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Achab (séquelles) de Pierre Senges
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Je ne voudrais pas donner l'impression que, à l'occasion de la descente en flammèches du ridicule dernier roman de l'imposteur Yannick Haenel qui fait feu de tout bois médiatique, Tiens ferme ta couronne, je n'aurais fait qu'évoquer un peu trop superficiellement, et en simple note de bas de page qui plus est, l'énorme Achab (séquelles) de Pierre Senges (1).
J'ai du reste bien fait de citer cet ouvrage de plus de 600 pages en note de bas de page, puisque j'ai essayé de dupliquer le procédé humoristique qu'emploie Pierre Senges dans son livre, certaines de ses notes n'ayant strictement aucune valeur informative, mais n'étant là que pour nous faire sourire, comme il en va de celle-ci, sise au bas de la page 240, drôle et inventive à la fois, qui déclare que «L'océan est l'acouphène de Moby Dick». La mienne, de note de bas de page, dans mon étude sur Tiens ferme ta couronne, n'a pas dû faire sourire Yannick Haenel, si bien sûr nous convenons que ce faux auteur ne serait pas, aussi, d'abord, un lamentable lecteur bien incapable de comprendre ce que j'écris, d'une typographie énervée comme celle de Léon Bloy selon Pierre Senges (cf. p. 353) contre ses livres bref, Yannick à l'humour si débridé n'a pas beaucoup dû goûter le mien, puisque j'y affirme, dans cette note, que son roman indigeste et sot ressemble assez étrangement, du moins dans ses thèmes et son sujet et à condition de supposer qu'un livre comme le sien peut exister sans besoin d'être cimenté, étayé, jointuré par le style, à celui de Pierre Senges.
Dans quel autre pays que la France serait-il possible de supposer qu'un écrivain à peu près nul, non content de parvenir à mettre toute la presse à ses pieds et à gagner un prix Médicis que l'on devine gratifiant dans plusieurs domaines, pourrait, en outre, s'inspirer d'un texte récemment paru qui, fort curieusement, n'a point déchaîné autant d'hystérie médiatique, et surtout pas celle de la si fine équipe de lecteurs professionnels du Figaro (dit) littéraire ? Il est vrai que ces derniers se soucient bien davantage d'un inusable vieux mérou, Philippe Sollers auquel il s'agit de faire la réclame tambour battant, que des apparitions de Moby Dick ! Je me suis livré au même exercice, quoique de façon beaucoup plus fouillée, à propos du dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission, que j'ai rapproché d'un roman passé miraculeusement, pour Houellebecq du moins, inaperçu de nos si attentifs et cultivés journalistes.
Maintenant que j'ai pu jeter un peu de chaux vive sur le cadavre du mort-né roman haenélien, immédiatement puant à peine sorti de sa matrice sollersienne, il me faut donc revenir sur l'ouvrage de Pierre Senges qui s'inscrit dans le sillage, c'est le cas de le dire, que laisse la célèbre baleine blanche du grand Hermann Melville, livre-baleine, baleine-livre (cf. p. 464) qui lui-même s'inscrit dans le sillage de textes que le caractère labyrinthique a rendus pratiquement légendaires, comme les aventures du célèbre Don Quichotte (que mentionne longuement Pierre Senges) mais aussi L'Anneau et le Livre de Robert Browning (que ne mentionne même pas de deux ou trois mots Pierre Senges), ou encore des fameuses aventures du baron de Münchhausen lui aussi présent durant plusieurs chapitres, voire, parce que toute quête relative à la prolifération des signes et des personnages, au sein des grands textes littéraires, est aussi une quête des origines, de la matrice de laquelle tous, signes et mots, personnages et textes et comme il se doit nous, lecteurs, ils sont nés, voire disais-je de l'épopée de Gilgamesh car, «si ça se trouve, le vieux capitaine [Achab] était déjà présent, fâché, fourbu d'avance, avec son bout de bois», dans ce texte fameux, que l'auteur, avec l'humour constant dont il fait salutairement preuve dans son livre, prétend avoir été écrit «à Babylone sur des murailles» (p. 477, note de bas de page).
