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Dracula, 3 : Le fils de Dracula de Robert Siodmak, par Francis Moury

Résumé du scénarioEn 1943 dans le sud des États-Unis, Katherine, l’une des deux filles d’un riche colonel, organise une soirée à Dark Oaks, la demeure familiale, en l’honneur de l’arrivée d’Anthony Alucard, un comte hongrois dont elle semble éprise, au grand dam de sa sœur et de son fiancé. Passionnée de sciences occultes et frappée de thanatophobie, Katherine entretient une sorcière gitane dans les marais qui dépendent du domaine. Inquiète du retard d’Alucard alors que la réception bat son plein, elle va la consulter. La sorcière lui annonce que l’invité apportera la mort et la désolation sur elle et sa famille…Fiche technique succincteAvec : Lon Chaney Jr., Louise Allbritton, Evelyn Ankers, J. Edward Bloomberg, Robert Paige, Adeline de Walt Reynolds, Frank Craven, etc.Production : Ford L. Beebe et Donald H. Brown (Universal Picture)Réalisation : Robert SiodmakScénario : Curt Siodmak et Eric TaylorDirection de la photo: George Robinson (A.S.C.)Montage : Saul GoodkindMaquillage : Jack P. PierceEffets spéciaux : John P. Fulton (A.S.C.)Musique : Hans J. SalterDécors : Russel A. Gausman et E.R. RobinsonCritique708495869.jpgSon of Dracula [Le fils de Dracula] (É.-U., 1943) de Robert Siodmak est un film rare : sa réédition par Universal en DVD zone 1 avait été rapidement épuisée et sa copie chimique (à la différence de celle de Dracula’s Daughter [La fille de Dracula] avec lequel il est accolé en zone 2 comme en zone 1) n’avait pas pu être programmée par la Cinémathèque française lors de sa rétrospective « Vampires » de juillet-septembre 2003. Rare et passionnant. Il est typique du mélange de convention et de folie que la guerre de 1939-1945 faisait régner sur Hollywood. Ce fut la première réalisation importante de Robert Siodmak aux É.-U.,, suivie la même année de Cobra Woman [Le signe du Cobra] (É.-U., 1943) avant Phantom Lady [Les mains qui tuent, 1944], The Killers [Les Tueurs] (É.-U., 1946), The Dark Mirror [La double énigme] (É.-U., 1946) et The Spiral Staircase [Deux mains, la nuit] (É.-U., 1946) qui contiennent tous certains éléments expressionnistes et fantastiques. Cette même année 1943, son frère Curt Siodmak écrit le scénario de deux autres classiques du cinéma fantastique : I’ve Walked With A Zombie [Vaudou] (É.-U., 1943) de Jacques Tourneur et Frankenstein Meets the Wolf Man [Frankenstein rencontre le loup-garou] (É.-U., 1943) de Roy William Neill. 1943 est donc une année charnière pour la carrière américaine des deux émigrés juifs-allemands, par conséquent, qui se concrétise d’abord par ce remarquable Son of Dracula.Précisons que son interprète est bien Lon Chaney Jr. et non pas son père, en dépit du générique mensonger qui néglige de rajouter «Jr.» à la suite de «Lon Chaney» pour faire croire une fois encore (car cette pratique est constante à cette époque) que le père (mort en 1930) a interprété le film. On a dès le début jugé que son physique n’était pas idéal pour incarner un être nocturne et blafard. C’est exact. Mais il s’en tire tout de même bien et son jeu sobre et contenu est honorable. Mais il est bien sûr très pâle comparé aux interprétations de Max Schreck (chez Murnau), Bela Lugosi (chez Browning) et même John Carradine (chez Kenton) ou plus tard Christopher Lee (dans les Hammer Films). Lon Chaney Jr. est beaucoup plus à l’aise dans le rôle du loup-garou que dans celui de Dracula (cf. : House of Frankenstein [La maison de Frankenstein] et House of Dracula [La maison de Dracula]). Le directeur de la photo (le noir et blanc travaillé de George Robinson, influencé par l’expressionnisme allemand, est bien restitué et on profite merveilleusement du marais pourrissant que ce soit pendant les scènes nocturnes ou le jour, il réussit par ailleurs d’impressionnant travelling), le musicien (Hans J. Salter signe une partition fonctionnelle mais parfois mélancolique et angoissante à la fois), le producteur (Ford L. Beebe, aussi réalisateur de nombreux serials et films fantastiques), le maquilleur (Jack Pierce), et bien sûr John P. Fulton dont les effets spéciaux sont comme d’habitude poétiques et efficaces à la fois : tous sont des spécialistes «Universal» du genre et aident les frères Siodmak de tout leur talent. Mais les deux frères insufflent déjà leurs marques personnelles respectives.Le fils de Dracula coupe le cordon ombilical avec l’intrigue des deux films précédents de Browning et Hillyer dans la mesure où le scénario ne s’en présente plus comme une suite «logique» ou «historique» : on repart de zéro en somme et ce «fils» auparavant passé sous silence de Dracula (aucun dialogue ne lève l’équivoque : Dracula est-il réincarné ? S’agit-il de son fils ? Seul le titre indique qu’il s’agit de son fils mais il pourrait aussi bien s’agir du père dans l’absolu, et l’intrigue ferait donc alors l’économie de la tentative londonienne du film de Browning pour effectivement repartir à zéro) émigre non plus à Londres (comme l’avait fait sa fille) mais directement aux É.-U., dans une région légendairement vierge du thème : belle idée ! On discute dans les forums américains la question de savoir si on a affaire ici à Dracula ou à son fils. La logique voudrait qu’on soit en présence d’un fils puisque le père est mort dans le film de Browning. Les frères Siodmak mélangent les genres policiers et fantastiques intelligemment (la stupéfiante séquence qui voit le fiancé jaloux tirer sur le vampire au revolver puis Katherine s’écrouler scelle l’osmose des deux genres), transposant le vampire (sous anagramme dont le référent est fourni au spectateur d’emblée par le titre et presque immédiatement dans l’histoire avant qu’il ne soit définitivement confirmé !) dans une petite ville du Sud des É.-U., au climat moite et étouffant, close sur elle-même, flanquée d’un marais pestilentiel qui pourrait être une émanation de la jungle dans laquelle le comte Zaroff chassait ses victimes. Robert Siodmak se souvient de ses peintures 1935-38 de «bourgeois démoniaque», fidèle à l’inspiration de l’expressionnisme allemand lorsqu’il brosse certaines ombres portées à l’arrière plan de messieurs aux costumes étriqués. Curt Siodmak pour sa part saisit à merveille l’essence de la femme américaine, celle du «film noir» dévorante et fatale (de la femme fatale à la femme vampire, il n’y a qu’un pas qu’il franchit avec aisance) et Louise Allbritton dote son personnage d’une touche discrètement «sexy» typique des années 40.Robert Siodmak réalise plusieurs morceaux de bravoure : celui, célèbre et souvent cité, de l’apparition du cercueil flottant dans les brumes du marais mais aussi les attaques impressionnantes de chauves-souris, la «guérison» d’un enfant mordu par le vampire, le dialogue dans la prison entre un vivant et une morte-vivante, etc. Il renouvelle le personnage classique du chasseur de vampire en remplaçant Van Helsing par un très curieux Professeur Lazslo (surprenante interprétation de J. E. Bloomberg) à l’ironie noire assez étonnante, et doté d’un accent européen cauteleux et inquiétant. Il reprend aussi une scène du Browning (celle du face-à-face Van Helsing-Dracula) mais la renouvelle efficacement. Et il détourne le thème de la folie et de l’incarcération du fou en le transférant momentanément sur le personnage du fiancé de Katherine. Cette métaphore de l’immigration politique est éventuellement savoureuse si l’on garde présent le contexte mondial de l’époque à l’esprit : c’est de l’Europe que vient le fléau, la menace mortelle qui risquent de s’abattre sur la «race vigoureuse et virile» des américains. Les terres de Hongrie (ici une anicroche à la vérité historique du roman de Bram Stoker et à la tradition historique et géographique : la Hongrie remplace la Roumanie mais c’est une constante de toute cette série Universal pour des raisons historiques : voir le test du premier Dracula) sont, nous dit-on, sèches et arides, toute vie y est épuisée car les vampires l’ont asséchée au long des générations. Il y a là une mélancolique mise en abîme. La maladie comme son remède sont des européens. Le mal, nous disent les deux Siodmak, est universel, tout comme le bien : apatride et éternel.Suppléments de Son of Dracula (É.-U., 1943)Film-Annonce : probablement anglais de 1’38’’ en format 1.33 N.&B. et assez bon état. Document aussi rare que le film de référence, aussi passionnant que ce dernier ! Les notes de productions du zone 1 ont, en revanche, disparues : dommage car sans être considérables, elles contenaient quelques renseignements anecdotiques intéressants, comme le fait que Lugosi regretta longtemps de ne pas avoir obtenu le rôle de Chaney Jr. Les filmographies annexées au zone 1, ces précieux instruments de travail, et les nombreuses bandes-annonces du zone 1 de divers films fantastiques (momie, loup-garou, etc) des années 30 et 40 distribués par Universal ont aussi disparu.

