on se penche sur une œuvre. Autrement dit : pourquoi Moby Dick plutôt que rien ? La grande œuvre est celle qui aura résisté à la néantisation, à l’âge de la reproductibilité technique, si l’on veut, et surtout à l’âge où le logos n’a plus la préséance; celle qui se sera rendue ontologiquement nécessaire.
Pourquoi donc Moby Dick ? Melville emprunte dès la première page de son roman-fleuve l’alternative que nous trouvions plus haut chez Job : «Caton se jette sur son glaive, non sans emphase et sans grandiloquence philosophiques; je gagne moi, bien plus discrètement, le bord de quelque voilier» (p. 33-34). Il n’y paraît pas, à première vue, mais il s’agit bien, pour Ismahel, de trouver un remède à l’anémie morale qui le gagne : quand la lèvre est «amère et dure», l’âme traversée par des vents dignes d’un «novembre glacial» et quand le «puissant secours des principes moraux» (p. 33) ne suffit presque plus, Ismahel prend la mer et la mer le prend. De même qu’il faut que survienne un malheur pour que Job éprouve à nouveau – ou, peut-être, pour la première fois – la présence et la puissance de Dieu; de même Ismahel se prémunit d’un sommeil dogmatique qui le guette en embarquant sur un baleinier où, pense-t-il, un événement surnaturel ne manquera pas de se passer.
Double recherche, donc : sous couvert d’un désir banal d’aventure, la volonté d’être confronté à un absolu, Léviathan ou Dieu créateur. La chasse de Moby Dick en tant que Léviathan a lieu sous le signe de la peur, toujours causée par la perspective de la mort. «Ah ! comme ils se tendaient tous, dans cet infini de l’azur, comme ils cherchaient impatiemment toujours à atteindre l’objet capable de les anéantir !» (p. 885). L’on perçoit déjà la nature initiatique du roman marin que Stevenson, Conrad et d’autres grands écrivains approfondiront quelques décennies après Melville. Les grandes eaux qui, dans l’Écriture, sont presque toujours celles de la mort, s’ouvrent devant l’homme comme le lieu où il pourra renouer avec les sources de son existence. L’on perçoit surtout que la chasse à la baleine revêt explicitement, en particulier pour Achab, le caractère d’un combat contre des forces dont Moby Dick n’offre qu’une manifestation – certes monstrueuse – parmi d’autres et qui appartiennent, dans l’esprit de ce même Achab, au Mal. À ce titre, Achab est exactement l’anti-Jonas, à propos duquel le Père Mapple fait un sermon fondamental au début du roman. Qu’il s’agisse des forces du Bien, dans le cas de Jonas, ou du Mal, dans le cas d’Achab, ce dernier ne prend pas la fuite mais, au contraire, suit et poursuit ces forces pour remonter à leur auteur. Le vieil Achab, «roi des océans, grand seigneur des léviathans» (p. 226), en fait même sa raison d’être, lui qui voit Moby Dick comme «une force mauvaise et tendue, bandée d’une méchanceté inviolable», «cette chose impénétrable que je hais» (p. 282). En cela, la pensée d’Achab ne laisse aucune place à une quelconque doctrine de la création qui justifierait l’existence du monstre en arguant que le monde demeure inachevé et poursuit sa perfection dans des gémissements inexprimables et pauliniens. Telle qu’il l’exprime à Stubb, sa vision de la création divine détourne même grossièrement la philosophie de l’imago Dei : «Tous les objets visibles, comprends-le, ne sont que le carton bouilli d’un masque. Mais dans chaque événement… l’acte vivant, le fait indubitable… là-dessous, il y a quelque chose d’inconnu mais de profond, de vrai, dont les traits se devinent derrière le masque absurde et dénué de raison. Si tu veux frapper, tu frappes à travers le masque !» (p. 281-282).