C'est ainsi qu'il va falloir, dans une espèce de régression à l'infini, une vertigineuse remontée du sillage jusqu'à la baleine elle-même ou, tout au moins, sa queue, un infatigable labeur consistant à colliger d'infimes traces, retrouver le texte duquel tous les autres sont sortis, chimère bien sûr, tout comme est chimérique la poursuite de la baleine par le fameux capitaine : «(Aussi bien, il va falloir chercher la source de cet Achab da-pontien dans d'autres livrets, plus anciens, copiés sur des copies, quelque part en Europe sous des piles de brochures, d'une bibliothèque royale à une bibliothèque archiépiscopale : peut-être chez Metastasio, le prolifique – et depuis Metastasio il faudra remonter, allez savoir, jusqu'à un petit auteur de tragi-comédie du temps de Septime Sévère)» (p. 479), les parenthèses étant elles-mêmes aveux de la volonté de ne jamais refermer une phrase, ou de faire mourir un personnage romanesque et de toute façon, ce serait bien impossible, car, à l'instar d'un des traducteurs des aventures du chevalier à la triste figure, François Filleau de Saint-Martin, nous ne pouvons que laisser «l'hidalgo hidalguer seul au-delà de la dernière page, sur fond blanc» (p. 540). De sorte que nous avons, comme tel ou tel des nombreux personnages, réels ou imaginaires, évoqués par Pierre Senges, la certitude de nous perdre, «de confondre le début avec la fin, de voir le découpage, à proprement parler découpage, [nous] tomber sur le pied comme aurait pu le faire l'armure de Quichotte, un peu ceci, un peu cela, récupéré de droite et de gauche et bientôt rendu à la terre pour un ultime éparpillement (une redistribution)» (p. 481), mais aussi, tout autant sinon plus, la pénible sensation d'immortalité des êtres de papier que ressent Achab : «le baron[Münchhausen bien sûr] devrait comprendre cette immortalité de figure de livre, d'abord euphorisante, puis routinière, puis pénible, comme une charge héréditaire, il a connu ça lui aussi : les premiers temps, on profite, on est le pionnier de toute chose, et puis rapidement la présence de soi à soi devient assommante» (p. 548).
Multipliant les personnages, réels ou inventés, les anecdotes, elles aussi réelles ou inventées, les réflexions dans deux miroirs posés l'un en face de l'autre, «l'aller aux aurores, le retour crépusculaire», puisque «ne jamais capturer sa proie est le meilleur moyen d'entretenir des mouvements perpétuels, et de suggérer une vie égale, donc heureuse, une vie semblable, le recommencement étant abolition de la mort» (p. 361), ne cessant d'empiler ou d'enchaîner comme vous le voudrez les jeux avec la réalité (Achab vieillissant peut ainsi lire le livre écrit par Melville sur sa fameuse poursuite de la baleine blanche), les trames et les bribes de trames, c'est pourtant une seule obsession qui façonne et retient entre elles les différentes mailles du texte pléthorique de Pierre Senges, bien exprimée durant l'épisode, haut en couleurs, durant lequel le grand Orson Welles (après d'autres comme le librettiste Da Ponte, avant d'autres comme Francis Scott Fitzgerald) se propose d'adapter l'histoire du capitaine Achab : «toutes ces pellicules découpées, l'éparpillement, les chutes, le remontage, ça n'a jamais été l'immolation, et quand Orson Welles sépare une personnage de l'acteur qui l'incarne, et l'acteur de sa voix par le doublage, ou du décor par un faux contrechamp, le vertige éprouvé est étranger au plaisir de détruire : c'est le constat qu'aucune mutilation n'empêchera jamais un homme d'être un homme et un récit d'être un récit», car «aucune mutilation n'enlève au spectateur, les siens en tout cas, le pouvoir d'accorder son attention aux phénomènes, et en l'accordant assurer la continuité entre une chose et une autre», autrement dit, et il ne faut pas se fier aux parenthèses au sein desquelles Pierre Senges délivre cette vérité dont il modère ainsi ironiquement la portée, «donner un nom à un invraisemblable fatras est une bienveillance toujours supérieure à la malice de l'éparpillement ou à la malveillance de qui impose l'abandon et l'exil» (p. 482).
