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Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 2, par Francis Moury

Crédits photographiques : Dr. Dalibor Matýsek (Mining University - Technical University of Ostrava, Ostrava, République tchèque).
Rappel
Histoire et esthétique du cinéma fantastique des origines à 2010, 1.

Période parlante : l’âge d’or du cinéma fantastique américain 1931-1945

Il existe depuis la période du muet mais c’est le succès du Dracula (1931) parlant de Tod Browning produit par la Universal qui détermine réellement son essor thématique comme plastique : sans lui, ni le Frankenstein produit à nouveau par la Universal Pictures et réalisé par James Whale, ni le King Kong de E. B. Schoedsack & M.C. Cooper produit par la RKO, ni le Dr. Jekyll et Mr Hyde de Rouben Mamoulian produit par la MGM, ni Les Morts vivants [White Zombie] de Victor Halperin produits par la United Artist, ni le Masque de cire [Mystery of the Wax Museum] (1933) de Michael Curtiz produit par la Warner, ni les autres classiques signés à cette époque par des cinéastes aussi divers que Erle C. Kenton, Charles Brabin, Louis Friedlander, Edgar G. Ulmer, n’auraient vu le jour.
Hollywood s’intéresse à toutes les sources possibles : sources littéraires (roman de Bram Stoker pour Dracula, roman de Mary W. Shelley pour Frankenstein, roman court ou longue nouvelle de R. L. Stevenson pour le Dr. Jekyll & Mr. Hyde, et de H. G. Wells pour L’Ile du Docteur Moreau [Island of Lost Souls], nouvelle ou conte aux dimensions classiques pour Le Crime de la rue Morgue d’après Edgar Poe, et aussi une nouvelle plus brève et contemporaine pour Les Chasses du comte Zaroff / La Chasse du comte Zaroff [The Most Dangerous Game], sources historiques récentes (la malédiction frappant les archéologues anglais ayant découvert la tombe de l’un des Pharaons), sources ethnologiques (le Vaudou à Haïti tel que l'ethnologue Alfred Métraux avait pu l'étudier), mais laisse aussi libre court à l’imagination débridée des scénaristes. Ainsi, Dracula se voit en quelques années doté d’une fille (1936), puis d’un fils (en 1943). Frankenstein (le médecin... mais le public confond très vite le créateur et la créature) avait une fiancée que sa créature voulait lui ravir en 1931. C’est bientôt l’inverse : il tente en 1935 de créer pour sa créature rescapée du film précédent une fiancée artificielle-naturelle, aussi hybride que sa première créature. S’il périt à cette occasion, sa créature est, à nouveau, rescapée et son fils au sens strict du terme comme au sens spirituel (Le Fils de Frankenstein de Rowland V. Lee) tente à nouveau en 1939 de lui redonner une vie pérenne mais elle, à nouveau, compromise par la promiscuité et les meurtres nécessaires à sa survie et au secret de l’expérience. La décadence (en fait, bien plutôt qu'une décadence, un authentique chant du cygne) de la Universal accentue le phénomène en le démultipliant : les monstres se croisent au sein d’un même film et on obtient les surréalistes et démentiels, dynamiques et