Jonas et Job redoutaient le masque des événements, l’un en le fuyant, l’autre en soutenant tant bien que mal son regard. Achab frappe à travers. Jonas était le «fuyard de Dieu» (p. 101), selon le père Mapple; Achab sera le harponneur de Dieu, au double sens de ce génitif, objectif et subjectif. Subjectif d’abord : il s’agit de combattre un monstre dont l’existence est injustifiée, du moins insupportable aux yeux d’Achab; le combattre pour exterminer le mal et justifier Dieu. Cette lutte est, nous le savons, celle que mènera victorieusement le Christ dans sa mort et sa résurrection et qu’Achab, nous le savons aussi, n’a pas les épaules pour mener, pas plus que le Kirilov des Démons et son suicide nihiliste. N’étant pas à l’initiative de Dieu, cette entreprise qui n’aurait été qu’une rédemption à moitié, puisqu’elle ne se voulait que théodicée, ne sera pas une rédemption du tout. De même que les sages qui se succèdent devant Job seront réprimandés par Dieu au moment de sa manifestation, de même le faux prophète Achab se voit accusé, déjà sur son bateau et par ses propres harponneurs, de blasphème et d’impiété. «Tel était donc ce vieil homme impie, ce vieillard à cheveux gris qui pourchassait, le blasphème à la bouche, une baleine de Job tout autour du monde, à la tête d’un équipage en majorité composé de métisses renégats, de réprouvés et de cannibales» (p. 313). Aux yeux du vieux et pieux Bildad, l’équipage du Péquod se distingue même entre chrétiens et païens, le plus païen de tous, en apparence, étant le cannibale Quiequeg.
Pour autant, le paganisme qui règne sur le baleinier n’est aucunement confessionnel ou anti-confessionnel, justement. Devient païen, dans Moby Dick, quiconque, à mesure qu’il navigue sur les eaux, oublie la terre. «Oh ! Dieu, naviguer avec un équipage si furieusement païen, où pas un homme ne se souvient d’avoir eu une mère de la race humaine !» (p. 291). On trouve donc, chez Melville, un premier paganisme, en surface, celui qui fait de la mer un dieu, de la traversée un rite et de l’instant où, sur la foi des vigies, les harponneurs se ruent sur des cachalots aperçus au loin, une véritable consécration liturgique, sommet de la vie du baleinier. On le voit, ce paganisme mériterait davantage le nom de panthéisme : vénération des eaux infinies, «inscrutable flux de Dieu» et «vortex cartésien» (p. 275) qui exerce une fascination sur les marins comme, chez Tarkovski, la planète Solaris sur les scientifiques. Ainsi de Pip qui «voyait le Dieu omniprésent avec les multitudes infinies d’insectes corallins qui poussaient jusqu’au faîte, jusqu’au dehors du firmament des eaux, leurs orbes colossaux» (p. 665). Moby Dick n’a jamais, dans cette optique, le monopole de la divinité : le cachalot ne fait que baigner dans cette immanente et horizontale déité, «ce mystérieux et divin Pacifique» qui «embrasse la masse entière de notre monde». «Porté et soulevé sur son éternité qui roule ses houles lentes, vous ne pouvez que reconnaître en lui la séduction divine, et saluer, en inclinant la tête, le dieu Pan» (p. 773).
Sans doute est-ce à la recherche de ce Dieu-là qu’Ismahel part, en prenant la mer, nous l’avons dit, lorsqu’il se met «à avoir un peu trop sentiment de l’existence de [ses] propres poumons» (p. 37) et désire, sans le savoir, se rendre près du «pouls marin du cœur de cette terre» (p. 773). Sa seule formule, admirablement significative, se résume à ceci : «Je veux voir le monde» (p. 141). Les mystiques ont-ils moins d’ambition lorsqu’ils disent : «Je veux voir Dieu» ? En voyant Dieu, ils voient le monde; en pénétrant dans l’entendement divin, en remontant in mentem Dei ou, à l’inverse, en considérant les œuvres divines et, à travers elles, «l’éternelle puissance et divinité» de Dieu (Rm 1, 20), les théologiens ne cherchent rien d’autre non plus. D’où vient que les aspirations humaines aient été à ce point revues à la baisse ? Peut-être, à tort, prenons-nous Ismahel pour un «jeune platonicien dont le regard chavire vers le dedans» (p. 273) tel qu’il en existe sur le Péquod. Ismahel est-il de ces «jeunes gens d’humeur distraite, mélancolique et romantique, dégoûtés de tous les accablants soucis de la terre, qui cherchent à retrouver du cœur dans le brai du bord et le lard de la baleine» (p. 273) ? Une fuite authentique du monde ne se donne jamais pour prétexte de vouloir «voir le monde». Cette évidence révèle bien ce qu’est Ismahel : un Jonas qui s’ignore, l’antithèse d’Achab, une sorte d’Ismaël biblique, justement, et qui aurait fait passer l’expulsion divine pour un départ, son exil forcé pour un exode choisi.