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09/03/2010 | Lien permanent

Danse macabre d’Antonio Margheriti, par Francis Moury

Capture d'écran : Francis Moury
Fiche technique et casting succinctsMise en scène : Antonio Margheriti (signé «Anthony Dawson»)Production : Era Cinematografica (Giovanni Addessi et Marco Vicario) & Leo Lax FilmsDist. française originale : Cosmopolis Film et Les Films Marbeuf (Visa de contrôle 28.307 D)Distribution numérique française en DVD zone 2 PAL : éditeur Seven 7, sorti à Paris le 06 mai 2008Scénario original : Sergio Corbucci & Giovanni Grimaldi d’après un conte d’Edgar PoeVersion française : E.D.P.S., d’après une adaptation de Michel Luckin, avec les voix de Michel Gudin, Raymond Loyer, Michèle Montel, Jacqueline Ferrière, Yves BrinvilleDirecteur de la photo et effets spéciaux : Riccardo PallotiniMontage : Otello ColangeliMusique : Riz Ortolani (prénom orthographié «Ritz» sur la copie française !)Assistant réalisateur : Ruggero DeodatoEffets spéciaux : Antonio Margheriti & Enrico CatalluciDate de sortie en Italie : 1963Date de sortie en France : 14 avril 1965Barbara Steele (Elisabeth Blackwood), George Riviere (Alan Foster), Margareth Robsham ou Robsahm (Julia), Arturo Dominici (Carmus), Sylvia Sorrente (la jeune mariée), Silvano Tranquilli (Edgar Poe), Umberto Raho, Salvo Randone, etc.Résumé du scénarioLondres 1839, au soir du 1er novembre : Edgar Allan Poe, invité par Lord Blackwood à raconter son dernier conte fantastique Bérénice, est pris à parti par le journaliste Alan Foster qui admire son talent mais refuse de croire à la réalité du surnaturel. Poe lui assure pourtant qu’il n’a jamais raconté autre chose que la réalité, dans tous ses récits. Blackwood propose alors un étrange pari à Foster : passer seul cette «nuit des morts» dans son château, réputé maudit, de Providence, en contrepartie de la somme de 10 livres. Foster accepte, en dépit d’une ultime et claire mise en garde de Blackwood : personne n’a pu, jusqu’à présent, en revenir vivant à l’aube.CritiqueDanse macabre (Danza macabra, Ital.-France 1963) est non seulement le chef-d’œuvre d’Antonio Margheriti mais c’est encore l’un des plus importants films fantastiques italiens du XXe siècle.Certains éléments d’histoire pure du cinéma sont utiles à sa compréhension sinon nécessaires à son appréhension primordiale, sympathique : d’abord le film date bien de 1963, pas de 1964. Ensuite, aux dires de Margheriti recueillis en 1971 par Jean-Pierre Bouyxou, Danse macabre fut tourné pour de pures raisons financières, en deux semaines et un jour exactement, par un cinéaste survolté, passionné d’effets spéciaux, co-écrit par cet autre grand serviteur du cinéma-bis que fut le cinéaste Sergio Corbucci, avec une Barbara Steele en actrice vedette «très coopérative». Et il fut produit mais nullement réalisé par Giovanni Addessi comme le mentionnait le générique des copies françaises. Enfin Danse macabre fut un film d’épouvante profondément érotique dans lequel la déclaration d’amour lesbien de Margareth Robsham (l’épouse d’Ugo Tognazzi, à l’époque, si notre mémoire est bonne) à Barbara Steele allait beaucoup plus loin, selon Margheriti, que ce qu’en ont par la suite retenu les copies d’exploitation censurées distribuées en salles. De la contingence la plus pure, en apparence, on serait arrivé à l’aboutissement le plus patent ?Sans doute, puisque Margheriti en fut non seulement financièrement mais artistiquement satisfait au point d’en tourner lui-même, en format TechniScope 2.35 et en couleurs, un remarquable et luxueux remake en 1971 : Nella stretta morsa del ragno / Venite l’alba… ma tinta di rosso [Les Fantômes de Hurlevent/Edgar Poe chez les morts-vivants] dans lequel la belle Michèle Mercier reprenait le rôle de Barbara Steele et Anthony Franciosa celui de George Rivière. Les deux films diffèrent par leur début : celui de l’original de 1963 est classique quoique remarquable par plusieurs idées, tandis que celui de 1971 est magnifié par le délire d’un Klaus Kinski halluciné en Edgar Poe alcoolique, ravagé, errant une torche à la main dans un souterrain où il cherche une indicible horreur. C’est un début qui faisait d’ailleurs immédiatement penser à celui du Marquis de Sade : Justine [Les Infortunes de la vertu], (RFA-It.-G.-B., 1968) de Jess Franco en raison d’une performance analogue du comédien.Que Danse macabre soit tout entier placé, d’emblée, sous le signe d’Edgar Poe lui confère d’un bout à l’autre sa poésie authentique. C’est une poésie fiévreuse, torturée, intellectuellement et plastiquement raffinée. La structure du scénario – en forme de poupées russes, d’un cauchemar s’auto-développant, déployant le prestige de ses illusions mortelles puis se refermant en forme de piège – magnifie l’idée de ruse et la mise en scène la porte à son point d’incandescence.Ruse du scénario, d’abord. Lord Blackwood n’est pas l’humaniste apparent qu’il est : c’est un pervers qui est le descendant d’un bourreau. Edgar Poe raconte une de ses Nouvelles histoires extraordinaires (Bérénice), mais il prend soin de se définir comme un authentique journaliste ne racontant que des «histoires vraies», reconnaissant tristement que personne ne veut les croire. Forster se prétend journaliste mais il est intellectellement trop pauvre pour y réussir : c’est l’amour qui finalement le transmutera, le sauvera, mais au prix d’une perte irrémédiable. Enfin Barbara Steele se veut vivante puis casse elle-même la magnifique illusion qu’elle incarne : elle reconnaît qu’elle est morte, qu’elle diffère à jamais des vivants. Le médiateur de ces diverses expériences, pour le spectateur, est le docteur Carmus, le médecin philosophe joué d’une manière impressionnante par Arturo Dominici qui énonce sa théorie des «trois genres de mort», amenant à l’idée que les fantômes peuvent finalement subsister, demeurer des formes vivantes par une sorte d’instinct vitaliste. Mais Carmus lui-même ment finalement : son mensonge est le plus terrifiant de tous car il prétend expliquer ce dont il est devenu victime à son tour. Lui-même fut humain, est devenu un mort-vivant, et qui plus est, un mort-vivant vampire «par plaisanterie ou par erreur», par une obscure malédiction ponctuelle dont l’origine n’est jamais précisée : le crime, éventuellement la puissance de la pulsion se perpétrant, à jamais refusant l’extinction. Demeure un lapsus romantique : Barbara Steele elle-même, sangsue sauveuse, qui préfère l’érotisme au sang biologique, mais amène au néant les vivants qui l’aiment, ne pouvant aimer que des morts. Ange bisexuelle refoulée ou démon négatrice de tout ? C’est son plus beau rôle car il ménage l’absolue ambivalence des possibles, et ménage un coin de paradis au sein de l’enfer révélé. Et, last but not least, Danse macabre est une nouvelle histoire authentique qu’Edgar Poe ne pourra raconter que partiellement mais dont il fut témoin du commencement et de la fin. Corbucci a co-écrit un scénario magnifique.Ruse de la mise en scène de Margheriti et de la caméra de Pallotini, ensuite. Un simple exemple : on accompagne latéralement le héros qui progresse dans les ténèbres du jardin, le cadre est parfois serré, caméra au poing, en plongé, en contre-plongé. Sa progression est réelle, veut-on nous dire. Pourtant, elle est à peine réelle : Forster tourne en rond dès qu’il progresse : pris par des branches d’arbres qui semblent le retenir d’entrer, et le dissuader de pousser la première porte, celle de la dépendance du château. Du très grand art, qui allie saisissement, immobilité, mobilité en une sorte de dialogue halluciné du héros avec le décor. Margheriti avait, on le sait, adopté les techniques des studios de télévision aussi utilisée aux É.-U. par Roger Corman pour sa «série Edgar Poe» : il se couvrait, sur les séquences importantes, avec plusieurs caméras simultanément, choisissant ensuite au montage les plans les meilleurs pour les inclure dans la continuité finale. Autre exemple : Le portrait de Julia vibre : il semble vu à travers l’eau. La Julia vivante ne «vibre» pas, ne varie pas mais c’est qu’elle n’est pas non plus vraiment vivante : elle se souvient l’avoir été, revit un souvenir, avec une obstinée mélancolie qui lui interdit toute déviation. Une image presque vivante, mais pas davantage finalement que ce cadavre enveloppé d’une sorte de lin funéraire obstinément tissé par un possible insecte, dessinant les courbes nues d’une femme dont les orbites vides fixent les ténèbres, dont la poitrine se soulève, dont la bouche respire un souffle lent, rauque, audible… et qui se transforme en vapeur mobile. Cinéma des effets spéciaux et de l’échange bachelardien des éléments (l’air, le feu de la torche, la pierre, la terre, le vent, la vapeur d’eau) où Margheriti – ici à l’égal d’un Bava, voire mieux encore - pousse le suspense à l’extrémité pure de la matière : franchir une grille de fer, c’est se faire fixer par elle, car les grilles peuvent tuer. Le dernier mouvement était un faux mouvement qui signe la fin d’une vie-mouvement, d’une image-mouvement, d’un entre-deux eaux. Ce qui était mobile redevient figé, ce qui était charnel redevient poussière, ce qui parlait redevient silence. Entre-temps, les prestiges du temps (la gestion du temps onirique et du temps réel se fait par le montage d’un gros plan sur le visage effrayé de George Rivière, zoom arrière, rupture de cadre en élargissement : une division nette, brutalement assenée) et les autres prestiges des conflits entre espaces se seront dépliés : on croit pénétrer un espace auquel on est étranger. On n’y est pas vraiment : Margheriti revendiquait Danse macabre comme un film de science-fiction authentique qu’il n’est pas : il se leurrait lui-même car c’est bien un film fantastique. Carmus est un personnage fantastique : même si ses théories évoquent fugitivement celles d’un relativiste einsteinien du premier tiers du XXe siècle, en somme aussi bien contemporain de Jean Ray que de Léon Brunschvicg, il demeure pourtant du côté des positivistes spiritualistes, des vitalistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Carmus, c’est un Félix Ravaisson romantique, épris de positivisme, un bergsonien avant l’heure : le vrai est obscurément de son côté pour cette raison. Il défend la réalité de la pulsion, l’individualité du mouvant qui résiste à la pensée, son obstination à franchir les limites physiques, et il le prouve par l’expérience. Après tout, son expérience n’est-elle pas le film lui-même dans son ensemble, et pas seulement la séquence du serpent qui prétend l’illustrer ? N’y-a-t-il pas une vie des images ? Cette vie ne provoque-t-elle pas à nouveau peur et désir de leurs témoins ? Donc, au fond, la pulsion n’est-elle pas, une fois représentée, consciente d’elle-même, éternelle, dotée d’une force constante d’impression sur les âmes futures ? Il y a de tout cela en germe, dans les théories de Carmus, parfois héritées un peu de celles de l’auteur de Eureka, à savoir Poe lui-même qui était aussi philosophe ! Et dans Danse macabre tout autant…Cet étrange et très attachant objet pur d’histoire du cinéma, intemporel tant le temps est son pur sujet, qu’est Danse macabre est peut-être tout entier symbolisé comme possible «film de l’hésitation» par l’étrange coupure-censure des seins de Sylvia Sorrente, l’actrice co-vedette du Cri de la chair (1961) de José Benazeraf, qui joue ici un troisième rôle purement fonctionnel, dénué de tout intérêt mais pourtant passionnant dans la mesure où son essence est définie comme «être vivante et désirable». Pure objet de désir, pure pulsion de vie, elle est filmée comme une poupée mécanique, aux réactions définies d’avance : le seul moment absolu est celui où elle se déshabille devant la cheminée : durant un instant, elle hésite. Et c’est cet unique moment réellement vivant parce que à peine joué que la censure a coupé en Italie (le passage est demeuré dans les copies françaises aujourd’hui uniquement visibles sur la VHS Secam sortie en 1981) faisant de Sylvia Sorrente une sorte de contrepoint vivant mais abstrait à Margareth Robsham, morte bien plus vivante, bien plus détonante que cette vivante, et morte non moins consciente : «Que veux-tu faire, Elisabeth ? Me tuer ? Tu sais bien que c’est impossible». Entre ces deux portraits opposés de femme (la pure vivante qui n’est qu’une mécanique sauf un instant, la pure morte qui demeure une lesbienne désirable et désirante, volontaire, individualisée fortement), Barbara Steele incarne un troisième terme : celui d’une impossible réconciliation féminine que sa tentative ressuscite à chaque nouvelle vision de Danse macabre comme un impossible objet, autant que comme un impossible sujet. Si Carmus est le pivot intellectuel fictif, encore plus que le réel-fictif Edgar Poe de Danse macabre, alors Barbara Steele est son pivot plastique, ontologique. Si Carmus et Poe sont le concept, la forme, si les autres personnages non-contemplatifs sont leur matière, leur cire (l’amant bestial au torse souvent nu, mû par une pulsion unique : d’abord le désir sexuel, puis celui de la nourriture), alors on peut dire que le personnage d’Elisabeth Blackwood demeure leur limite unique, leur pierre d’achoppement à tous. Une vie hors de tout concept, rebelle à toute mise en forme. Ni morte, ni vivante, au-delà de ces deux conditions, les parachevant peut-être par son dépassement individuel absolu, unique, irreproductible. Unis tous ensemble, en une circulaire unité – dans une Danse macabre dorénavant indivisible, qui est – demeure – qui est aussi celle de la mise en scène inspirée d’Antonio Margheriti. Unité profondément romantique (le plan final : les voix épurées du couple d’amants, semblant survivre d’une manière éthérée, éternelle) qu’il reproduira en 1971 d’une manière aussi géniale, peut-être encore approfondie mais qui trouve déjà en 1963 un enviable point d’équilibre confinant à la plus authentique des perfections.

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18/10/2009 | Lien permanent

Vampyr, Dies Irae et Ordet de Carl Theodor Dreyer, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Vampyr

feat-vamp-e1474320488613.jpgVampyr [L’Étrange aventure de David Gray] (France-Allemagne, 1932) de Carl Theodor Dreyer est son premier film parlant mais aussi son film fantastique le plus célèbre, admiré au siècle dernier par des historiens et critiques aussi divers que Lotte H. Eisner ou Georges Sadoul.
D'abord en raison de ses recherches stylistiques expérimentales : surimpressions, «lumière blanche» (dixit Dreyer lui-même) et autres effets plus ou moins spéciaux photographiés par son chef-opérateur Rudolph Maté (qui deviendra par la suite un excellent cinéaste de séries B à Hollywood, notamment durant la période 1950 à 1960). Une mention spéciale doit être décernée à ceux visibles dans la séquence cauchemardesque, toujours aussi hallucinante et hallucinée à la fois, de l'enterrement vécu en caméra subjective. Elle inspirera directement encore, trente ans plus tard, des cinéastes aussi divers et plastiquement talentueux que Riccardo Freda dans L'Effroyable secret du professeur Hichcock[Raptus] (Italie, 1962), Roger Corman dans L'Enterré vivant [The Premature Burial] (États-Unis, 1962), Alberto de Martino dans Le Manoir de la terreur [Horror] (Italie-Espagne, 1963).
Ensuite parce qu'il constitue la première adaptation parlante très librement inspirée par la nouvelle Carmilla (1872) insérée dans le recueil In a Glass Darkly de J. Sheridan Le Fanu, Dreyer livra un traitement original, totalement différent de celui qui sera filmé plus classiquement (mais avec des pointes de recherches expérimentales aussi dans The Vampire Lovers (Angleterre-États-Unis, 1970) de Roy Ward Baker, sans oublier le plastiquement beau La Crypte du vampire (Italie, 1963) de Camillo Mastrocinque ni le non moins beau (à condition de le visionner au format large respecté) Et mourir de plaisir (France-Italie, 1960) de Roger Vadim. L'influence de Vampyr traverse donc l'histoire du cinéma et se repère par la suite, ouvertement ou fugitivement, à la faveur d'un simple plan qu'il inspire ouvertement ou secrètement. La cloche qui appelle la barque qui permet à Pierre Brice de se rendre au moulin, au début du Moulin des supplices [Il Mulino delle donne di piera] (France-Italie, 1960) de Giorgio Ferroni, provient en ligne droite du célèbre plan où le porteur de la faux (symbole médiéval de la mort) sonne une cloche. Les plans en contre-plongée verticale à 90° disséminés dans La Maison du diable [The Haunting] (États-Unis, 1963) de Robert Wise furent peut-être inspirés par ceux visibles dans la scène de l'enterrement subjectif.
Enfin pour les relations non moins étonnantes qu'il entretient avec la littérature et le cinéma contemporains ou légèrement antérieurs à sa réalisation. Ainsi L'acteur Julian West qui interprète le héros «Allan Gray» (sur la copie allemande mais il avait été rebaptisé «David Gray» sur l'affiche et les copies françaises de première exploitation) ressemble assez, sous certains angles, à l'écrivain américain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937). Dreyer était-il conscient de cette ressemblance au moment de sélectionner les acteurs ou bien fut-ce une pure coïncidence, l'effet d'un étrange hasard objectif ? Je ne suis pas certain que quelqu'un lui ait jamais posé la question. Quant à la présence au générique du décorateur Hermann Warm, elle évoque évidemment un autre univers non moins important puisque Warm avait signé la direction artistique de classiques du cinéma fantastique expressionniste allemand, tels que Le Cabinet du Dr. Caligari (Allemagne, 1920) de Robert Wiene ou Les Trois lumières (Allemagne, 1921) de Fritz Lang. Elle l'évoque seulement car Dreyer tourna essentiellement en extérieurs réels et en décors naturels, renforçant ainsi d'autant plus les quelques éléments stylisés. Dreyer visait, à vrai dire, un cinéma phénoménologique (au sens contemporain husserlien de ce terme en 1932 mais la visée en question était bien évidemment au cœur de l'idée même de la littérature depuis l'antiquité comme au cœur du cinéma depuis sa naissance) et non pas expressionniste. Il faut donc relire, sans s'en lasser, sa fameuse déclaration (citée par Georges Sadoul en 1965 puis citée à nouveau par Jean-Marie Sabatier en 1973) à Ebe Neegard, durant le tournage : «Imaginez que nous soyons dans une chambre très ordinaire et qu'on nous apprenne tout à coup qu'un cadavre se trouve derrière la porte. En un moment, la chambre où nous serions serait complètement transformée. [...] La lumière, l'atmosphère changeraient, bien que restant physiquement identiques. Tout cela parce que nous aurions changé et que les objets sont tels que nous les concevons. C'est cet effet que je voudrais produire dans Vampyr