plastiquement très beaux films d’Erle C. Kenton : Le Spectre de Frankenstein, La Maison de Dracula, La Maison de Frankenstein tournés entre 1943 et 1945. Et il faut évidemment se méfier des faux amis : Le Chat noir d’Edgar G. Ulmer et Le Corbeau de Louis Friedlander ne sont pas des adaptations du conte et du poème homonymes d’Edgar Poe qui leur fournit une inspiration explicitement mentionnée parfois en une phrase ou deux du dialogue mais aussi bien plus profondément active sous la forme d’une vision digne de Poe, vision tentant de retrouver en profondeur Le Démon de la perversité à l’œuvre la plus authentique chez Poe. Ainsi du rapport très étrange qui s’instaure entre Bela Lugosi et Boris Karloff dans Le Chat noir, ainsi du personnage de Lugosi dans Le Corbeau. Ce sont des «faux amis» d’une certaine manière, mais de «faux faux amis» si on les considère sérieusement.
On connaît la formule du philosophe rationaliste Léon Brunschvicg : «L’histoire de l’Égypte, c’est l’histoire de l’Égyptologie». Elle s’applique au cinéma fantastique, et à sa section principale l’horreur et l’épouvante. Dans la mesure même où la critique littéraire française méprisait les œuvres littéraires originales adaptées par Hollywood, elle méprisa les films eux-mêmes, à l’exception de critiques visionnaires (Jean Boullet) ou surréalistes (Ado Kyrou) ou psychanalytiques (Marie Bonaparte). On se souvient du mot de Paul Eluard à qui on proposait de présider un Ciné-Club : «Je veux bien mais… redonnerez-vous King Kong ?». Dans un tel cas, on se souvient aussi que l’un des directeurs de salle parisienne programmant le film pouvait déclarer avec fierté : «J’ai la queue la plus longue de Paris». Mais c’est que King Kong produisait un effet inévitable, attendu : «film-catastrophe» dans sa dernière partie, il touchait à l’inconscient freudien sur toute sa durée (on avait même établi que le film reproduisait dynamiquement une des topiques freudiennes : le royaume de Kong et sa jungle peuplée de monstres = le Ça; la ville civilisée de New York où il trouve la mort = le Surmoi, le couple d’amoureux séparés par le monstre représentant le Moi), et il surprenait le public à la manière dont il avait déjà été surpris par les chambres obscures des grands boulevards au XIXe siècle, sans oublier son ouverture qui faisait référence d’une manière crue, lucide et dramatique aux conséquences sociales de la crise de 1929. Même un critique tel que Georges Sadoul ne pouvait que tenir compte de l’importance du film, quitte à relativement mépriser le genre auquel il appartenait. En revanche, il faut aussi se souvenir de la notation sociologique de Robert Brasillach dans ses souvenirs de Notre avant-guerre (Paris, 1941) concernant la manière dont le public populaire des cinémas de la Bastille ou de Belleville ricanait en visionnant Le Cabinet du Dr. Caligari et Nosferatu, incapable de prendre au sérieux les sujets et leurs traitements, et du coup empêchant Brasillach d’en conserver un autre souvenir que ce «contre-souvenir» : celui d'une moquerie.