De Melville à Melville

Il en va tout autrement d’Achab. Contrairement aux membres de son équipage, «ce n’étaient point des pensées adressées au dieu Pan qui agitaient le cerveau d’Achab» (p. 773). «Achab, c’est quelque chose de sanglant qui lui pèse sur l’esprit» (p. 231). Soit. Dans ce cas, quel est le tort de ce «vieil homme impie» (p. 313) ? Quel est le crime du capitaine Achab ? Au second jour de chasse, Starbuck donne une réponse on ne peut plus lucide lorsqu’il s’écrie : «Au nom de Jésus ! assez, assez de tout ceci, c’est pire que de la folie, que de la possession démoniaque !… […] Faut-il que tous, il nous traîne jusqu’au fond des abîmes ? Faut-il qu’il nous remorque jusque dans les enfers ?… Oh ! c’est une impiété ! C’est un blasphème que de le chasser encore !» (p. 892) Réponse claire, sinon que le dernier mot, le mot «encore», est en trop.
Résumons-nous. L’hypothèse du Moby Dick en tant que Léviathan ne pouvait être tenue plus longtemps. Voici celle du Moby Dick en tant que Dieu, débarrassée de cette première forme de paganisme qui fait consensus sur le Péquod et contre lequel le fantomatique et maladif capitaine s’insurge – à la fin du roman surtout. Achab n’en demeure pas moins «fameusement impie», comme le roi dont il porte le nom, nom qui «se révélerait comme prophétique de façon ou d’autre» (p. 154). Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les pages où il parle de Moby Dick et de remarquer combien, insensiblement, il en vient à s’en prendre à la création, aux vérités éternelles, sinon à Dieu lui-même. «Ne viens pas me parler de blasphème, fiston ! Je frapperais le soleil s’il m’insultait. […] Qui est donc au-dessus de moi ?» (p. 282) : ainsi se conclut, ou presque, le premier monologue d’Achab concernant le cachalot blanc. Comment expliquer ce glissement discret du cachalot vers le rapport entre toute-puissance divine et puissance humaine, sinon par le jaillissement chez l’homme, devant l’énergie primitive de la création, d’une volonté orgueilleuse de se mesurer à cette même création ? «Achab, certes, ne tombait pas jusqu’à l’adorer comme ils le faisaient, mais par un transfert démentiel de cette idée sur l’individu abhorré du Cachalot Blanc, il se mesurait, tout mutilé qu’il fût, il se mesurait contre lui» (p. 309).
Le mot essentiel est bien celui de mesure. L’on ne peut prétendre résoudre la grande énigme de Moby Dick; l’on peut cependant tenter de la poser et rester devant, à la contempler. On sait qu’Achab voit Moby Dick comme la «monomaniaque incarnation de toutes les forces mauvaises dont certains esprits profonds se sentent incessamment dévorés (…). Tout le «mauvais» intangible qui fut dès le commencement; à la domination duquel, même les chrétiens modernes abandonnent la moitié du monde» (p. 309). Le génitif subjectif de harponneur de Dieu, à notre avis, ne résiste pas à l’analyse : Achab n’est que par accident celui par lequel Dieu harponne son Léviathan. À bien y regarder, il ressemble plutôt à un homme qui entreprend de harponner le Léviathan et, à travers lui, le créateur du Léviathan. En se mesurant à Moby Dick, Achab se mesure à Dieu. En ce sens, Achab ressemble à Prométhée ou à un «lieutenant des Parques» (p. 893). Il n’est rien de moins que l’ancêtre de l’Aguirre et du Fitzcarraldo d’Herzog lorsqu’il déclare : «Ho, nations, ho ! vous toutes devant ma proue, je vous apporte le soleil ! Ma chevauchée s’avance sur les prochaines lames, ohé ! je pilote la mer !» (p. 824). Et il est d’autant plus Prométhée qu’il s’imagine lutter contre un Jupiter, mondes grec et latin se confondant volontiers dans l’imaginaire romanesque de Melville : «Non, même le blanc taureau jupitérien emportant à la nage sur sa corne gracieuse la ravissante Europe, et se hâtant dans un élan magique, son regard amoureux, caressant, levé sur la jeune vierge, glissant avec une douce promptitude ainsi vers le lit nuptial de Crète, non ! même lui, même Jupiter, dans son immense majesté suprême, ne dépassait pourtant pas en grâce le magnifique Cachalot Blanc dans sa nage divine !» (p. 872). Comme le Titan, Achab se dresse seul parmi les «millions d’êtres qui peuplent cette terre»; comme lui, «ni les dieux ni les hommes ne sont ses proches, son prochain !…» (p. 880). En régime judéo-chrétien, qu’est-ce que Prométhée, sinon l’homme qui se dresse devant Dieu et, comme Job, déclare qu’il souhaite parler avec lui et lui faire des reproches (Job 13, 3) ? Achab a le poing tendu vers les cieux en signe de menace : ce poing, qui contenait le feu sacré lorsque les cieux étaient ceux de l’Olympe, ne contient rien lorsqu’il s’agit du ciel monothéiste débarrassé des attributs des anciens dieux, mais se serre avec vigueur, opposé exact de la main ouverte clouée sur la croix.