Dies Irae

2016-Dreyer-007-033-R-Dreyer-16-hd_img_13.jpgDanemark, première moitié du dix-septième siècle. Anne, la seconde jeune femme d'Absalon, un inquisiteur âgé, tombe amoureuse de Martin, son beau-fils, tandis qu'une chasse meurtrière aux sorcières est déclenchée. Elle confesse cet amour interdit à Absalon, provoquant sa mort subite. Sa belle-mère Merete dénonce alors Anne comme sorcière.
Dies Irae [Jour de colère] (Danemark, 1943) de Carl Theodor Dreyer est, d'un pur point de vue filmographique, la reprise et le développement d'un des quatre épisodes qui constituait son film muet Les Pages du livre de Satan/Les Pages arrachées du livre de Satan/Les Feuillets du livre de Satan [Blade of Satans bog] (Danemark, 1920), à savoir celui sur l'inquisition médiévale.
Tourné durant l'occupation nazie avant que Dreyer quitte le Danemark pour la Suède où il demeura jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, plastiquement inspiré par Rembrandt mais aussi par les gravures médiévales, sa mise en scène organise dynamiquement, à l'aide de travellings particulièrement précis, un univers étouffant d'intérieurs photographiés en clair-obscur parfois expressionniste, opposés à de lumineux extérieurs naturels hérités de la grande tradition muette du cinéma scandinave illustrée par Mauritz Stiller (1883-1928) et Victor Sjöström (1879-1960). La scène d'une sorcière attachée à une échelle puis précipitée dans le feu d'un bûcher sera reprise 25 ans plus tard (mais en écran large et couleurs) dans Le Grand inquisiteur [The Witchfinder General/The Conqueror Worm] (Angleterre, 1968) de Michael Reeves.
L'idée d'une lutte objective entre Éros (qu'il s'agisse de l’Éros du désir sexuel innocent ou de l’Éros spirituel de l'amour divin pour les créatures) et Thanatos (la névrose de la belle-mère, la torture utilisée par les inquisiteurs, la contagion psychique des individus par une structure sociale et mentale objectivement criminelle), est symbolisée dans le scénario par l'amour interdit du fils de l'inquisiteur pour sa belle-mère. Elle inspirera sans doute la conception du personnage joué par Udo Kier (un jeune inquisiteur amoureux mais bientôt sommé de choisir entre son amour et l'Inquisition) dans La Marque du diable [Sorcières sanglantes/Hexen bis aufs Blut gequält ] (République Fédérale Allemande, 1970) de Michael Armstrong et Adrian Hoven (*), qui remplacèrent Michael Reeves après son décès prématuré.
Jour de colère demeure peut-être, aujourd'hui encore, en raison de son aspect narratif classique et de sa large respiration plastique entre intérieurs et extérieurs, le titre le plus accessible de Dreyer à un public généraliste ignorant tout de l'histoire du cinéma mais qui voudrait connaître la section fantastique (la plus célèbre) de sa filmographie.

(*) Il ne faut évidemment pas confondre ce titre belge d'exploitation Sorcières sanglantes avec le titre français d'exploitation du classique du cinéma fantastique I Lunghi capelli della morte [La Sorcière sanglante] (Italie, 1964) d'Antonio Margheriti avec Barbara Steele.

Ordet

«Voilà tout le genre humain dans la mort; il n'y a qu'à pleurer son sort, on n'y voit aucune ressource. C'est le commencement de l'histoire, et comme la première partie de ce tableau : tout y est rempli d'horreur. Mais voici la seconde, et tout y est plein au contraire de consolation. Il n'y paraît que puissance contre la mort, et que victoire remportée sur elle.»
Jacques Bénigne Bossuet, Méditations sur l'évangile (Éditions Desclée, 1903), p. 145.


«Nous pouvons tous quelque chose, et le roi sourit du pouvoir du ministre, et le ministre du pouvoir du journaliste, et le journaliste du pouvoir de l'agent, et celui-ci, du pouvoir de la domestique, et celle-ci de la femme du samedi – et le dimanche, nous allons tous à l'église [...] et nous entendons le prêtre nous dire que nous ne pouvons rien – si par bonheur le prédicateur n'est pas un adepte de la spéculation.»
Sören Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques (1846) (traduction de Paul Petit, Éditions Gallimard, 1941), deuxième partie, § IV, deuxième section.


«La recherche de la vérité n'est pas mon fort [...). Et je dois maintenant le mettre en avant : plus que la vérité, c'est la peur que je veux et que je recherche : celle qu'ouvre un glissement vertigineux, celle qu'atteint l'illimité possible de la pensée. [...] Dieu terrifie s'il n'est plus la même chose que la raison (Pascal, Kierkegaard). [...] Évidemment, dans la mesure où ce qui me fait peur en ce monde n'est pas limité par la raison, je dois trembler.»
Georges Bataille, Somme athéologique IILe Coupable, suivie de L'Alleluhiah (Éditions Gallimard revue 1956 – tirage 1961), pp. X-XI.


image-w1280.jpgOrdet [La Parole] (Danemark. 1955, durée 120 minutes) a pour sujet initial l'amour capable d'outrepasser les divergences religieuses entre deux familles appartenant à deux églises protestantes distinctes, puis le film prend une direction fantastique en racontant une résurrection miraculeuse. Non seulement le sujet réel, passé du stade latent au stade manifeste (la réalité du miracle éclipse par sa puissance les dissensions théologiques, surpasse par son évidence les faiblesses du discours humain) mais encore son traitement ont tous deux quelque chose de kierkegaardien. Et pour cause, puisque le dialogue révèle que sa famille considère que c'est la lecture de Kierkegaard qui a rendu fou le jeune théologien Johannes se prenant pour Jésus et qui devient – par son imitation absolue de Jésus – sinon auteur du moins vecteur d'un nouveau miracle. Ordet est probablement le seul film de l'histoire du cinéma mondial dans lequel la philosophie religieuse de Kierkegaard soit un des moteurs revendiqués de l'action.
On sait que le philosophe danois Sören Kierkegaard (1813-1855) se pose d'abord cette question : comment puis-je devenir chrétien ? La pièce de théâtre de Kaj Munk (1898-1944) dont le nom est accolé au titre du générique danois d'ouverture de cette version Dreyer avait été écrite en 1925 et son action se situe à cette date : voir le formulaire de décès filmé en gros plan. Elle avait été jouée à Copenhague en 1932 puis adaptée une première fois au cinéma en 1943 par le cinéaste Gustaf Molander. Il aurait d'ailleurs fallu rééditer cette première version – par exemple en supplément vidéo – afin qu'on puisse la comparer à la seconde version de Dreyer. Toujours est-il que, dans cette version Dreyer, l'intrigue respire assez largement car elle est plastiquement située sur des landes désolées, battues par le vent glacé du Grand Nord, sur lesquelles s'abattent Crainte et tremblement (titre du livre de Kierkegaard, paru en 1843) et sur lesquelles passent le souffle de la folie et du désespoir puis celui de la foi et du surnaturel. Le personnage central demeure celui, spectaculaire, de Johannes (prénommé Jean, comme l'évangéliste de l'Apocalypse selon saint Jean) : à son sujet, plusieurs interprétations furent proposées. Peut-être Johannes est-il inspiré par le Saint Esprit à moins qu'il ne soit Jésus momentanément mais effectivement réincarné ? Peut-être aussi est-il un intellectuel redevenu – volontairement ou involontairement, sain d'esprit ou malade ? – simple d'esprit mais conservant intacte la pure mémoire de la parole de Dieu (son dialogue avec la jeune enfant plaiderait assez pour cette interprétation) et dont la foi pure et sincère serait récompensée par Dieu sous la forme d'un authentique miracle ?
Inutile de dire que ce chef-d'oeuvre n'a trouvé que peu d'admirateurs en France : les spécialistes universitaires de la philosophie de Kierkegaard l'ignorent, aussi incroyable que cela puisse paraître, totalement. Lorsque, en avril-juin 2002, la Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques consacra un numéro spécial à Expérience chrétienne et philosophie chez Kierkegaard, aucun – je dis bien : aucun – contributeur ne mentionna le film de Dreyer... pas même en note : j'ai contrôlé page par page mon exemplaire avant d'écrire cela. Les spécialistes du cinéma fantastique n'avaient pour leur part, en général, pas la culture théologique ni philosophique requise pour l'interpréter : ils pouvaient juste le résumer ou le décrire en signalant son sujet. Ceux de la Nouvelle vague française, en dépit des apparences intellectuelles qu'ils se donnaient, pas vraiment non plus : en témoignent les questions, presque toujours à côté de la plaque, posées à Dreyer par Éric Rohmer lors de leur rencontre à Copenhague en 1964, questions qui n'effleuraient le sujet du film à aucun moment (ce qui constitue un tour de force alors que Rohmer n'a ensuite cessé de s'intéresser aux relation de la nature et de la grâce) et qui se focalisaient sur des détails techniques ou des aspects esthétiques, tous mineurs par rapport à son enjeu démesuré.
Au total, c'est peut-être – sans oublier le filmologue Amédée Ayfre (1922-1964) qui écrivit de très belles lignes sur les rapports entre cinéma et sens du mystère sacré dans son œuvre – l'historien du cinéma Jean-Marie Sabatier qui posa en 1973 la question esthétique la plus pertinente sur l'art de Dreyer, à savoir : dans quelle mesure (ici exemplaire) la croyance au surnaturel permet-elle de faire de bons films fantastiques ? Ce n'était pas d'abord la question que lui posaient les autres historiens et critiques français (Ayfre mis à part, encore une fois) plus préoccupés par les questions formalistes d'esthétique que par le contenu exprimé par ces formes. Reproche dont l'esthétique française est assez souvent passible depuis le dix-huitième siècle, à commencer par les Salons de Denis Diderot mais reproche auquel Charles Baudelaire avait heureusement ensuite échappé dans ses propres et admirables Salons. La raison étant que Baudelaire, par le biais de la lecture de Joseph de Maistre, était authentiquement préoccupé par la question théologique tout comme, influencé par le Edgar Poe de Euréka, il était authentiquement préoccupé par la question métaphysique.
Cela dit, vous pouvez visionner ce Dreyer sans rien connaître ni rien savoir : redevenez simplement enfants au sens où l'entendait Bossuet, Méditations sur l'évangile (éditions Desclée, 1903, page 105) : «Le même saint Paul dit ailleurs (Épitre aux Romains, VIII, 14-15) : Ceux qui sont mus, qui sont conduits par l'esprit de Dieu, sont les enfants de Dieu..., et Dieu nous envoie l'esprit d'adoption par lequel nous crions : Père, Père. C'est donc encore une fois le Saint-Esprit qui nous donne ce cri filial, par lequel nous recourons à Dieu comme à notre Père».