Un livre centrifuge, composant «pour lui-même ses propres didascalies» (p. 372), dont l'histoire se perd, comme si elle devait parcourir, avant de pouvoir se dire, tout le corps de la baleine jusqu'à «cette zone de son cerveau sensible» (p. 392) à la littérature, un livre sans fin fasciné par l'éparpillement des signes, ne peut qu'être fasciné, en retour, par une volonté centripète de se tenir et se retenir, Welles, Quichotte et tant d'autres personnages imaginés ou bien réels, imaginés mais au moins aussi vivants que des personnes de chair et d'os, ne cessant selon Pierre Senges «de se demander comment un être composite donne à lui-même et aux autres l'illusion de continuité, y compris jusque dans ses cendres» (p. 481). Bien plus, un roman pléthorique, labyrinthique, placé sous les auspices de ces fous géniaux que furent Thomas Browne (cité à la page 525), Quincey (lui aussi cité, et à propos de ce texte) mais aussi Kafka et Cervantès, un roman qui figure en son centre (absent) une fuite éperdue (des signes, d'Achab, de la baleine rancunière) ne peut que tenter d'organiser, par le biais d'une quête et d'une poursuite inlassable et qui ne peut, par définition, se clore bêtement à la dernière page de notre livre, la chasse de l'Absent, baleine bien sûr mais aussi Dieu, comme le montre le beau chapitre intitulé Achab et les villes – dissimulation, dont je cite ce passage : «Et un peu plus loin, cette remarque faite sans doute par un grand esprit, à défaut un esprit intermédiaire : notre monde est l'empreinte d'un Dieu fuyant», à moins que «la forme d'une ville» elle-même, «cette ville-là et pas une autre», ville comme il se doit tentaculaire, ville piège, ville-de-Dédale que Senges affirme être trompeuse, pleine de «bifurcations», ville ressemblant à «des villes à mille portes suivies de mille portes, à dix mille rue sans ordonnance, à fausses perspectives, à tourniquets» (p. 526), ne soit «l'empreinte d'Achab fugitif» (p. 528), fuyant la baleine, Dieu ou la propre prolifération devenue folle et incontrôlable de son histoire diffractée par mille et mille bouches et au moins autant de récits, fuyant comme Caïn a fui Dieu, Pierre Senges nous rappelant cette évidence : «la première ville est une invention de Caïn pour y être introuvable (c'était au pays de Nod, inconnu des géographes)» (p. 529), notation qui nous fait regretter que pas une seule fois Pierre Senges n'ait jugé utile de mentionner le personnage de Nemrod, chasseur devant l’Éternel, ce qu'est tout de même, peu ou prou, Achab qui finira par être englouti par la coopérante baleine qui, sans lui, n'est peut-être rien de plus qu'un vulgaire cétacé.
Notes
(1) Pierre Senges, Achab (séquelles) (Éditions Verticales, 2015). Avant de ne plus penser à l'imposteur Yannick Haenel, je me permets de signaler que le livre de Pierre Senges comporte, lui aussi, une scène de coït, que l'on comparera avec l'extrait cité de Tiens ferme ta couronne pour voir qu'il existe, entre Yannick Haenel et Pierre Senges, la salutaire distance séparant un écrivant tellement peu maître du langage, ridiculement sérieux et on le devine tirant sa petite longue rose entre ses fines lèvres pour bien montrer qu'il fait l'effort de s'appliquer, tellement à la traîne de son propre style eunuque et inepte, qu'il sombre dans le cliché alimentant la moindre scène de n'importe quel film pornographique, d'un écrivain, capable, lui, de nous amuser en utilisant ces mêmes clichés propres à toute production convenue de ce genre : «[...] et sur les mêmes écrans, beaucoup plus tard le soir, des filles nues aux jambes ouvertes faisant fleurir les grandes lèvres puis agenouillées sur un sol de moquette dans l'attente qu'un garçon musclé aux cheveux très courts et aux testicules glabres secoue son sexe suffisamment longtemps pour verser un dernier reste de semence sur leur visage mimant alors, du mieux possible, à cet instant (affaire de synchronisation), une sorte de reconnaissance – pas tout à fait l'orgasme, une reconnaissance comparable à rien, détachée comme une tête souriante détachée de son corps, et du coup amnésique» (p. 553).