Prométhée, soit, mais d’abord «Prométhée de soi-même» : un vautour à jamais dévore le cœur d’Achab, «ce vautour qui est la créature même qu’il a créée» (p. 337). Le capitaine ne se décrit-il pas comme «fuites», voire «fuites sur fuites» ? «Et non seulement bourré de barils qui fuient, mais ces barils percés sont embarqués sur une coque qui fuit. C’est autrement plus grave que le cas du Péquod, mon vieux» (p. 760). Achab est fuite, c’est-à-dire qu’il évite de rencontrer l’origine même de son être, Dieu. On n’aurait aucun mal à montrer, texte à l’appui, qu’Achab est finalement le Jonas le plus condamnable. Primo, parce que sa poursuite irraisonnée de Moby Dick mène le Péquod à sa perte : il est, comme Jonas, le fardeau de son bateau. Secundo, parce qu’en prenant Moby Dick pour Dieu, au premier abord, c’est-à-dire la créature pour le créateur, il se dérobe devant le vrai Dieu. Qu’y a-t-il de plus éloigné du vrai Dieu que les fausses divinités et autres idoles ? Où se réfugier, quand on veut le fuir, sinon auprès de ces faux dieux ? Achab est aussi fuite en ce sens que sa substance s’écoule à mesure qu’il mène sa quête, et que cette substance qui s’écoule est elle-même un écoulement. L’être d’Achab se vide comme la bobine de ficelle qui roule jusqu’à son épuisement, et ce parce qu’il a refusé de rester entre les mains du grand couturier. N’est-ce pas là le «caractère indomptable de l’être humain» (p. 257) ?
La question «Achab est-il Achab ?» (p. 866), posée par le capitaine lui-même, devient dès lors mieux compréhensible. L’identité que l’Écriture ne cesse d’affirmer entre le Seigneur et Dieu – «Sachez-le, l’Éternel est Dieu», dit le Psalmiste (Ps 100, 3) – se présente enfin à Achab, lequel voit son être lui échapper progressivement, et cette identité ontologique avec lui. Plus encore, Achab se découvre gouverné par un autre seigneur dont il ignore le nom : «Qu’y a-t-il, et quelle est cette chose sans nom, surnaturelle, impénétrable ? Quel est l’occulte maître impénitent et le sournois seigneur caché, la cruelle, l’implacable majesté qui me commande ?» (p. 866). Achab apparaît possédé, poursuivi par cela même qu’il croyait poursuivre. Le capitaine pensait harponner Dieu : il se rend compte que, depuis le début, il s’agite, certes, mais comme une bête prisonnière s’agite dans les filets. Au sein de l’orgueil qui le mènera à sa perte l’on discerne, au détour de quelques pages innocentes, la vocation prophétique de celui à qui Dieu parle ou qui veut parler à Dieu, comme c’était le cas de Job; et, au fond de cette attitude mosaïque, la conscience claire qu’ont les mystiques de ne pouvoir lever le mystère sur l’être de Dieu. «Je peux bien le disséquer autant que je veux, autant qu’il me plaît, la vérité est que je ne pénètre pas plus avant que sa peau. Non, je ne connais pas le cachalot, et je ne le connaîtrai jamais. Or, si je n’arrive même pas à le connaître par sa queue, comment le saisirais-je par sa tête ? et son visage, mieux encore, comment le comprendrais-je, quand de visage il n’a aucun ? – «Tu pourras voir mon dos, je te présenterai ma queue, semble-t-il dire; mais ma face, tu ne la verras point.» […] De face, il peut prétendre ce qu’il veut; encore une fois je vous le dis, il n’a point de visage» (p. 608-9).