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09/12/2018 | Lien permanent

Dracula 6 : Le cauchemar de Dracula de Terence Fisher, par Francis Moury

Résumé du scénarioLe 3 mai 1885, en Europe centrale : Jonathan Harker, jeune londonien fiancé de Lucy Holmwood, note dans son journal qu’il arrive enfin en vue du château de Dracula - dominé par un aigle de pierre - où il est attendu en tant que bibliothécaire. Il parcourt les derniers kilomètres à pied, son cocher ayant refusé de s’en approcher. Il remarque que les oiseaux n’y chantent pas alentour et qu’un torrent glacé l’isole des montagnes voisines. Une lettre posée sur la table de sa salle d’armes lui demande d’excuser l’absence du comte et de bien vouloir dîner seul. Plus tard dans la soirée, une jeune femme inconnue et terrorisée, se prétendant retenue prisonnière par Dracula, lui demande de l’aider à s’enfuir : elle s’éclipse au moment où Dracula apparaît enfin pour accueillir son invité…Fiche technique succincteMise en scène : Terence Fisher / Prod. : Anthony Hinds & Anthony Nelson-Keys (Hammer Film) / Prod. Executive : Michael Carreras / Distribution numérique française en DVD : Warner / Scénario : Jimmy Sangster d’après le roman de Bram Stoker / Directeur de la photo : Jack Asher (B.S.C.) écran large Technicolor / Montage : Bill Lenny supervisé par James Needs / Mus. : James Bernard (dirigée par John Hollingsworth) / Décors : Bernard Robinson / Eff. Spéciaux : Sidney Pearson / Maquillage : Phil Leaky / Costumes : Molly ArbuthnotCasting succinct par ordre d’apparition à l’écranChristopher Lee (Dracula), Valérie Gaunt (la vampire du château), John Van Eyssen (Jonathan Harker), Peter Cushing (Dr. Van Helsing), George Woodbridge (aubergiste), Barbara Archer (Inga), Michael Gough (Arthur Holmwood), Melissa Stribling (Mina Holmwood), Olga Dickie (Gerda), Carol Marsh (Lucy Holmwood), Janine Faye (petite enfant Tania), Miles Malleson (entrepreneur de pompes funèbres), George Benson, Charles Lloyd Pack (Dr. Seward), etc.CritiquePDVD_007.jpg«[…] La petite-fille de Bram Stoker est venue me voir sur le plateau pendant le tournage et a eu la bonté de m’assurer que mon interprétation était excellente et qu’elle était sûre que son grand-père l’aurait appréciée. Bien sûr, il y avait, dans le scénario, une grande différence avec le roman, mais j’ai toujours essayé de mettre en évidence la solitude du Mal et particulièrement de bien montrer que, quelque terrible que puissent être les actions du comte Dracula, il était possédé par une force occulte qui échappait entièrement à son contrôle. C’est le Démon le tenant en son pouvoir, qui l’obligeait à commettre ces crimes horribles, car il avait pris possession de son corps depuis des temps immémoriaux. Cependant, son âme, qui subsistait sous l’enveloppe charnelle, était immortelle et ne pouvait être détruite d’aucune façon. Tout ceci pour expliquer la grande tristesse que j’ai essayée de mettre dans mon interprétation. […]»Christopher Lee, lettre à la revue Midi-Minuit fantastique n°s 4-5 (éditions Le Terrain vague, janvier 1963, pp. 161-162).Le cauchemar de Dracula [Dracula / Horror of Dracula] (Grande-Bretagne, 1958) de Terence Fisher est le premier des trois films que Fisher consacra au vampirisme, et historiquement le plus important des trois. Le scénario écrit par Jimmy Sangster est à la fois plus proche et plus éloigné du roman de Stoker que ceux des versions cinématographiques antérieures. Fisher avait écrit à Tony Faivre en avril 1963 une lettre dans laquelle il lui précisait avoir voulu serrer de plus près que ses prédécesseurs le roman initial. Christopher Lee – que ce rôle rendit aussi célèbre que Bela Lugosi : l’année précédente, Lee avait tenu le rôle de la créature dans The Curse of Frankenstein [Frankenstein s’est échappé] de Fisher avec Peter Cushing dans le rôle de Frankenstein – partageait comme on le sait cette conception puisqu’il indiquait dans une lettre à Midi-Minuit Fantastique (loc. cit.), qu’il avait lu maintes et maintes fois le roman de Stoker mais regrettait que certains épisodes (Harker et les loups, Harker et le miroir, le bateau de Dracula voguant vers l’Angleterre) n’aient pu être intégrés. Il aurait pu ajouter l’absence du personnage de Renfield (réintroduit d’une manière originale, et sous un autre nom, dans le troisième Dracula de Fisher : Dracula prince des ténèbres, 1965) et l’idée originale que Harker sait déjà que Dracula est un vampire, qu’il vient en son château dans le but d’abord caché puis avoué de le tuer car il est un correspondant de Van Helsing ! Fisher a l’intelligence de ne pas le faire savoir d’emblée au spectateur tant l’innovation de ce surcroît de conscience et de savoir est importante. Ce qui n’empêche pas Faivre de considérer, dans sa remarquable introduction à la traduction française de la version intégrale du roman Dracula de Bram Stoker (Éditions Gérard, Bibliothèque Marabout, série fantastique, Verviers, 1963) que c’est à cause de cette fidélité supérieure au roman que Le cauchemar de Dracula a davantage de succès public que Les Maîtresses de Dracula tourné par Fisher en 1960.Plastiquement, il faut bien considérer le génie de la mise en scène de Fisher : elle organise durant tout le film une terreur sournoise qui repose sur l’organisation de l’espace comme sur celle du temps du récit. Dès le générique d’ouverture, la description du château impressionne par sa construction sophistiquée, précise et inquiétante : on tourne autour des donjons, des remparts, on traverse un pont, et la caméra s’approche d’un escalier dissimulé, donnant sur une cave… où se cache le cercueil sur lequel vient, en gros plan, se fixer le nom Dracula, au-dessus duquel tombent alors des gouttes de sang toujours plus nombreuses : mi-réaliste, mi-symbolique. Cette étrange poésie dialectique correspond à la photographie de Asher : la couleur y augmente le réalisme dans les scènes d’extérieurs mais elle est souvent traitée de manière baroque dans les scènes d’intérieurs : la chambre de Harker, la bibliothèque de Dracula, la chambre londonienne de Lucy, les caveaux soigneusement décorés par Bernard Robinson. Le spectaculaire et la suggestion, la litote et l’ellipse, l’allusion et la monstration alternent avec une virtuosité et un art consommé qui finissent par devenir obsédant. La musique paroxystique, pléonastique, de James Bernard va dans le même sens. Le titre d’exploitation français comme le titre d’exportation international anglais l’exprimaient ostensiblement : un cauchemar. Cauchemar de Dracula dans lequel tout est possible : la résurgence issue de la mentalité primitive du sang comme facteur de puissance, source ambivalente de vie et de mort, le vertige d’un érotisme interdit et de rites anciens mais encore actifs. Les modalités phénoménologiques du sacré de respect, décrites par Caillois et tant d’autres, sont ici convoquées. Personne n’est plus à l’abri : Harker qui croyait pouvoir venir à bout du monstre, en devient la victime ; une enfant est même, à un moment, menacée de le devenir ! Certes, James Whale avait déjà montré une enfant tuée par la créature de Frankenstein en 1931 mais c’était une sorte d’accident. Ici il n’y pas d’accident, ni d’optimisme rousseauiste sous-jacent. Le vampire est une créature du Diable qui nie l’humanité… et dont la devise pourrait être mors illorum, vita nostra.L’emploi de l’écran large et de la couleur, la modernité des trucages à la brutalité très impressionnante et d’une qualité technique supérieure à tout ce qui avait précédé, ajoutèrent à l’effet obtenu. Alain Le Bris disserta filmologiquement sur Une constante fishérienne : le sang et Michel Caen sur la Psychopathologia Sexualis (1) dans l’œuvre de Terence Fisher (in Midi-Minuit Fantastique n°1 spécial Terence Fisher, mai-juin 1962) car le sang, filmé par Fisher, était en effet un sang nouveau, si on ose dire, que l’on n’avait jamais vu dispensé avec une telle crudité et une telle cruauté, et un sang auquel la couleur conférait une terrible présence. La critique française généraliste fut pourtant, d’une manière générale, révulsée, très hostile au film. René Prédal, dans sa remarquable monographie sur Terence Fisher (in Anthologie du cinéma, tome 11, 1983) puis Nicolas Stanzick (Dans les griffes de la Hammer – La France livrée au cinéma d’épouvante (1957-2007, Scali, 2008) ont rendu compte d’une manière détaillée et très complémentaire de l’histoire critique française des films de Fisher. Elle oscilla, de 1957 [date de son premier film fantastique adapté sous licence Universal pour la Hammer : The Curse of Frankenstein] à 1973 [date de son ultime, l’épure désespérée qu’est Frankenstein et le monstre de l’Enfer] entre fascination et répulsion, mépris et sarcasme. Un long travail critique initié par une élite vers 1960 aboutit vers 2010 à sa reconnaissance au moins universitaire et cinéphilique. Mais il faut bien mesurer que Fisher, qui avait redonné une vie anglaise nouvelle à tout le cycle fantastique et à tous les personnages mythiques de la Universal américaine de 1931-1945, mourut en 1980 dans l’indifférence la plus totale, la même année que les cinéastes Mario Bava et… Alfred Hitchcock. C’est quelques années avant 2010, soit presque trente ans après sa mort, que la Cinémathèque française (2) lui rendit enfin un hommage officiel sous la forme d’une rétrospective générale de son œuvre pré-fantastique comme fantastique qui s’ouvrit non pas par Le cauchemar de Dracula mais par… Les maîtresses de Dracula que nous considérons pour notre part comme certainement plus novateur et plus impressionnant encore.Notes(1) Ce titre latinisant était naturellement inspiré par R. v. Krafft-Ebing, Psychopathia Sexualis, étude médico-légale à l’usage des médecins et des juristes, parue en Allemagne pour la première fois en 1869 puis en 16e et 17e éditions refondues par le Dr. Albert Moll, trad. française par René Lobstein, préface du Dr. Pierre Janet (Éditions Payot, Bibliothèque médicale, 1931).(2) Cinémathèque qui programmait ses films mais très irrégulièrement : nous avons relaté dans nos souvenirs des cinémas parisiens – parus initialement dans Les Temps modernes n° 617, puis sur www.cinéastes.net mais dont la version la plus à jour pour l’instant se trouve ici : http://herbertmathese.free.fr/images/divers/souvenirs-de-Cinemas-parisiens.pdf comment Dracula prince des Ténèbres annoncé dans son programme, avait été cavalièrement remplacé au pied levé, dans les années 1980-1985, par son plus rare mais non moins passionnant Les Étrangleurs de Bombay (1959).

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18/03/2010 | Lien permanent

Le Coup de l’escalier de Robert Wise, par Francis Moury

Fiche technique succincte
Réalisation : Robert Wise
Production : Harry Belafonte, Robert Wise et Phil Stein (Harbel Productions)
Scénario : Abraham Polonsky et Nelson Gidding d’après le roman de William P. McGIvern
Directeur de la photographie : Joseph Brun
Montage : Dede Allen
Musique : John Lewis
Édition numérique en France : Wild Side Vidéo, collection Les Introuvables, section L’âge d’or du cinéma américain, sortie prévue le 16 septembre 2009.
Casting succinct : Robert Ryan (Slater), Harry Belafonte (Ingram), Shelley Winters (Lorraine), Gloria Grahame (Helen la voisine), Ed Begley (Burke), Richard Bright (Coco), etc.

Suppléments
La genèse du film par Danièle Grivel & Roland Lacourbe, auteurs d’un livre sur Robert Wise : durée 26 minutes environ, 16/9 couleurs intégrant quelques documents N.&B. Scolaire et modeste, illustré par de petites affiches et même par des fiches de Monsieur Cinéma sur certains films de Wise, filmées en gros plan : elles ont gagné du charme avec le temps, c’est sûr. Mise en scène de l'entretien : D. G. assise sur un canapé devant une bibliothèque, puis R. L. sur le même, enfin les deux sur le même. Sage symétrie, classique progression. Utile pour le néophyte qui n’a pas forcément un dictionnaire des cinéastes sous la main, une connexion Internet à disposition ni lu le livre en question, paru en 1985 chez Édilig mais devenu assez rare dans les librairies, y compris celles de cinéma. Certaines informations oralement dispensées par Lacourbe concernant Le Coup de l’escalier sont en revanche accessibles dans la traduction française du livre très remarquable d’Eddie Muller, Dark-City, le Monde perdu du film noir (éditions Clairac, coll. CinéFiles, 2007, qui les restitue, notamment pp. 232-235).
Filmographie sélective de Robert Wise. Galerie photos.

Résumé du scénario
New York et sa région Nord, durant l’hiver 1958. Burke, un policier rayé des cadres pour corruption, recrute deux anciens combattants : Slater, un raciste texan plusieurs fois condamné, lassé de vivre aux crochets de sa maîtresse Lorry et Ingram, un chanteur-animateur noir de Harlem, criblé de dettes. Ensemble, ils préparent puis opèrent le braquage de la banque d’une petite ville de banlieue. Son issue leur sera fatale.

Critique
«Pendant une éternité, lui sembla-t-il, il hésita, sans pouvoir se décider à traverser la rue et à pénétrer dans l’hôtel. Il était arrêté au milieu du trottoir et considérait, d’un regard sombre, la porte tournante et la marquise qui la précédait, indifférent à la foule du soir qui s’écoulait autour de lui, sa haute silhouette immobile comme un roc au milieu du courant. […] Il finit par pousser un profond soupir en se disant : «Pourquoi pas, bon sang, pourquoi pas ?» […].»
William P. McGivern, Le Coup de l’escalier [Odds Against Tomorrow], premier paragraphe du chapitre 1 traduit de l’américain par Jean Rosenthal (éditions Gallimard, coll. Série noire NRF dirigée par Marcel Duhamel, n°439, 1958), p. 7.