03/12/2017 | Lien permanent
De Job à Melville, et retour, par Augustin Talbourdel
Job 13, 3.
«Qu’est la terreur de l’homme, que l’homme peut comprendre,
à côté de l’enlacement terrible des terreurs et merveilles de Dieu ?».
Herman Melville, Moby Dick (1).
Pas plus que George Steiner ne pouvait soutenir la pensée d’un «Shakespeare rentrant manger à la maison et expliquant que l’écriture des actes III et IV du Roi Lear s’est bien passée», nous n’osons imaginer Herman Melville mettre ses pieds marins sous une table américaine, un soir glacé de février dans le Massachusetts de son cher Nathaniel Hawthorne, et raconter paisiblement la rédaction de son chapitre sur l’histoire du «Town-Ho». Dans les deux cas, Shakespeare ou Melville, l’embarras steinerien – et le nôtre – trouve sa source dans une incapacité plus grande encore à envisager la composition de tel passage de l’Ancien et du Nouveau Testament, en particulier celle des «paroles sorties du tourbillon dans le livre de Job» (2). Il n’y a là aucune rhétorique artificieuse de notre part, encore moins de celle de Steiner, mais plutôt le souci de manifester une similitude ou, mieux encore, une analogie au sens métaphysique que cette formule littéraire empruntera plus loin.
Dévoilons d’emblée la page de Moby Dick qui autorise cette filiation (3). «Fréquemment on entend parler d’auteurs qui se gonflent et s’enflent de leur sujet, lequel pourtant paraît bien n’être que fort mince et banal. Mais comment cela pourrait-il m’arriver, à moi qui écris sur le Léviathan ? Mon écriture, malgré moi, s’étale en caractères d’affiche, toutes mes lettres sont majuscules. À moi, les plumes de condor ! et le cratère du Vésuve comme encrier !… Oh ! mes amis, retenez-moi le bras ! car de vouloir seulement consigner mes pensées sur ce Léviathan, j’en suis exténué et je défaille au déploiement de leur formidable envergure, dont l’étendue veut embrasser le cercle entier de toutes sciences, et les cycles des générations des mastodontes de toutes sortes, baleines et humains passés, présents et futurs, et la révolution complète de tous les panoramas des empires successifs et transitoires de la terre, et l’univers, l’univers tout entier, et encore ses banlieues ! Telle est, et si magnifiante, la vertu d’un sujet grandiose et généreux ! Il nous entraîne à sa mesure. Choisissez un sujet puissant si vous voulez écrire un ouvrage puissant» (p. 731).
On n’aura aucun mal à reconnaître, dans la peur et l’ambition de l’écrivain, la crainte et la mission du prophète qui, pour convaincre chacun de la vanité de l’homme et de son langage, s’enlise dans de longues tirades dont il sort toujours épuisé, aspiré par une parole qu’il sait déjà anéantie par la Parole à venir. Et pourtant, Melville pourrait faire sienne la phrase de Job : «je voudrais qu’on écrive mes paroles, qu’elles soient gravées en une inscription, avec un ciseau de fer et du plomb, sculptées dans le roc pour toujours !» (Job 19, 23-24) (4). Éternelle ambiguïté d’un homme qui, conscient qu’il ne sait rien de Dieu, devine aussi qu’il n’en saura pas plus s’il demeure dans un mutisme apophatique, et que son salut lui sera d’autant moins assuré; ou, plus positivement, avec les mots du Psalmiste, qu’«en [Dieu] se confient ceux qui connaissent [son] nom» et qu’«[il n’abandonne] point ceux qui [e] cherchent» (Ps 9, 11). D’où l’enthousiasme de Melville devant le sujet prodigieux qu’il s’est trouvé ou qui, comme Job, s’est imposé à lui. Quel est ce sujet et comment réunit-il Job et Melville ?