Le cinéma fantastique et la Seconde guerre mondiale de 1939-1945

Durant la Seconde Guerre mondiale de 1939-1945, une série d’adaptations des aventures de Sherlock Holmes, le détective imaginé par Sir Arthur Conan Doyle, est réalisée par le cinéaste Roy William Neil avec l’acteur Basil Rathbone en vedette. Elle allie heureusement le cinéma policier et le cinéma fantastique. Certains épisodes portent des titres sans ambiguïté : La Femme aux araignées, La Griffe sanglante, La Maison de la peur. D’autres titres semblent plus anodins mais … La Femme en vert repose sur un impressionnant équilibre de la terreur. L’insolite ou l’angoissant parviennent même à s’immiscer dans des adaptations purement policières telles que Le Train de la mort ou Mission à Alger. Il est vrai que Roy William Neil est un cinéaste à qui on doit, outre l’incroyable péplum muet Les Vikings qu’il ne faut pas confondre avec le film homonyme de Richard Fleischer tourné en 1958, le mythique film d’horreur et d’épouvante Le Baron Grégor d’une part, Frankenstein rencontre le Loup-garou d’autre part.
Val Lewton produit, durant la même période, une série que l'histoire du cinéma désigne par son nom : l’épouvante plutôt que la peur, telle est sa devise sous-jacente, ainsi que l'a magnifiquement résumé Sabatier. Jacques Tourneur (La Féline [Cat People], Vaudou [I’ve Walked With a Zombie], L’Homme léopard), Mark Robson (L’Ile de la mort, Bedlam), Robert Wise (R. L. Stevenson's The Body Snatcher [Le Récupérateur de cadavres]) tournent des œuvres poétiques et inquiétantes, en totale liberté pour ce producteur cultivé. Albert Lewin en est un autre : ce cinéaste raffiné signe en 1946 la meilleure version jamais filmée du Portrait de Dorian Gray, d’après Oscar Wilde et filmera au Mexique un plastiquement magnifique et non moins fantastique The Living Idol.
Durant la même guerre et encore un peu après, le cinéma français donne quelques films insolites ou relevant de la poésie fantastique, voire du fantastique légendaire médiéval : Les Visiteurs du Soir de Marcel Carné, L’Éternel retour de Jean Delannoy adapte la légende de Tristan et Isolde, La Belle et la Bête de Jean Cocteau transcende une source littéraire enfantine. La Main du Diable de Maurice Tourneur poursuit la veine médiévale, tandis que le méconnu mais très beau Sortilèges de Christian-Jacques est absolument original. René Clair a été surréaliste dans les années 1925-1930 : il tourne en 1942 aux États-Unis la savoureuse comédie fantastique Ma Femme est une sorcière puis en France en 1950 le faustien et ample La Beauté du Diable qui donne peut-être aux comédiens Gérard Philippe et Michel Simon les plus grands rôles de leurs filmographies respectives.
Les explosions atomiques d’Hiroshima et Nagasaki signent le fin de la Seconde Guerre mondiale et déterminent un courant de la science-fiction américaine et japonaise qui sera fasciné par les dangers de possibles mutations.

Période parlante 1950-2000 : développement américain, essor européen et asiatique