Odds Against Tomorrow [Le Coup de l’escalier] de Robert Wise (1914-2005) est un film noir crépusculaire classique par son fond – la préparation, l’exécution, enfin l’échec d’un hold-up – et par sa forme qui offre, outre sa valeur technique et artistique intrinsèque reconnue par les historiens du genre, un assez fascinant exemple des résultats de l’adaptation d’une œuvre littéraire par le cinéma. D’autres ont déjà écrit ou dit – voire rendu hommage cinématographiquement : Jean-Pierre Melville réutilisant le bruit de la serrure de la porte de la banque du Coup de l’escalier dans son Armée des ombres où il sonorise d’une manière obsédante celui de la porte d’une prison de la Gestapo ! – l’originalité relative de cette dénonciation du racisme dans le cadre d’une structure narrative moderniste, et mis en évidence les qualités structurelles rattachant le film à l’essence du genre. Nous voudrions ici nous attacher à certains aspects moins explorés de cette œuvre.
En effet, les deux scénaristes de Wise (Nelson Gidding est un collaborateur attitré de Wise et Abraham Polonsky est lui-même un cinéaste ayant donné en 1948 un des plus noirs films noirs jamais réalisés : Force of Evil [L’Enfer de la corruption] et qui co-signera en 1968 celui du non moins noir, crépusculaire et beau Madigan [Police sur la ville] de Don Siegel) ont taillé dans le vif du roman original de William P. McGivern, en ne conservant pratiquement que l’action des dix premiers chapitres. Action qu’ils ont d’ailleurs très édulcorée en raison de la contrainte du temps inhérente au cinéma – qui pourrait filmer pendant des heures des pensées ? Or McGivern, à l’origine journaliste devenu romancier (c’est d’une série d’articles de McGivern sur le gangstérisme réel qu’avait été tiré en 1953 le scénario de The Big Heat [Règlements de compte] de Fritz Lang avec Gloria Grahame en vedette, la même qu’on retrouve en percutant second rôle érotique et un peu névrotique dans Le Coup de l’escalier), ne cesse d’écrire ce que pensent ses personnages. Ils pensent autant qu’ils agissent. Les scénaristes en sacrifient certains, en modifient considérablement d’autres. Le Burke de Wise est ainsi un mélange dosé du Burke et du Novak de McGivern tandis que la voisine Margie de McGivern devient chez Wise une érotique et ambivalente Helen interprétée par Gloria Grahame et que Lorraine est physiquement et moralement différente chez McGivern, bien plus sexy et plus fatale que chez Wise.
Plastiquement, Wise tente de donner une équivalence à leur univers intérieur en photographiant avec une pellicule infrarouge certains extérieurs : Robert Ryan, lorsqu’il apparaît ainsi pour la première fois devant l’hôtel, semble cadavérique. Son teint est déjà celui d’un mort. Lacourbe s’étonne dans son entretien sur le film que l’herbe paraisse blanche du fait de l’emploi de cette pellicule : on lui rappelle que l’action du roman comme du film se passe en hiver. C’est une saison de la région de Philadelphie dans le roman, de la région de New York dans le film mais il s’agit dans les deux cas d’un hiver rigoureux. Chez McGivern les gangsters étaient quatre : ils ne sont plus que trois chez Wise. Cette réduction à la trinité a d’ailleurs peut-être quelque chose de symbolique même si imparfaitement et pas comme on pourrait s’y attendre : Ed Begley – qui interprète admirablement le rôle du concepteur du hold-up – incarne presque d’emblée le diable tentateur. Il est, comme le diable, un ange déchu voué désormais à l’échec et au ressentiment. Le fait qu’il recrute par la puissance démoniaque de sa conviction – conviction qu’il double de pressions mathématiquement planifiées pour contraindre l’un des deux hommes à accepter son offre – un blanc imprévisible et raciste pour le faire «travailler» avec un noir sensible et intelligent est une ironie du destin. Il ne peut pas faire autrement afin de mener son plan à bien : le fatum est ainsi bien établi qui signe d’avance sa déchéance finale suivie de son autodestruction. Quant aux deux gangsters qu’il recrute, ils pourraient aussi bien être assimilés, à défaut du Père et du saint Esprit, aux deux larrons qui voisinaient avec le Christ. Tous les trois seront crucifiés à leur manière.
La dynamique des dix premiers chapitres du roman de McGivern est très impressionnante en raison de son suspense pointilliste : on ne sait jamais ce qui va se passer d’une page à la page suivante et l’action mène davantage les hommes qu’ils ne semblent la mener. On ressent un étrange sentiment d’enchaînement, d’inexorabilité. Elle s’exprime parfois explicitement : la «loi du revolver», pense l’un des personnages, c’est qu’une arme contraint autant celui qui la tient que celui qui la pointe. Une fois le hold-up exécuté et inévitablement raté, le roman de McGivern se poursuit par 150 pages (du chapitre XI au chapitre XXIV) assez riches en rebondissements – pas réductibles au résumé qu’en donne Lacourbe en une phrase, qui donnaient aux deux héros négatifs la possibilité de se sauver mutuellement et de se racheter moralement, fût-ce au prix de la vie de l’un d’entre eux. Gidding et Polonsky ont délibérément conservé – pour une raison n’ayant pas de rapport avec la valeur intrinsèque de cette partie du livre, par une sorte de hasard commercial – la seule dynamique négative impressionnante des 110 premières pages environ et ils ont, du coup, substitué une fin toute différente à la fin originale. C’est cette substitution qui est passionnante.
La fin écrite par Gidding et Wise, selon Roland Lacourbe qui en donne une raison externe, propre à l’histoire du cinéma – à savoir le désir de Wise de ne pas refaire The Defiant Ones [La Chaîne] de Stanley Kramer sorti peu de temps avant – est évidemment influencée par celle, ultra-violente et inoubliable, filmée par Raoul Walsh dix ans plus tôt très exactement dans White Heat [L’Enfer est à lui] avec James Cagney. Elle pourrait être une facilité, de ce strict point de vue historique. Pourtant, intrinsèquement, elle correspond bien au déroulement implacable, glacé, d’une authentique marche à la mort, à l’autodestruction par le mal, d’une négation de la négation presque chimique pour tout dire. Nous affirmons qu’elle est au fond cohérente, presque malgré elle puisqu’elle n’était pas prévue par Polonsky, avec la dynamique épurée et efficiente tirée par Polonsky et Gidding du roman de McGivern. La phrase finale d’un des policiers contemplant les décombres et les cadavres, concernant l’indistinction opérée par la mort, lui donne une simple portée physique, ironique : le mal s’est brûlé lui-même, de lui il ne reste que des braises, soufflant sur un néant informel. On ne peut plus distinguer le noir du blanc. Toute différence, toute distinction sont abolies par la mort : l’un des héros était tenu pour immoral parce qu’il distinguait excessivement les hommes en raison d’un critère contingent, racial. Cette fin est donc, en apparence, morale. On pourrait alors considérer cette dernière comme attendue. Elle atteint pourtant une portée inhabituelle en raison du soin qu’a pris Wise, qu’ont pris Polonsky et Gidding, de surprendre le spectateur en ne la lui laissant nullement supposer alors que Walsh, dix ans plus tôt, la lui laissait tout au contraire assez bien supposer ! La peinture par Polonsky et Gidding de la vie mentale, morale, physique, sociale des «anti-héros», a été si méticuleuse qu’elle frappe absolument par son insigne cruauté, sa puissance aussi. Alors que chez Hegel la négation de la négation opère par son effectivité un secret mais réel progrès, elle n’aboutit ici qu’au néant pur, à la remise à zéro des compteurs vivants du temps humain. Toute cette débauche d’énergie retourne au néant pour les raisons même qui lui avaient donné naissance : une contre-genèse, en somme.
Rarement film noir américain aura été aussi passionnément pessimiste. Il est vrai que c’était déjà le cas de cet autre film noir quasi documentaire et fondé sur des archives d’un cas réel, tourné l’année précédente, en 1958 par Wise : I Want To Live ! [Je veux vivre] et qui narrait d’une manière glacée et finalement insupportable l’inexorable exécution capitale d’une délinquante féminine jugée «irresponsable» par l’administration pénitentiaire. Wise réussissait à y filmer ce qui par définition ne peut être filmé : la mort. Ses meilleurs films comme cinéaste sont bien ceux où il s’intéresse au négatif sous ses différentes formes, y compris celle de la mort pure : la peur et la névrose dans The Haunting [La Maison du Diable] qui demeure son chef-d’œuvre absolu, la peur de la peur dans La Malédiction des hommes-chats, Le Récupérateur de cadavres, The Set-Up [Nous avons gagné ce soir], Le Jour où la Terre s’arrêta, la peur de la mort avec Je veux vivre, enfin la mort «telle quelle» à travers le film noir qu’est Le Coup de l’escalier, à travers un film de science-fiction tel que The Andromeda Strain [La Variété Andromède / Le Mystère Andromède], à travers un film de guerre étant aussi un film-catastrophe à très grand spectacle tel que L’Odyssée du Hindenburgh et enfin à travers son inégal mais intéressant film fantastique Audrey Rose. Cette dernière catégorie de sa filmographie, celle de «la mort à l’œuvre» (1) compte parmi la plus surprenante, à mesure que le temps passe.

Note
(1) Ce titre était à l’origine celui d’un chapitre d’un livre de Francis Marmande, Georges Bataille politique (éditions Presses Universitaires de Lyon, 1985), qui fut, avec son autorisation, repris en sous-titre de la volumineuse biographie par Michel Surya de Georges Bataille, la mort à l’œuvre (éditions Garamont-Librairie Séguier, 1987).

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12/09/2009 | Lien permanent

Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle, par Francis Moury

Fiche technique succincte
Réalisation : Louis Malle
Production : Nouvelles Éditions de Films (Jean Thuillier)
Scénario et adaptation : Roger Nimier et Louis Malle d’après le roman de Noël Calef, pré-adapté par Calef lui-même
Dialogues : Roger Nimier
Directeur de la photographie : Henri Decae (image format 1.66 N&B)
Montage : Leonide Azar
Musique : Miles Davis
Décors : Rino Mondellini et Jean Mandaroux
2e ass.réal. : François Leterrier
1er ass.-opér. : Jean Rabier

Casting succinct
Maurice Ronet (Julien Tavernier), Jeanne Moreau (madame Carala), Lino Ventura (inspecteur de police Chérier), Georges Poujouly (Louis), Yori Bertin (Véronique), Jean Wall (Simon Carala), Elga Andersen (Madame Becker), Sylviane Aisenstein (secrétaire de Carala), Micheline Bona (Geneviève), Jacqueline Staup (Anna), Marcel Cuvelier (le gérant du motel), Gérard Darrieu (Maurice), Charles Denner (second inspecteur de police), Hubert Deschamps (le substitut du procureur de la République), Ivan Petrovitch (Horst Bencker), Félix Marten (Suberville), Jean-Claude Brialy (jeune joueur d’échec), Gisèle Grandpré, Jacques Hilling, Marcel Journet, François Joux, etc.

Résumé du scénario
Paris, 1957 : alors qu’il vient de tuer son patron l’homme d’affaires Simon Carala, en maquillant le crime en suicide, l’ancien parachutiste Julien Tavernier se retrouve coincé dans l’ascenseur desservant ses bureaux. Impossible pour lui de se rendre au rendez-vous qu'il avait avec sa complice, l'épouse de Carala ! Elle erre dans Paris toute une nuit à la recherche de son amant. Cette même nuit, un couple d’Allemands est assassiné dans un motel par Louis, un jeune dévoyé qui avait volé la voiture de Julien pour impressionner Véronique, sa petite amie fleuriste. Au matin, Julien est arrêté par la police... qui l’accuse du crime de Louis. La situation, en apparence inextricable, sera dénouée de la manière la plus noire par le destin.