De Job à Job
Quelques évidences qui n’en sont pas. En Job, nous lisons l’expérience d’un homme de foi qui se rend compte qu’il ne connaît pas son Dieu. Mieux : lorsque vient le jour du malheur, il ressent la nécessité de le voir et, par là-même, découvre qu’il ne l’a jamais vu et se trouble. Ce constat s’aggrave à mesure qu’il le cherche et ne le trouve point. «Si je vais vers l’orient, il est absent; vers l’occident, je ne l’aperçois pas. Quand il agit au nord, je ne le saisis pas, s’il se tourne au midi, je ne le vois pas» (Job 23, 8-9). De sorte que, si son expérience du Deus absconditus n’est pas le premier mot de son existence spirituelle, l’intuition originaire et ineffable de Dieu que le juste avait jusque-là se trouve profondément ébranlée, voire entièrement transformée, par cette compréhension de son incompréhension. Job connaît qu’il ne connaît pas; il voit soudainement qu’il ne voit rien, sans jamais, de son propre chef, postuler qu’il n’y a rien à voir. À cet égard, la question de la justice divine n’a, dans le livre de Job, qu’un rôle second. Lorsque Job interroge Dieu et lui demande de justifier la souffrance qu’il endure, il place cette souffrance physique, la plupart du temps, après la douleur spirituelle de l’obscurité : «Pourquoi caches-tu ta face et me considères-tu comme ton ennemi ?» (Job 13, 24). Le premier et principal reproche que Job fait à Dieu est celui de ne pas se montrer «par égard pour son serviteur», en langage biblique; de refuser à son âme toute manifestation et de laisser à la discrétion de la nature la pré-intuition de sa grâce. L’enjeu de Job est donc phénoménologique avant d’être moral; sa critique relève d’abord de la métaphysique pure et simple sur laquelle, occasionnellement, se greffe une théodicée.
Cet ordre a son importance. L’aboutissement de l’existence chrétienne est de pouvoir dire à Dieu, comme Job, «je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu» (Job 42, 5). Or, qui peut le dire dès ici-bas ? L’expérience quotidienne de l’homme – presque au sens heideggerien du terme – demeure celle-ci : l’Éternel déclare qu’il se donne à voir en chaque chose (Rm 1, 20) et mes yeux ne le voient nulle part. L’une des grandes réponses du livre de Job consiste à renverser cette pseudo-absence de Dieu en ce qu’elle est vraiment : l’incapacité de l’homme à pénétrer les desseins du Très-Haut et à soutenir son regard. Homo capax Dei : l’adage scolastique a, chez Job, la valeur d’une promesse. Sa connaissance de Dieu a lieu selon un régime d’équivocité radicale, au sens théologique du terme. Le motif sapientiel de cette doctrine se comprend aisément : en exagérant la différence ontologique entre l’homme et Dieu, l’on rend caduque toute tentative de procès à l’égard de ce dernier. «Lui n’est pas, comme moi, un homme : impossible de lui répondre, de comparaître ensemble en justice» (Job 9, 32). À rebours de tout anthropocentrisme, Job répète inlassablement la question qui habite tous les prophètes, jusqu’au chroniste et au psalmiste : qui donc est comme Dieu ? Qui est capable de se justifier devant lui, de lui tenir tête ? La question rhétorique, parmi beaucoup d’autres, «Dieu n’est-il pas au plus haut des cieux ?» (Job 22, 12), comporte toujours, en creux, son équivalence, adressée à Dieu : «Qu’est-ce donc que l’homme pour en faire si grand cas, pour fixer sur lui ton attention, pour l’inspecter chaque matin, pour le scruter à tout instant ?» (Job 7, 17-18). Du temps que Job vivait heureux auprès des siens régnait une certaine analogia entis tacite et qui gagnait d’ailleurs à n’être pas formulée. Cette analogie se mue en équivocité dès lors que la confiance aveugle de Job en Dieu se brise, sans disparaître; et, progressivement, l’analogie avortée rejoint une apologie de la toute-puissance divine, apologie d’autant plus insistante lorsque les théophanies se raréfient. «Quelqu’un se dressa… je ne reconnus pas son visage, mais l’image restait devant mes yeux» (Job 4, 16). Toute l’existence de Job, comme celle de l’Achab de Melville, se condense dans ce désir de reconnaître le visage entrevu lors de sa dernière théophanie.