Le fantastique américain d’horreur et d’épouvante régresse jusqu’en 1960, en dépit des tentatives du brillant mais très commerçant William Castle, en dépit aussi de certaines tentatives indépendantes surréalistes et freudiennes (Dementia de John Parker, tourné dans les décors qui seront ceux de La Soif du mal [Touch of Evil] d’Orson Welles) mais la science-fiction américaine prend en revanche un envol décisif dans les années 1950 : certains thèmes classiques sont inlassablement repris mais traités d’une manière de plus en plus sophistiquée. William Cameron Menzies avait filmé une invasion de la terre par des Martiens d’une navrante pauvreté plastique. Jack Arnold reprend le sujet en l’intériorisant : cela donne Le Météore de la nuit [It Came From Outer Space]. Don Siegel pousse en 1955 un cran plus loin l’idée d’une invasion de l’intérieur, les extra-terrestres prenant, à nouveau, possession de l’esprit dans son génial L'Invasion des profanateurs de sépultures [Invasion of the Body Snatchers] qui sera «remaké» par Philip Kaufman en 1978 puis par Abel Ferrara en 1993 sous la forme d'intéressantes variations, plastiquement novatrices et convaincantes. La science-fiction et le fantastique se croisent régulièrement (Frankenstein incarnait déjà un tel croisement) dans certains films de Arnold : L’Homme qui rétrécit, L’Étrange créature du lac noir. Si le nuage qui provoque la mutation du héros du premier est naturel mais inconnu, son rétrécissement ressort du fantastique. S’il est d’origine extra-terrestre, il ressort de la science-fiction. Si la créature du lac noir est une créature primitive archaïque découverte, elle est un personnage fantastique, si elle est la victime d’une mutation (atomique, biologique) alors le film relève davantage de la science-fiction. Les deux films les plus significatifs de cette période sont peut-être le très rigoureux et impressionnant La Chose d’un autre monde (1950) de Christian Nyby, produit et supervisé par Howard Hawks (et dont Carpenter fera en 1982 un remake hanté par la peur du V.I.H., par la peur de sa peur aussi puisque le sang humain abrite désormais littéralement le monstre au lieu de simplement le nourrir comme en 1950, par un certain malheur de la conscience qui force chacun à se méfier de l'autre, minant le concept d'humanité) et le magnifique Planète interdite (1955) de Fred McLeod Wilcox dont l’ampleur plastique et l'intérêt pour l'inconscient seront retrouvés par le Total Recall de Paul Verhoeven en 1990. Il faudra attendre le tournant des années 1970 avec la série de La Planète des singes (une fable philosophique déguisée en SF dont les meilleurs volets sont ceux signés Ted Post et Jack Lee Thompson) puis le tournant des années 1980 (la série des Alien, le premier signé Ridley Scott étant le meilleur et étant d’ailleurs inspiré d’un film de Mario Bava, La Planète des vampires [Terrore nello spazio]) pour retrouver une telle homogénéité esthétique et thématique. Nous considérons, en revanche, la série de La Guerre des étoiles comme un cinéma de SF enfantin et foncièrement mineur, ayant d'ailleurs donné naissance à une série de jeux vidéo ayant rapporté une fortune au concepteur, mais ne méritant pas dans l’histoire du cinéma la place qu’il a méritée au box-office.
Le Japon connaît la même ambivalence concernant certains films fantastiques de Inoshiro Honda pouvant relever de la science-fiction : Godzilla [Gojira] (1954) est-il un lézard géant de l'ère secondaire modifié par une expérience atomique ayant mal tourné ? Rodan [Radon] (1956) est-il un ptérodactyle réveillé par une bombe atomique ou un ptérodactyle ayant en outre subi une mutation à cause des bombes atomiques ? L’Homme H (1958) est-il la victime d’un destin maléfique ou d’une technologie destructrice, les créature-champignons sur l'île de Matango sont-elles naturelles ou victimes d’une exposition expérimentale aux radiations ? C’est dans le livre de Jean-Pierre Bouyxou et Roland Lethem, La Science-fiction au cinéma (Éditions U.G.E., coll. 10/18, 1971) que les comparaisons et les analyses de cette ambivalence furent poussées le plus avant. Le réalisateur majeur du cinéma de science-fiction japonais demeure Honda, aidé par la poésie des effets spéciaux de Eiji Tsuburaya. La preuve qu'il est indépassable est que le Japon ne cesse de produire des remake et des suites de ses classiques : Motha 2 [Mosura] (1997) de Kunio Miyoshi est la descendante de la si belle et poétique Mothra [Mosura] (1961) de Honda.