Ascenseur pour l’échafaud (France, 1957) de Louis Malle était son premier long métrage de fiction : ce coup d’essai fut son coup de maître car on peut le considérer aujourd’hui, avec le recul que donne la connaissance intégrale d’une filmographie achevée, tout bonnement comme son meilleur film. Précisons qu’il devance de peu le très beau Le Feu follet (France, 1963) interprété également en vedette par Maurice Ronet, l’un des meilleurs acteurs français de cinéma au XXe siècle.
Est-ce dû à la perfection glacée du scénario adapté par Noël Calef lui-même de son propre roman, ensuite adapté et dialogué par l’écrivain Roger Nimier et Louis Malle ? Est-ce dû à la perfection non moins sophistiquée de la photographie de Decae ? À la mise en scène à la fois classique et novatrice de Malle, à sa direction d’acteurs et d’actrices tendue et nerveuse, donnant à Jeanne Moreau son meilleur rôle, celui où elle était au sommet de sa beauté et de son érotisme, mais accordant aussi à tous les autres acteurs (jusqu’au plus petit rôle) une attention particulière ? Au soin global de la direction artistique et technique, au choix des décors et des extérieurs ? À l’ensemble de tout cela, bien sûr ! On note que deux futurs grands cinéastes furent assistants sur ce film : François Leterrier (futur réalisateur d'une intéressante adaptation du livre de Jean Giono, Un roi sans divertissement) et Jean Rabier (directeur de la photographie des meilleurs films de Chabrol, par la suite). Ascenseur pour l’échafaud est bien né sous une bonne étoile : talent collectif comme individuel s’y sont exprimés librement, authentiquement.
Ascenseur pour l'échafaud possède aussi une curieuse qualité historique : alors que son auteur voulait, selon ses propres termes, se démarquer de la tradition de «la vieille qualité française des années 1950», il peut tout au contraire apparaît rétrospectivement comme son aboutissement ! Les quelques échappées vers les années 1960 et 1970 qu’il contient, non moins rétrospectivement d’ailleurs, ne doivent certes pas être négligées. Mais Louis Malle a beau vanter la modernité des décors (le motel, l’immeuble de Carala et son ascenseur) il ne faut pas oublier l’admirable intérieur de l’immeuble parisien ancien, vétuste, rescapé de la Seconde Guerre mondiale, où se trouve le misérable studio du jeune couple criminel «nihiliste-romantique». Ascenseur pour l’échafaud a pour principal mérite de restituer une vision exacte de l’année 1957 et pas d’une autre année : politiquement, socialement, architecturalement, sociologiquement comme psychologiquement. Il est à la lisière du classicisme et de la Nouvelle vague. Malle présente «deux marginaux», nous dit-il, et ce thème de la marginalité, il l’aura exploité toute sa vie jusqu’à la corde, avec parfois un mauvais goût et un désir de provocation à la limite du ridicule. La Nouvelle vague est friande de marginaux : À bout de souffle de Godard, La Drogue du vice [Le Concerto de la peur] de Benazeraf. Mais ce sont peut-être bien les marginaux malliens les plus anciens (ceux d’Ascenseur pour l'échafaud et de Le Feu follet) qui nous semblent aujourd’hui les plus sincères car ils sont bien de leurs temps : ils expriment leur temps tout en se rebellant contre lui. Le miracle, dans le cas du Feu follet, est que cette expression se soit produite à partir de l'adaptation d'un roman écrit bien avant sa transposition dans le Paris de 1963, ce qui n'était pas le cas de l'adaptation du roman de Calef par Calef lui-même, Roger Nimier et Louis Malle en 1957.
Bref, Ascenseur pour l'échafaud est bien un chef-d’œuvre du film noir français dont la période 1950-1960 apparaît toujours davantage comme étant une des plus originales et des plus riches de son histoire. Par la suite, la filmographie de Malle ne retrouva jamais cette perfection absolue atteinte ici du premier coup, par un effort et une tension tous deux remarquables, mais aussi par une inspiration donnée là, d’emblée, absolument. Bien que presque aussi abouti, le drame psychologique Le Feu follet souffre de certaines ruptures de ton bien qu’il suive admirablement la lente marche à la mort du personnage principal du roman de Drieu la Rochelle dont il était une adaptation transposée dans la France contemporaine de 1963. En somme, Ascenseur pour l'échafaud présente ce cas, finalement assez rare, dans la filmographie d’un cinéaste : débuter par un coup de maître.

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28/01/2017 | Lien permanent

La Fiancée de Frankenstein de James Whale, par Francis Moury

Résumé du scénario
F2.jpgPrologue : en 1816 Mary Shelley explique à son époux le poète Shelley et à leur ami le Docteur Polidori que l'histoire du baron Frankenstein n’est pas terminée. La créature est encore vivante et en fuite tandis que Frankenstein est gravement blessé mais soigné par son épouse. L'inquiétant docteur Prétorius lui rend visite afin de le convaincre de l’aider à créer non plus un homme mais une femme, prélude à une nouvelle race qui pourrait leur permettre de dominer le monde. Pretorius a déjà créé une race de petits homoncules qu'il présente au baron, stupéfait. Pretorius utilise la créature, tombée sous sa coupe après bien des péripéties et qui désire une compagne, pour faire pression sur Frankenstein jusqu'alors très réticent. Cette nouvelle création a donc bien lieu mais sa venue au monde, par une nuit de cauchemar, loin d'avoir les conséquences espérées, provoque une catastrophe.

Critique
F2-2.jpgChef-d’œuvre de tout le cycle Universal consacré au baron et à sa créature, The Bride of Frankenstein [La Fiancée de Frankenstein] (États-Unis, 1935) de James Whale est aussi l’un des films fantastiques les plus importants de l’histoire du cinéma : son alliage de lyrisme, de cynisme, de folie, d’érotisme et de violence débouche sur le surréalisme absolu le plus authentique. La genèse littéraire de cette suite est expliquée par un assez curieux et assez remarquable prologue situé durant une nuit d’orage de 1816 : James Whale y tenait au point qu'il n'avait accepté de tourner cette suite de 1935 qu'à la condition que cette séquence de prologue, qui rendait un si bel hommage à l'histoire des lettres anglaises, ouvrît son film. Une allusion au mépris des conventions, partagé par Shelley, son épouse et leur voisin Lord Byron, fut retranchée du dialogue ainsi, au total, qu'une quinzaine de minutes du métrage initial, réduisant sa durée à 75 minutes environ alors que sa publicité initiale annonçait en 1933 qu'il durerait deux heures.
Le titre du film instaure une confusion entre le créateur (déjà marié) et la créature puisque ce n'est pas Frankenstein, créateur, qui recherche une fiancée mais bien sa créature qui en désire une (comme dans le roman original de Mary Shelley) : lui se contente, si on peut dire, de la créer. Cette confusion est une constante des titres de la série Universal : elle sera levée dès 1957 par les productions anglaises Hammer Films de 1957-1973 dont aucun titre ne prête à confusion. Le docteur Pretorius, campé par l'acteur Ernest Thesiger, est un personnage provenant directement de la tradition expressionniste allemande du cinéma fantastique : non seulement la séquence des êtres humains réduits mais encore la conception même du personnage dans son ensemble, évoquent une sorte de science-fiction médiévale telle qu'on la voyait déjà illustrée, par-delà les œuvres classiques muettes de Friz Lang des années 1925-1930, sans oublier le Homonculus (Allemagne, 1916) de Otto Rippert. Le prénom du personnage est Septimus, ce qui donne Septimus Pretorius, en anglais Seven Royals, claire allusion pour le public anglophone aux sept péchés capitaux. La créature féminine campée brièvement par Elsa Lanchester (qui joue aussi le rôle de Mary Shelley dans le prologue et n’est créditée que pour lui au générique de début car seul un point d'interrogation mentionne l'interprète de la créature féminine à ce même générique) est inoubliable en raison de sa puissance dramatique et baroque, de la tension qu’elle instaure vers l’absolu. Il faut savoir que deux autres actrices avaient été envisagées pour tenir ce double-rôle finalement échu à Elsa Lanchester : Brigitte Helm, la vedette du Metropolis (Allemagne, 1926) de Fritz Lang et Louise Brooks, la vedette du Loulou (Allemagne, 1928) de Georg Wilhelm Pabst. Rétrospectivement, on peut dire que jamais on ne sera rapproché autant des sources romantiques allemandes et britanniques dans le cinéma fantastique américain mais que ce romantisme fantastique est allié au dynamisme américain de telle sorte qu’il produit un objet nouveau, inédit, pleinement original.
Le scénario est très soigné et les rebondissements symboliques abondent, faisant de la créature un emblème de l’humanité souffrante, une sorte de Christ informe et maudit, mais aussi un être original prenant pleinement conscience de la malédiction qui l'accable car sachant désormais pleinement parler et penser. Alors que la nouvelle créature féminine demeure un être instinctif, la créature masculine accède au stade le plus noble de la conscience, celui du sacrifice librement consenti, après être passé par la plus grande amertume possible et la plus grande noirceur possible. Whale maintient soigneusement sa créature dans les limites d’une humanité foncière autour de laquelle se combattent le bien et le mal avant que le combat ne soit lui-même intériorisé par la créature puis sublimé par cette destruction finale mi-suicidaire et désespérée, mi-salvatrice et rédemptrice. Cette hallucinante passion est, parfois, presque gnostique dans ses attendus comme dans ses conséquences et d’un romantisme constamment dévastateur. La puissance plastique de La Fiancée de Frankenstein est encore supérieure à celle du premier film en dépit de quelques inégalités. La musique de Franz Waxman explose l’écran; la photo de John Mescall est souvent plus belle encore en 1935 que ne l'était celle de Edeson en 1931; les effets spéciaux de John P. Fulton demeurent, aujourd’hui encore, impressionnants et poétiques à la fois. La mise en scène de Whale semble en outre moins restreinte par les conventions narratives et dramaturgiques que dans le film antérieur de 1931. Un des classiques de l’âge d’or du cinéma fantastique américain de 1931-1945.

Source technique DVD + BRD : Coffret Frankenstein : the Legacy Collection (édition Universal).

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03/10/2021 | Lien permanent

Le Spectre de Frankenstein d’Erle C. Kenton, par Francis Moury

Résumé du scénario
Igor a survécu et les villageois décident d’en finir avec lui en attaquant à l'explosif les ruines du château. Un éboulement souterrain lui permet de découvrir la créature prisonnière du soufre séché dans lequel elle avait été noyée : elle est encore vivante mais mal en point. Ils fuient tous deux vers la région où vit Ludwig von Frankenstein (fils d’Henrich et donc frère de Wolf) qui est médecin (comme Wolf tandis que Henrich avait quitté l'université avant d'obtenir son diplôme, déçu par ses professeurs). Leur arrivée réveille de sombres souvenirs. La fille et le futur beau-fils (un procureur) du baron Ludwig ignorent l’histoire tourmentée de sa famille dont il a récupéré les archives scientifiques. Igor pourchassé par la police menace Ludwig de tout leur révéler s’il ne guérit pas la créature. Il exige bientôt que son propre cerveau, intelligent mais pervers et dominateur, soit transplanté dans le corps puissant du monstre afin de donner naissance à un surhomme. Frankenstein refuse mais l’idée intéresse son assistant, le Dr. Boehmer.

Critique
F4-2-Universal Pictures-Éléphant Films.jpgLe Spectre de Frankenstein [The Ghost of Frankenstein] (États-Unis, 1942) de Erle C. Kenton est une variation très riche dans le cadre du cycle Universal de 1931-1948.
Kenton avait déjà réalisé un classique de l’âge d’or du cinéma fantastique américain de 1931-1939, à savoir L'Île du docteur Moreau [Island of Lost Souls] (États-Unis, 1932), adapté de la nouvelle d’Herbert G. Wells. Son propos est ici, certes, moins original puisqu’il s’inscrit dans le cadre d’une série avec laquelle le spectateur est déjà familier mais il réussit pourtant à en renouveler totalement l’esprit.
La modification la plus immédiate par rapport à la trilogie karloffienne de 1931-1935-1939 est celle du rythme : il est nettement accéléré au montage. Conséquence logique du soin accordé au rebondissement d’une intrigue que chaque minute enfonce dans la folie autant que dans la terreur. Et il est bien difficile de ne pas tomber sous le charme sourd de cet alliage onirique de fantastique terrifiant et d’humour noir incisif ! Le fait que l’action soit transposée en Europe germanophone (et qu'elle ait été produite en pleine Seconde guerre mondiale de 1939-1945) permet par ailleurs certaines allusions historiques et politiques explicites : les foules sont de plus en plus ignobles et violentes, de plus en plus imprévisibles et seules quelques individualités d’élite maintiennent un monde cultivé au dehors duquel règne la terreur, le mal, la folie. Le problème est que ce mal, cette démence, cette folie n’ont qu’une idée: pénétrer chez eux ! Et ils viennent d’assez loin ! Est-ce Kenton et son producteur George Waggner ― ce dernier venait de produire et de réaliser, pour le compte d’Universal, Le Loup-garou (États-Unis, 1941) avec une équipe assez proche ― qui eurent l’idée de ces modifications novatrices ? En tout cas, c’est assurément Kenton qui matérialise tout cela et il est aidé par une belle photo signée Milton Krasner, par la musique vive, bien plus présente et agressive de Hans J. Salter dont cette époque est l’âge d’or, par une partie de l’équipe de direction artistique et le décorateur du film précédent. Le maquilleur Jack P. Pierce (auquel le générique ajoute un « p » intermédiaire parfois oublié) a malheureusement considérablement modifié le physique de sa créature : elle est nettement moins réussie que ses créatures antérieures jouées par Karloff.
Bela Lugosi reprend le rôle d’Igor : il est plus bavard, moins mystérieux, plus enfantin mais plus vif, plus mobile et tout aussi redoutable (car devenu mégalomane) que dans le film antérieur de Rowland V. Lee. L'acteur Lon Chaney Jr. (crédité Lon Chaney tout court par le générique d'ouverture pour faire croire qu’il s’agissait de son père décédé depuis longtemps, pratique mensongère mais presque constante à Hollywood durant cette période) incarne une créature moins adulte et nettement plus enfantine que celle incarnée par Boris Karloff en 1931-1939 mais elle est aussi davantage primitive : incarnation d’une pulsion vitale désordonnée, elle parle encore moins que dans le film précédent. Son aspect enfantin est mi-onirique, mi-cauchemardesque : une sorte de jouet animé mais souffrant, toujours avide d’amour humain. Colin Clive F4-Universal Pictures-Éléphant Films.jpg(1931 et 1935) et Basil Rathbone (1939) sont remplacés par Sir Cedric Hardwicke dans le rôle d'un Frankenstein, ici Ludwig von Frankenstein. Hardwicke s’en tire très honorablement d’autant qu’il joue le contraire d’un démiurge prométhéen et renouvelle ainsi totalement la tradition familiale. Mais il est surpassé par l’admirable création de Lionel Atwill campant un médecin rival dévoré par la jalousie et l’orgueil, désireux de tenter l’expérience suprême et dont le scénario nous apprend qu’il fut le véritable professeur du premier Frankenstein ! Atwill et Hardwicke incarnent presque d'une manière dédoublée les deux visages du personnage, leur opposition instaurant un étrange rapport dialectique et novateur à la fois.
Les dialogues sont très bien écrits, parfois poétiques. La direction d’acteurs est sobre mais elle maintient constamment une certaine fébrilité, une constante vivacité de tous les protagonistes. Evelyn Ankers apporte un certain renouveau : elle est coiffée et habillée à la mode des années 1940 et non plus des années 1930 comme les vedettes féminines précédentes. Ses robes, sa coiffure, son port et son comportement général renouvellent agréablement la donne et son jeu est moins théâtral, plus nuancé et fin que celui des épouses des films antérieurs. Les décors sont modernisés par rapport à la trilogie karloffienne initiale de 1931-1939. L’appareillage électrique relève visuellement du vingtième siècle plutôt que du dix-neuvième siècle tandis que le style visuel du laboratoire est moins gothique ou expressionniste, moins fantastique pour tout dire et ressort davantage de la science-fiction.
L’esprit de l’ensemble est inspiré par les bande-dessinées de l’époque et il inspirera à son tour de nombreuses bandes-dessinées, en raison de son style elliptique de montage, de sa manière abrupte, simple et nerveuse de raconter sobrement une intrigue pourtant totalement folle. Encore dans les années 1950,1960 et 1970, bien des cinéastes, tant européens qu’américains ou asiatiques, s’inspireront du style d’Erle C. Kenton à commencer par Jesus Franco qui m'avait confié son admiration pour Kenton. On peut certes considérer Le Spectre de Frankenstein comme étant la première étape d'une relative décadence de la Universal mais on peut non moins, pour ces raisons, le considérer comme marquant la naissance authentique d’un style nouveau. Kenton s’inscrit certes encore en 1942, dans la stricte lignée scénaristique de la trilogie originale et il n’introduit pas encore de ces démentielles rencontres entre des monstres appartenant à des cycles différents. C’est à Roy William Neill que reviendra ce privilège en 1943. Kenton augmentera, pour sa part, la variété des rencontres et accentuera encore la frénésie de son style dans ses deux grandes réalisations postérieures de 1944 et de 1945.