Dans les nombreux éloges consacrés aux actions de Dieu dans le livre de Job, merveilles comme catastrophes qui témoignent toujours de sa toute-puissance irrésistible, il y a plus que la simple célébration de cette toute-puissance, justement, ou de la création divine. La majestas Dei qui se dessine au sein de chaque tirade, qu’elle soit de Job lui-même, d’Eliphaz ou d’Élihu, ne trouve véritablement son sens que dans la réponse de Dieu, dans les derniers chapitres du livre. Certes, derrière les invectives du prophète – «Est-ce que sa majesté ne vous effraie pas ? Sa terreur ne fond-elle pas sur vous ?» (Job 13, 11) –, l’on discerne une volonté d’amplifier la similitudo major dissimilitudo qui régit le rapport de l’homme à Dieu. Dans le même temps, la série de questions rhétoriques que Dieu pose à Job à partir du chapitre trente-huitième nous offre de quoi nourrir une doctrine des noms et attributs divins qui n’aurait pas déplu aux théologiens médiévaux si elle avait été moins poétique et plus spéculative. Le Seigneur, en énonçant ce que Job n’a pas fait, dévoile ses actions propres et son dessein caché depuis les origines – et qui sera pleinement révélé dans le Christ. «As-tu pénétré jusqu’aux sources marines, circulé au fond de l’Abîme ? Les portes de la Mort te furent-elles montrées, as-tu vu les portiers du pays de l’Ombre ?» (Job 38, 16-17).
Cette litanie des bienfaits divins ne laisse guère à l’homme que le choix entre deux réponses ou deux attitudes. Soit la grandeur et la puissance incomparables de Dieu, parce qu’elles le laissent indifférent ou, au contraire, parce qu’elles l’effraient trop, le poussent à essayer de se soustraire au regard de Dieu; soit elles l’incitent, au contraire, à se placer le plus possible et le plus souvent possible sous ce même regard. Inutile de dire que la première tentative est vaine, puisque nul ne peut disparaître aux yeux de Dieu et, plus encore, parce qu’il est de la nature de l’homme de penser à Dieu – sans cela, comme Job, «des pensées folles [l]’obsèdent jusqu’au crépuscule» (Job 7, 4). Pourtant, telle est bien la voie la plus empruntée et déjà suggérée par Job dans son désespoir : «Puisque ses jours sont comptés, que le nombre de ses mois dépend de toi, que tu lui fixes un terme infranchissable, détourne de lui tes yeux et laisse-le, tel un mercenaire, finir sa journée» (14, 6). Combien de mercenaires en ce bas-monde comme sur le Péquod de Moby Dick où seul Achab semble animé d’une quête qui le perdra ?