Le Japon produit également d’authentiques films d’horreur et d’épouvante reposant soit sur une inspiration légendaire classique (Histoires des fantômes de Yotsuya, région de Tokaïdo, est un peu, mutatis mutandis, une sorte de Macbeth shakespearien en plus sanglant et démesuré encore : très nombreuses versions filmées, la meilleure étant celle en scope-couleurs de Nobuo Nakagawa) ou davantage exotique à nos yeux occidentaux (Histoire du chat-fantôme de Nakagawa, la série quasiment ethnologique et mythologique des Yokai). Le réalisateur majeur du cinéma fantastique est sans conteste Nobuo Nakagawa qui signe un incroyable Jigoku [L’Enfer] jamais égalé, bien que «remaké» périodiquement, par exemple par Teruo Ishii. Ancien assistant de Mikio Naruse, Teruo Ishii servira tous les genres mais il s'illustre particulièrement dans une baroque série «ero-guro» (signifiant à peu près érotique-grotesque» en maintenant au second terme sa connotation fantastique) à laquelle appartiennent ses deux œuvres les plus connues en France : Femmes criminelles et L'Enfer des tortures.
Le fantastique peut s’insinuer, au Japon, de bien des manières différentes dans le film expérimental d’avant-garde (La Femme des sables, Le Visage d'un autre, Traquenard de Hiroshi Teshigahara), dans le film de guerre et dans le drame psychologique historique (L’Ange rouge et Tatouage de Yasuzo Masumura, en 1966), dans la comédie policière érotique (Le Lézard noir de Kinji Fukasaku, en 1968), dans le film érotique (Une Femme à sacrifier de Masaru Konuma), dans le thriller ultra-violent (Le Cimetière de la morale [Jingi no hakaba] de Fukasaku, en 1975) : concernant ce dernier grand nom cité, précisons que son ultime Battle Royale (2000) s’avère un titre de politique-fiction pessimiste qui débouche sur le fantastique et la révolte, à la manière dont Les Damnés [The Damned / These are the damned] de Joseph Losey y débouchait. Les thèmes littéraires ou légendaires sont passibles de nouveaux traitements (Irezumi, Kakashi) et l'avant-garde esthétique peut aussi renouveler des thèmes anciens tels que ceux de la goule, de la succube, du fantôme, du savant fou : Angel Dust / Enjeru Dasuto (1994) de Sogo Ishii, Ringu / Ring (1998) de Hideo Nakata, Audition (1999) de Takashi Miike. Ju-On [The Grudge] (2002) de Takashi Shimizu. Chose incroyable, alors que les distributeurs américains investissaient dans les années 1960 de petites sommes pour américaniser les films de Honda en remontant le film et en rajoutant à l'occasion un acteur américain au casting (la version américaine de Godzilla, remontée avec Raymond Burr dans le rôle d'un journaliste commentant l'action en direct, premier et célèbre exemple, suivi du casting de Russ Tamblyn et quelques autres par Honda), ils n'hésitent plus a produire aujourd'hui des remake de ces films japonais, allant jusqu'à reprendre leur titre anglais d'exportation international pour baptiser leur propre ersatz. Occasion de noter que la crise d'inspiration hollywoodienne, en ce début de XXIe siècle, est patente : il y a presque autant de remake de films américains, européens et asiatiques qu'il y a de film américains originaux sur les écrans US.
La Chine sert en général un fantastique légendaire : son meilleur illustrateur fut le cinéaste Ho Meng Hua (1921-2009). Durant l’âge d'or du cinéma de Hong Kong 1970-1995 son potentiel plastique et dramatique est exploité d'une manière sophistiquée : non seulement les fameuses Histoires de fantômes chinois, mais encore le plastiquement si beau Green Snake de Tsui-Hark par exemple ou bien encore le serial fantastique du Heroic Trio, de Johnny To. Le fantastique plane à l'occasion sur le cinéma policier et le thriller, en raison de sa violence forcenée et du culte du secret débouchant sur la folie objective, la démence de situations qui s'apparentent presque à des épreuves rituelles : The Killer, To Be Number One, Hardboiled, Une balle dans la tête, The Mission, Police Tactical Unit, Infernal Affair flirtent discrètement avec le genre l'espace d'un plan, d'une séquence, ou par une influence souterraine du genre sur la structure du scénario.
Le cinéma fantastique des autres pays d’Asie a été longtemps mal distribué en Europe : il nous est beaucoup plus accessible depuis 1978 (apparition de la VHS magnétique) puis du DVD numérique (apparition vers 1997) e