De Melville à Job

Dieu, personne ne l’a jamais vu; personne ne l’a jamais harponné non plus, c’est-à-dire que nul n’est parvenu à le saisir tout à fait – pas même Moïse –, encore moins à le contenir dans un concept, le réduire à une idée. Achab, comme Job, comprend qu’il ne peut comprendre Moby Dick, c’est-à-dire l’attraper, l’embrasser. Cela justifie, en un sens, la grande fascination melvilienne pour Salomon, plus que pour Job. «Le plus vrai de tous les humains ce fut l’Homme de Douleur, et le plus vrai de tous les livres est celui de Salomon; et l’Ecclésiaste est le plus fin acier trempé de la souffrance. «Tout est vanité». TOUT. L’entêtement obstiné de ce monde n’a toujours pas saisi la sagesse du roi Salomon, non chrétien» (p. 681). Achab s’éloigne de Jonas à mesure qu’il se rapproche de Salomon; il quitte Prométhée pour Faust et son grand projet d’une connaissance qui contiendrait tous les savoirs. En revanche, Achab est Job à chaque instant, et surtout lorsqu’il comprend, dans quelques rares éclairs de lucidité, combien il s’est trompé sur Moby Dick. Son dialogue avec ce dernier considéré comme le Léviathan en est la preuve ultime : «L’énigme de mon mystère est là; mais plus grande est la tienne ! Et parce que tu ignores d’où tu procèdes, tu te nommes toi-même l’incréé; et parce que tu ne sais assurément point comment tu as commencé, tu ne nommes toi-même le sans-commencement. […] Il y a une immensité au-delà de toi, clair esprit, quelque chose d’inétendu au regard de quoi toute ton éternité n’est que temps, et tout ton pouvoir créateur, ta puissance d’engendrement, une mécanique. Mes yeux, à travers toi, mes yeux brûlés l’entrevoient obscurément à travers ton incandescence et tout le flamboiement de ton être» (p. 809).
Prodigieuse page, en vérité, à laquelle il n’est rien besoin d’ajouter, sinon dire qu’elle constitue l’exact équivalent des quelques versets qui ouvrent Job 42. Le défi lancé au Léviathan par Achab, d’abord mû par un orgueil humain trop humain, s’achève en une élévation métaphysique guère surprenante lorsqu’on sait qu’Achab, «tout frappé, tout dévasté qu’il soit, […] a fait ses humanités» (p. 155). Le capitaine a vaincu Moby Dick dès lors qu’il a entrevu, seul, à travers le cachalot blanc, ce que Dieu dit à Job : «regarde donc Béhémoth, ma créature, tout comme toi» (Job 40, 15). La mesure est le maître-mot, disions-nous, derrière lequel se cachent ceux de proportio ou d’analogia. Il n’est nul besoin, pour mesurer Dieu, de se mesurer à lui. La disproportion radicale se manifeste nécessairement, dans ce cas précis, sous la forme d’une opposition et, finalement, d’un anéantissement du non-être par l’être ou, comme dans les dernières pages du roman, et puisque telle était la volonté d’Achab, par la disparition dans les profondeurs de celui qui s’était «soudé» (p. 809) au monstre des océans. En somme, nul ne peut mesurer Dieu sinon Dieu lui-même. Dieu seul parle bien de Dieu : l’adage pascalien trouve ici un relief nouveau, puisque la grande révélation que porte en lui notre infortuné prophète enseigne que l’effort par lequel l’homme cherche à voir Dieu en face est à la fois le plus vain et le plus digne de tous. Entrevoir l’incréé dans le créé et replacer chaque énigme de la création dans le mystère de la sagesse infinie de Dieu, comme le fait Achab après Job, c’est faire l’expérience authentique de l’absolue transcendance de ce même Dieu. C’est reconnaître la seigneurie éternelle de Dieu sur les êtres. «Ici encore, au paroxysme d’une fière angoisse, je déchiffre et connais mon ancestral seigneur» (p. 809).

Notes
(1) Nous travaillons à partir de la traduction d’Armel Guerne (Moby Dick, éditions Phébus, coll. Libretto, 2005, p. 195). Les pages entre parenthèses, sans autre mention, renvoient à cette édition.
(2) George Steiner, Passions impunies (Gallimard, 1997), pp. 116-7.
(3) Les références à Job, dans Moby Dick, sont nombreuses. En faire l’inventaire n’est pas le but de notre étude. Nous chercherons plutôt Job là où Melville ne le nomme pas. Voici cependant une mention faite à Job, parmi d’autres : «Et qui donc a le premier écrit sur notre Léviathan ? Qui, sinon le grand prophète Job !» (p. 199).
(4) Toutes nos citations bibliques seront tirées de la Bible de Jérusalem, Le Cerf, 2000.
(5) République, 509c (traduction de Pierre Pachet, Gallimard, coll. Folio Essai, 1995).

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