L’autre voie, qui est celle de la sainteté, trouve en Achab, justement, une caricature magnifique, un «prodigieux débordement» (5) (δαιμονίας ὑπερβολῆς), pour emprunter une expression platonicienne fort adaptée. En un mot, le personnage de Melville se glisse dans la rhétorique de Job (40, 7-14); rhétorique qu’il connaît fort bien, comme en témoigne un paragraphe de la cétologie melvilienne (p. 235). Comme Job, il entend Dieu lui dire : «Ceins tes reins comme un brave» (40, 7), «pare-toi de majesté et de grandeur, revêts-toi de splendeur et de gloire» (Job 40, 10), «fais éclater les fureurs de ta colère, d'un regard, courbe l’arrogant» (Job 40, 11), «d’un regard, ravale l’homme superbe, écrase sur place les méchants» (Job 40, 12); et à la question adressée à Job – «Ton bras a-t-il une vigueur divine, ta voix peut-elle tonner pareillement ?» (Job 40, 9) –, il ose répondre par l’affirmative. Ce qui conduit Job à se rétracter et s’affliger «sur la poussière et sur la cendre» (Job 42, 6) porte Achab à pratiquer l’exact contraire : prendre Dieu au mot, entendre ses questions rhétoriques comme de vrais défis et espérer, en assurant son salut «par [sa] droite», recevoir de Dieu des hommages (Job 40, 14). Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que le Léviathan, que Melville nomme Moby Dick, devienne la préoccupation principale d’Achab; rien d’étonnant non plus à ce que, aux «sais-tu ?» divins, multiples interrogations de Dieu à Job concernant le cosmos, réponde la cétologie encyclopédique intégrée dans le roman. Dans l’argumentation divine, Béhémoth et Léviathan représentent une force brutale que Dieu maîtrise mais que l’homme ne peut domestiquer; et l’une comme l’autre sont des créatures de Dieu au même titre que l’homme. Dès lors, le monstre des mers réintroduit l’analogie perdue dans les quarante chapitres du livre de Job qui précèdent : en décrivant le Léviathan, il établit une proportion entre la différence radicale qui le sépare de celui-ci et celle qui le sépare de l’homme. «Et Léviathan, le pêches-tu à l’hameçon, avec une corde comprimes-tu sa langue ? […] Sera-t-il mis en vente par des associés, puis débité entre marchands ? Cribleras-tu sa peau de dards, le harponneras-tu à la tête comme un poisson ? Pose seulement la main sur lui au souvenir de la lutte, tu ne recommenceras plus !» (Job 40, 25-32). Autant de questions qui, bien loin de l’apaiser, attisent la fureur d’Achab. L’analogie se dresse alors dans toute sa splendeur menaçante, comme une gageure peu rigoureuse mais qui suffit à galvaniser son homme : «Ton espérance serait illusoire, car sa vue seule suffit à terrasser. Personne n’est assez féroce pour l’exciter, qui donc, alors, irait me tenir tête ?» (Job 41, 1-3). Dans cette ambiguïté du Léviathan à la fois monstre dont l’existence justifie la composition d’une théodicée et témoin privilégié de l’a fortiori sur lequel repose l’argumentaire divin réside l’ambiguïté toute romancée de Moby Dick.
De Job à Melville
Pourquoi Moby Dick ? C’est, en définitive, la seule question qui importe lorsque l’on se penche sur une œuvre. Autrement dit : pourquoi Moby Dick plutôt que rien ? La grande œuvre est celle qui aura résisté à la néantisation, à l’âge de la reproductibilité technique, si l’on veut, et surtout à l’âge où le logos n’a plus la préséance; celle qui se sera rendue ontologiquement nécessaire.
Pourquoi donc Moby Dick ? Melville emprunte dès la première page de son roman-fleuve l’alternative que nous trouvions plus haut chez Job : «Caton se jette sur son glaive, non sans emphase et sans grandiloquence philosophiques; je gagne moi, bien plus discrètement, le bord de quelque voilier» (p. 33-34). Il n’y paraît pas, à première vue, mais il s’agit bien, pour Ismahel, de trouver un remède à l’anémie morale qui le gagne : quand la lèvre est «amère et dure», l’âme traversée par des vents dignes d’un «novembre glacial» et quand le «puissant secours des principes moraux» (p. 33) ne suffit presque plus, Ismahel prend la mer et la mer le prend. De même qu’il faut que survienne un malheur pour que Job éprouve à nouveau – ou, peut-être, pour la première fois – la présence et la puissance de Dieu; de même Ismahel se prémunit d’un sommeil dogmatique qui le guette en embarquant sur un baleinier où, pense-t-il, un événement surnaturel ne manquera pas de se passer.