Source technique DVD + BRD : Coffret Frankenstein : the Legacy Collection (édition Universal, Paris, 2004) et Collection Universal Cinéma Monster Club (édition Eléphant Films, Paris 2016).

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14/10/2021 | Lien permanent

Le Fils de Frankenstein de Rowland V. Lee, par Francis Moury

Résumé du scénario
FR3-2-Universal Pictures-Éléphant Films.jpgLe baron et médecin Wolf von Frankenstein, fils de Henrich, revient (bien des années après l’action des deux films précédents) avec sa femme et son jeune fils au château familial. Une population hostile et apeurée l’y attend ainsi qu'un inspecteur de police cérémonieux et méfiant sans oublier Igor, un criminel déterreur de cadavre autrefois condamné à la pendaison mais qui a survécu. Igor a pris soin de la créature qu’il garde au secret et qui est son amie. Elle rend visite au fils de Wolf, la nuit dans sa chambre, par un passage dérobé. Igor révèle la vérité à Wolf fasciné qui décide alors, à l’insu de son entourage, de soigner la créature tout en la tenant à l'écart de sa famille. Wolf réussit assez bien mais Igor, à son insu, ordonne à la créature d'assassiner les uns après les autres les anciens membres du jury qui l'avait condamné à mort. L’inspecteur dont le bras fut arraché par le monstre alors qu’il était enfant, est bientôt convaincu du retour de celui-ci tout comme il est persuadé que Wolf a suivi les traces maudites de son père. L'inspecteur va dorénavant s'attacher à enquêter tout en protégeant la famille Frankenstein des conséquences, qu'il sait inéluctables, de la malédiction qui pèse sur elle.

Critique
Remarquable variation, la plus longue de la trilogie classique karloffienne 1931-1935-1939 et celle qui fut aussi longtemps considérée comme étant la borne finale de l’âge d’or du cinéma fantastique américain dans son ensemble, toutes sociétés de production prises en comptes (la Universal mais aussi la Warner, la MGM, la Paramount, la RKO et les autres plus petites sociétés qui rivalisaient avec Universal dans ce genre depuis le succès du Dracula de 1931 mis en scène par Tod Browning), Le Fils de Frankenstein [Son of Frankenstein] (États-Unis, 1939) de Rowland V. Lee est d’une beauté plastique elle aussi souvent confondante et apporte d’intéressantes innovations mais aussi des régressions par rapport au film précédent.
La créature est redevenue muette alors qu’elle parlait en 1935. Karloff compose, certes, à nouveau une admirable créature mais cependant, de ce fait, plus monolithique et primitive que dans les deux films antérieurs où elle passait par une gamme d’aventures et d’émotions autrement complètes. Cette régression (peut-être rationnellement inspirée aux scénaristes par le fait que le cerveau de la créature a été inévitablement endommagé à la fin du film de 1935) est compensée par l'introduction d'un nouveau personnage haut en couleurs (il vaudrait mieux dire «haut en noir et blanc» puisque le film n'est pas en couleurs) : Igor le pendu maléfique, marginal, criminel joué par un Bela Lugosi au mieux de sa forme et dans un de ses meilleurs rôle. Basil Rathbone, pour sa part, s'avère si remarquable qu’il fait presque regretter qu’on ne lui ait pas d’emblée confié en 1931 et 1935 le rôle du père dont il joue le fils ! Il trouve l’équilibre dramaturgique idéal que Colin Clive rompait parfois : ce parfait gentleman, une fois identifié à son père, en retrouve régulièrement le lyrisme romantique, le génie démoniaque et créateur. Rathbone joue donc un jeu remarquable d’ambivalence et le joue tout du long avec la plus belle sincérité. Auprès de lui, son épouse insignifiante et son charmant bambin font assez pâle figure. En revanche, troisième grande idée de casting, Lionel Atwill est un extraordinaire inspecteur de police handicapé et inoubliable. Sa raideur autant que la qualité de son jeu dramatique évoquent celle de son contemporain Eric Von Stroheim.
La direction de la photographie, signée par George Robinson, utilise d’étonnants effets de profondeur de champs et dose ses éclairages, notamment les grands angles et les décadrages souvent influencés par le cinéma expressionniste allemand. Les décors épurés, conçus par Jack Otterson et Russel A. Gausman, sont souvent très beaux. La mise en scène de Rowland V. Lee est digne, par moments, de la poésie si authentiquement fantastique de son antérieur Zoo In Budapest [Révolte au zoo] (États-Unis, 1933) mais elle sait aussi exploiter la violence graphique dans les scènes de meurtres. La terreur et l’épouvante sont tantôt habilement préparées (le voyage en train et l’arrivée au château pendant l’orage, le récit du petit garçon à ses parents) tantôt plastiquement exprimées (la visite au laboratoire abandonné, la résurrection médicale du monstre, la fin). L'histoire compose désormais autant avec le mythe qu’avec une amorce de réflexion sur le mythe : le fils de Frankenstein fait remplacer l’inscription infamante gravée sur la tombe de son père («créateur de monstre») par une inscription nouvelle («créateur d'homme»), toute nietzschéenne autant que prométhéenne.
Parfois tenu pour inférieur au film de 1935 en raison d’un scénario plus linéaire, moins inspiré et moins grandiose, parfois tenu pour supérieur au film de 1931 du point de vue plastique, Le Fils de Frankenstein constitue, en tout état de cause, le troisième et dernier volet de la trilogie karloffienne (avec Karloff dans le rôle de la créature, s'entend) parlante de la Universal. Ce troisième volet est, assurément, équilibré : son classicisme synthétise les deux volets précédents, son intelligence annonce les passionnantes variations suivantes.

Source technique DVD + BRD : Coffret Frankenstein : the Legacy Collection (édition Universal, Paris 2004) + Collection Universal Cinéma Monster Club (édition Éléphant Films, Paris 2016).

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10/10/2021 | Lien permanent

Prolégomènes à une définition esthétique du fantastique par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
«D'où vient que je frissonne ? Quelle horreur me saisit ?»
Jean Racine, Andromaque (1667), acte V, scène 5.

«Littérature de décadence ! – Paroles vides que nous entendons souvent tomber, avec la sonorité d’un bâillement emphatique, de la bouche de ces sphinx sans énigme qui veillent devant les portes saintes de l’Esthétique classique […].»
Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857).

«Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change
Le Poëte suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n'avoir pas connu
Que la Mort triomphait dans cette voix étrange [...]»
Stéphane Mallarmé, Le Tombeau d'Edgar Poe (Baltimore, 1877, puis Bruxelles, 1888).