Double recherche, donc : sous couvert d’un désir banal d’aventure, la volonté d’être confronté à un absolu, Léviathan ou Dieu créateur. La chasse de Moby Dick en tant que Léviathan a lieu sous le signe de la peur, toujours causée par la perspective de la mort. «Ah ! comme ils se tendaient tous, dans cet infini de l’azur, comme ils cherchaient impatiemment toujours à atteindre l’objet capable de les anéantir !» (p. 885). L’on perçoit déjà la nature initiatique du roman marin que Stevenson, Conrad et d’autres grands écrivains approfondiront quelques décennies après Melville. Les grandes eaux qui, dans l’Écriture, sont presque toujours celles de la mort, s’ouvrent devant l’homme comme le lieu où il pourra renouer avec les sources de son existence. L’on perçoit surtout que la chasse à la baleine revêt explicitement, en particulier pour Achab, le caractère d’un combat contre des forces dont Moby Dick n’offre qu’une manifestation – certes monstrueuse – parmi d’autres et qui appartiennent, dans l’esprit de ce même Achab, au Mal. À ce titre, Achab est exactement l’anti-Jonas, à propos duquel le Père Mapple fait un sermon fondamental au début du roman. Qu’il s’agisse des forces du Bien, dans le cas de Jonas, ou du Mal, dans le cas d’Achab, ce dernier ne prend pas la fuite mais, au contraire, suit et poursuit ces forces pour remonter à leur auteur. Le vieil Achab, «roi des océans, grand seigneur des léviathans» (p. 226), en fait même sa raison d’être, lui qui voit Moby Dick comme «une force mauvaise et tendue, bandée d’une méchanceté inviolable», «cette chose impénétrable que je hais» (p. 282). En cela, la pensée d’Achab ne laisse aucune place à une quelconque doctrine de la création qui justifierait l’existence du monstre en arguant que le monde demeure inachevé et poursuit sa perfection dans des gémissements inexprimables et pauliniens. Telle qu’il l’exprime à Stubb, sa vision de la création divine détourne même grossièrement la philosophie de l’imago Dei : «Tous les objets visibles, comprends-le, ne sont que le carton bouilli d’un masque. Mais dans chaque événement… l’acte vivant, le fait indubitable… là-dessous, il y a quelque chose d’inconnu mais de profond, de vrai, dont les traits se devinent derrière le masque absurde et dénué de raison. Si tu veux frapper, tu frappes à travers le masque !» (p. 281-282).
Jonas et Job redoutaient le masque des événements, l’un en le fuyant, l’autre en soutenant tant bien que mal son regard. Achab frappe à travers. Jonas était le «fuyard de Dieu» (p. 101), selon le père Mapple; Achab sera le harponneur de Dieu, au double sens de ce génitif, objectif et subjectif. Subjectif d’abord : il s’agit de combattre un monstre dont l’existence est injustifiée, du moins insupportable aux yeux d’Achab; le combattre pour exterminer le mal et justifier Dieu. Cette lutte est, nous le savons, celle que mènera victorieusement le Christ dans sa mort et sa résurrection et qu’Achab, nous le savons aussi, n’a pas les épaules pour mener, pas plus que le Kirilov des Démons et son suicide nihiliste. N’étant pas à l’initiative de Dieu, cette entreprise qui n’aurait été qu’une rédemption à moitié, puisqu’elle ne se voulait que théodicée, ne sera pas une rédemption du tout. De même que les sages qui se succèdent devant Job seront réprimandés par Dieu au moment de sa manifestation, de même le faux prophète Achab se voit accusé, déjà sur son bateau et par ses propres harponneurs, de blasphème et d’impiété. «Tel était donc ce vieil homme impie, ce vieillard à cheveux gris qui pourchassait, le blasphème à la bouche, une baleine de Job tout autour du monde, à la tête d’un équipage en majorité composé de métisses renégats, de réprouvés et de cannibales» (p. 313). Aux yeux du vieux et pieux Bildad, l’équipage du Péquod se distingue même entre chrétiens et païens, le plus païen de tous, en apparence, étant le cannibale Quiequeg.