35468061593_70a0cd9d5b_o.jpgLa question de savoir ce qui distingue esthétiquement le fantastique comme genre à part entière se pose dans l'histoire des lettres au moment où la conscience littéraire distingue l'art pur de l'art d'assouvissement, tout en reconnaissant leur relation, à savoir qu'ils sont également issus du monde des formes, qu'ils relèvent bien tous deux de l'art en général avant de savoir de quel art en particulier. Reconnaissance exprimée dès 1933, dans le cas de la critique française mais concernant le roman policier, par la célèbre formule de Malraux : «Sanctuaire [de William Faulkner], c'est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier». Envisageant le fantastique, certains grands écrivains du genre avaient eu assez nettement conscience de cette relation dès le milieu du XIXe siècle : créer du fantastique, c'est déjà le penser en toute conscience esthétique. Il faut donc se tourner d’abord vers eux pour avoir une certaine idée de la question : ils étaient assez bien placés pour, au moins, tenter d'y répondre.
De fait, Edgar Poe (1809-1849), son premier grand théoricien esthétique, affirme dans sa Genèse d’un poème (Le Corbeau) : «Pour moi, la première des considérations, c’est celle d’un effet à produire». Logiquement, si l’horreur a été sélectionnée par l’auteur pour être le sujet d’un conte, il faudra rassembler deux éléments pour le réussir : son sujet qui doit être original et la manière de le traiter qui doit faire surgir du sujet son effet le plus intense. Cette alliance de l’irrationnel (le sujet est fourni par l’inspiration) et du rationnel (le style est une activité intellectuelle concertée et volontaire) est, selon Poe, la clé de voûte de l’activité poétique comme de l’activité du prosateur. Il excelle dans les deux genres. L'esthétique de Poe, on le voit, annonce autant celle de Mallarmé (qui lui rend poétiquement hommage dans Le Tombeau d'Edgar Poe) que celle de Paul Valéry. Àrebours, on pourrait dire aussi que Poe avait bien lu Eschyle, surtout si on se réfère à l'étude grecque classique de Jacqueline de Romilly, La Crainte et l'angoisse dans le théâtre d'Eschyle (éditions Les Belles lettres, 1958).
Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) dont Poe fut le modèle et qui a si bien étudié le genre fantastique avant d’y contribuer d’une manière si originale, écrit dans sa propre étude intitulée Épouvante et surnaturel en littérature [Supernatural Horror in Litterature] parue aux États-Unis en 1945 (traduite en français par Bernard Da Costa en 1969, éd. U.G.E. – Christian Bourgois & Dominique de Roux, collection 10/18) : «La plus vieille, la plus forte émotion ressentie par l’être humain, c’est la peur. Et la forme la plus puissante découlant de cette peur, c’est la peur de l’Inconnu. Peu de psychologues contestent cette vérité, justifiant ainsi l’existence du récit d’horreur et plaçant ce mode d’expression parmi tous les autres genres littéraires et sur le même rang».
Roger Caillois, dans la présentation de la première édition de son Anthologie du fantastique - Soixante récits de terreur (édition Club français du Livre, 1958 puis réédition remaniée Gallimard, N.R.F., tome 1 et 2, 1965) confirme la thèse de Lovecraft et de Poe : «Ce recueil réunit et confronte pour la première fois les récits fantastiques issus des différents pays du monde. Il présente une anthologie de la peur imaginaire, un catalogue des motifs d’épouvante, non point réels, mais inventés par l’homme, de toutes pièces, sans obligation, par plaisir. Pour admettre un récit dans le florilège maudit, j’ai exigé qu’il remplît une condition nécessaire et suffisante. Je ne juge pas inutile de la formuler ici, non sans pléonasme, sous ses deux aspects complémentaires : la terreur doit être engendrée seulement par une intervention surnaturelle; l’intervention du surnaturel doit obligatoirement aboutir à un effet de terreur».
Et Caillois de préciser qu’il a systématiquement écarté les récits où n’entre aucun élément fantastique tels que les récits symboliques ou fantaisistes qui charment sans effrayer, ou bien encore telles que les légendes issues du folklore, les allégories symboliques de la mystique ou de l’occultisme. Il propose ensuite de distinguer soigneusement des notions proches trop souvent confondues : le féerique qui oppose au monde réel un monde hétérogène qui n’en menace pas la cohérence, mais conserve une densité simplement parallèle à la sienne. Les licornes, les fées, les dragons, les talismans, les génies des contes antiques et médiévaux de l’Occident et de l’Orient n’ont donc rien à voir avec les fantômes et les vampires qui, eux, n’existent pas dans un univers merveilleux mais dans le nôtre, où ils introduisent horreur et épouvante. Le temps de la féerie est celui du «in illo tempore» alors que le temps du fantastique est celui du «hic et nunc». Pour la même raison, Caillois refuse le «surnaturel expliqué» à l’œuvre dans Le Château des Carpathes de Jules Vernes et il refuse aussi les contes à la fin desquels on découvre qu’on rêvait ou qu’on était victime d’une hallucination. Il repousse également ce qu’il nomme le «pseudo-fantastique» : par exemple un élément naturel (animal ou végétal) transformé en monstre par la science humaine ou un caprice soudain de la nature. Il ne considère donc pas comme étant strictement fantastique L’Étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde de Robert Louis Stevenson.
Caillois écarte a priori la science-fiction (voyage dans le temps, dans l’espace, basculement dans une autre dimension) car elle repose sur des extrapolations scientifiques qui n’ont rien à voir avec l’horreur de l’absolument autre, notamment de l’Autre absolu, à savoir la différence ontologique séparant les morts des vivants, ce gouffre angoissant qu’aucune hypothèse de science-fiction ni aucun voyage interstellaire ne peut combler ni prétendre traverser. A posteriori, il me semble que l'histoire de la littérature de science-fiction lui donne tort : Je suis une légende de Richard Matheson est une histoire de science-fiction qui repose précisément sur cette différence. La remarquable anthologie Les Mondes macabres de Richard Matheson, éditée et traduite en 1974 par Alain Dorémieux, augmente encore la charge de la preuve, s'il en était besoin. Enfin Caillois écarte méthodiquement les récits de spiritisme et de parapsychologie, rédigés par des écrivains croyant au spiritisme et à la vérité des phénomènes psychiques en question (avec regret, prend-t-il soin de préciser, dans le cas de ceux de Sir Arthur Conan Doyle) car ils n’ont pas été composés «dans l’intention délibérée d’effrayer». Il énonce alors ce qu’on pourrait nommer son paradoxe sur l’écrivain fantastique, proche du Paradoxe sur le comédien tel que Diderot l’avait exposé dans ses œuvres esthétiques : la littérature fantastique n’a nullement pour objet d’accréditer la réalité des spectres ou des vampires. Elle est et doit demeurer un pur jeu intellectuel avec la peur : il vaut sans doute mieux que l’écrivain qui sert ce genre soit le dernier à y croire, s’il veut le servir le plus efficacement possible.
Cette circonscription esthétique du fantastique par Caillois s’accompagne d’une circonscription sociologique et historique : les récits sélectionnés proviennent principalement de la civilisation occidentale et asiatique. Concernant l’Occident, les plus anciens proviennent du Romantisme, donc à partir de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle (1). Et cela pour deux raisons qui se renforcent l’une l’autre : il fallait que le fantastique naquît dans une société ayant forgé une conception stricte, constante et organisée de l’ordre naturel, celle, par conséquent, d’un strict ordo rerum ; il fallait en outre que sa rupture advienne à un moment où cette conception initiale soit devenue suffisamment puissante pour supporter une telle agression purement esthétique, qu'on puisse donc en jouir tout en en frissonnant. Caillois, en fait, extrapole au maximum de possibilité logique et esthétique le célèbre mot de Madame du Deffand : «Je ne crois pas aux fantômes : j’en ai peur».
Pourtant, cette armature intellectuelle si rigoureuse en apparence n’est pas parfaite : elle provoque l’exclusion de deux auteurs importants et reconnus par bien d’autres critiques du genre : Charles Nodier et H.P. Lovecraft, ce dernier pourtant proche de Caillois du point de vue théorique. Et on n’y trouve pas non plus un extrait de l’Aurélia de Gérard de Nerval puisque, ainsi que le note finement Pierre-Georges Castex dans la préface à sa propre Anthologie du conte fantastique français (éd. Librairie José Corti, 1963-1972) où il écrit : «l’émotion née du fantastique a été directement et pleinement vécue par Nerval lui-même avant d’être transcrite», ce qui en fait un cas limite selon la théorie de Caillois. Pire encore, Caillois se parjurera dans la seconde édition de 1965, intégrant dans son tome 1 au moins un conte, d’ailleurs tout à fait admirable (Escamotage de Richard Matheson) qui aurait dû en être écarté s'il avait respecté ses propres critères établis en 1958 ! Ce texte de Matheson relève, en effet, autant d’une littérature de science-fiction que d’une littérature fantastique.
Sous réserve de ces contradictions et de leurs ponctuelles conséquences néfastes ou incohérentes, il faut cependant convenir que la thèse de Caillois demeure globalement la plus rationnelle et la plus instruite, dans la mesure où elle repose autant sur une connaissance extensive du genre que sur un apriorisme ratiocinant. Son catalogue des situations possibles de la littérature fantastique est d’ailleurs dès 1958 très proche de celui que fournira Louis Vax dans sa petite étude sur L’Art et la littérature fantastique (troisième P.U.F. mise à jour, coll. Que sais-je ? n°907, 1970) qui actualise en la résumant sa grande thèse sur La Séduction de l’étrange, études sur la littérature fantastique (éd. P.U.F., 1965). Les raisons des choix anthologiques de Caillois sont globalement partagées par un Pierre-Georges Castex qui fait lui aussi débuter, pour l’essentiel, le fantastique français à la fin du XVIIIe siècle et au début du Romantisme, et pour les mêmes raisons philosophiques et historiques.
Reste que sa cohérence interne laisse échapper («inévitablement» diraient sans doute les pragmatiques anglo-saxons) une partie contingente mais bien réelle de l’histoire littéraire du genre, qu’il s’agisse de textes antérieurs ou postérieurs à sa rédaction.
Caillois refusa probablement d'intégrer dans son anthologie une histoire d'H.P. Lovecraft parce que ce dernier structurait son univers fantastique au moyen de la création d’une mythologie qui le faisait assez nettement verser du côté des Gnostiques, qu’il s’agisse des théologiens antiques ou des artistes et écrivains étudiés sous cet angle précis par Henri-Charles Puech et Serge Hutin. Et ce qui pouvait séduire un Jacques Bergier (voir l’introduction de Bergier aux Chefs-d’œuvre de l’épouvante (éd. Anthologie Planète, 1965) inquiétait certainement un Roger Caillois. Maurice Lévy montre, dans sa belle étude sur Lovecraft ou du fantastique (éd. U.G.E., coll. 10/18, 1972), comment le recours au mythe est peut-être le moteur premier de la création littéraire fantastique, équilibrant en somme les deux thèses opposées. Sans doute faut-il aussi, à l’inverse, convenir que Démons et merveilles est assurément une œuvre de Lovecraft nettement moins fantastique, au sens rigoureux que donne Caillois à ce terme, que ne le sont ses contes d’horreur et d’épouvante tels que La Couleur tombée du ciel, L’Abomination de Dunwich, L’Affaire Charles Dexter Ward. Sans doute faut-il, enfin, considérer qu’il existe des recoupements admirables entre des genres a priori hétérogènes mais que la magie de l’inspiration littéraire peut réconcilier : Malpertuis de Jean Ray, Je suis une légende de Richard Matheson, Demain les chiens de Clifford D. Simak appartiennent ainsi, assurément, à plusieurs genres à la fois : fantastique, science-fiction, fable philosophique, poésie pure. La littérature fantastique déborde donc régulièrement ses propres frontières, si soigneusement établies soient-elles.
Hors de l’enceinte stricte de la théorie esthétique littéraire, signalons au moins deux théories nées au XXe siècle, et qui se sont, toutes deux, intéressées au problème esthétique de la délimitation du fantastique : la psychanalyse freudienne et le structuralisme linguistique. Sans pouvoir ici, dans les limites imparties à ce texte, donner les raisons justifiant notre jugement, nous pensons pouvoir affirmer que la première s’est sans doute bien davantage approchée (sans jamais vouloir la réduire) de la vérité esthétique du fantastique que la seconde (qui prétendait, pour sa part, la réduire, comme le restant du réel, à une sorte de mécanisme fonctionnel). On trouvera les éléments à charge et à décharge de ces deux théories dans deux études synthétiques  : Anne Clancier, Psychanalyse et critique littéraire (préface d’Yvon Belaval, éd. Édouard Privat, coll. Nouvelles recherches, 1973) d’une part, Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique (éd. du Seuil, coll. Points-Littérature, 1970) d’autre part. Sans oublier, concernant la conception psychanalytique, de se référer à l’article fondamental des Essais de psychanalyse appliquée de Freud sur L’Inquiétante étrangeté, ni de se référer à la monumentale étude psychanalytique (éditions définitive P.U.F. en trois volumes, 1958) de la princesse Marie Bonaparte sur Edgar Poe.
Le terme «thriller» (littéralement : qui fait frissonner tout le corps, qui provoque un choc émotionnel, puis, par extension, un roman «thriller» ou un film «thriller») est de la même nationalité que celle de Poe : américain. Et son premier emploi là-bas y daterait, selon notre Webster’s Ninth New Collegiate Dictionary, de l’année 1889. Ce terme a mis plus de cinquante ans à se populariser outre-atlantique : l'édition anglaise du Chamber’s Twentieth Century Dictionary de 1947 ne le répertoriait même pas. À tout seigneur, tout honneur : il n’est pas absurde de considérer que les premiers thrillers furent américains et que, en bonne logique, les premiers «thrillers» fantastiques le furent aussi. Et la réalité confirme la logique car l’histoire extraordinaire d’Edgar Poe, The Murders in the Rue Morgue, publiée pour la première fois en 1841 aux États-Unis (traduite en français en 1847 par Isabelle Meunier sous le premier titre Les Crimes de la Rue Morgue, puis en 1855 par Charles Baudelaire sous le titre aujourd’hui plus connu de Double assassinat dans la Rue Morgue) possède les caractéristiques d’un thriller fantastique authentique, même s’il ne s’agit que d’une nouvelle appartenant au genre «detective story» rationaliste et discursif, d’un conte et pas encore d’un roman. Signe qui ne trompe d’ailleurs pas : les trois adaptations cinématographiques de cette histoire de Poe par les cinéastes Robert Florey (USA, 1931), Roy Del Ruth (USA, 1954), et Gordon Hessler (G.-B., 1971) sont systématiquement classées dans les programmes hebdomadaires et les dictionnaires du cinéma comme «films d’horreur et d’épouvante» ou «films fantastiques» plutôt que comme «films policiers».
Il en sera de même, en Angleterre, pour The Hound of the Baskervilles [Le Chien des Baskerville] publié par Sir Arthur Conan Doyle en 1902 : la terreur provoquée par le chien monstrueux qui hante Sir Hugo Baskerville relève du fantastique bien que l’enquête du détective Sherlock Holmes autour de ce monstre relève de la stricte littérature policière, de même que la terreur provoquée par le singe monstrueux maniant le rasoir chez Poe relevait du fantastique bien que l’enquête de Dupin relevât de la littérature policière. Historiquement, une boucle s’est d’ailleurs bouclée en 1994, avec la parution américaine du savoureux Nevermore de William Hjortsberg, traduit en français par Philippe Rouard en 1997 pour la Série Noire-N.R.F. (volume N°2446) des éditions Gallimard. Dans le New York de 1920, un double meurtre particulièrement macabre met la police sur la piste d’un criminel psychopathe imitant les crimes décrits par Edgar Poe dans ses livres. La police locale s’y faisait aider par Sir Arthur Conan Doyle et même du magicien Houdini pour venir à bout du meurtrier. L’idée n’est d’ailleurs pas neuve : le film Theater of Blood [Théâtre de sang, G.-B., 1973) de Douglas Hickox mettait déjà en scène un comédien fou (joué par Vincent Price) assassinant ses critiques en s’inspirant des meurtres les plus sanglants décrits dans les tragédies de William Shakespeare.
Concernant le XXe siècle, il faut au moins citer trois écrivains ayant allié à la perfection le fantastique et le roman policier : le Belge Jean Ray (1887-1964), l’Allemand Curt Siodmak (1902-2000) et l’Américain Robert Bloch (1917-1994). Jean Ray pour son hallucinante série policière d’horreur et d’épouvante (occasionnellement saupoudrée de science-fiction) constituée par les 16 volumes d’Harry Dickson réédités dans la si belle Bibliothèque Marabout, série fantastique, de l’éditeur Gérard & Cie (Verviers, 1966-1974) où les explications du détective sont encore plus folles que les faits démentiels et atroces qu’il doit élucider. Le romancier et cinéaste Curt Siodmak (le frère du cinéaste Robert Siodmak) pour l’alliage étonnant de science-fiction, de fantastique

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01/09/2017 | Lien permanent

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