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18/07/2012 | Lien permanent

Chien blanc ou du chien blanc comme animal aboyant et comme constellation philosophique, par Francis Moury

Crédits photographiques : Gene J. Puskar (Associated Press).
À propos de Romain Gary, Chien blanc (Éditions Gallimard, coll. NRF, 1970) et White Dog [Dressé pour tuer] (États-Unis, 1982, film Paramount) de Samuel Fuller.

À lire : Le Rat blanc de Christopher Priest.

«Ne pouvez-vous haïr sans que la haine éclate ?»
Pierre Corneille, Cinna (1640) acte 1, scène 2, v. 86 (Librairie Hachette, Classiques illustrés Vaubourdoulle, 1935), p. 16.


«L’organe cérébral du langage ne peut donc jamais employer que deux systèmes de signes extérieurs, dont l’un s’adresse à la vue, et l’autre à l’ouïe. Chacun d’eux a des avantages qui lui sont propres, et en vertu desquels tous deux sont usités concurremment chez les animaux supérieurs. Leur application caractéristique aux plus puissantes émotions suscite partout une certaine ébauche spontanée de l’essor esthétique, en faisant surgir les deux arts fondamentaux, la mimique et la musique, dont la source distincte n’empêche pas la combinaison naturelle. De ces deux souches spontanées résultent ensuite tous nos signes artificiels, à mesure que la communication affective s’affaiblit par l’extension des rapports sociaux, pour laisser prévaloir de plus en plus la transmission intellectuelle […]. Cette altération croissante conduit enfin, chez les populations très civilisées, à renverser totalement l’ordre naturel, en persuadant, au contraire, que l’art dérive du langage. Mais tout le règne animal témoigne aussitôt contre cette aberration théorique, en montrant les gestes et les cris employés bien davantage à communiquer les affections qu’à transmettre les notions, ou même à concerter les projets.»
Auguste Comte, Système de politique positive (1851-1854), tome II, 226-227 (édition «identique à la première» (sa ponctuation est respectée), Librairie positiviste Georges Crès & Cie, 1912, cité in Auguste Comte, Sociologie, § IV, textes choisis et présentés par Jean Laubier (PUF, coll. Les Grands textes – Bibliothèque classique de philosophie, 1957), p. 37.


Avertissement

Les deux sous-titres des deux parties de mon article, la première relevant de l’histoire littéraire et de l’histoire du cinéma, la seconde relevant de l’histoire de la philosophie et de la pensée politique, sont évidemment un hommage au titre de l’article classique d’Alexandre Koyré, Le chien, constellation céleste et le chien, animal aboyant (à propos de Spinoza, Éthique I, 17, scolie, paru initialement dans la Revue de Métaphysique et de Morale de janvier-mars 1950, repris ensuite dans ses Études d’histoire de la pensée philosophique) (1). Tel lecteur jugera peut-être, s’il privilégie l’histoire du cinéma, que la seconde partie de cet article eût gagné à être publiée à part. Tel autre, s’il privilégie l’histoire des idées, jugera au contraire que c’est la première partie qu’il eût fallu réduire à la taille d’un argument. Je vise ici, comme je l’ai toujours fait, un lecteur sachant unifier dialectiquement et transdiciplinairement les deux sections, aimant et voulant reproduire le mouvement méditatif qui m’a fait passer d’un domaine à l’autre, mouvement que je crois nécessaire à leur pleine et respective compréhension.
Durant un séjour parisien début novembre 2012 du côté de la Porte de Saint-Cloud, piochant dans la bibliothèque de notre hôtesse, un titre Gallimard NRF au dos parfaitement conservé parmi tout un rayonnage d’autres volumes de la NRF attira vivement mon attention : Chien blanc (1970) de Romain Gary.
J’avais naturellement vu en exclusivité, à sa sortie française dans une salle du Quartier latin, son adaptation cinématographique, White Dog [Dressé pour tuer] (2) (États-Unis, 1982) de Samuel Fuller, au scénario adapté de Gary par Fuller et Curtis Hanson, film que j’avais revu à la télévision une ou deux fois par la suite mais j’avais complètement oublié le nom de Gary à son générique et son origine littéraire. Sur le coup d’ailleurs, devant ce rayon et ce volume bien conservé de l’édition originale française, un doute me saisissait : s’agissait-il vraiment, en dépit de l’homonymie, du livre adapté par Fuller ?
Je l’ouvrais sans plus attendre afin d’en avoir le cœur net et je ne l’ai pas lâché que je ne l’aie achevé, le soir même. C’était bien le récit adapté par Fuller mais si différent du film qu’après l’avoir enfin intégralement découvert, je songeai immédiatement à écrire une étude comparée entre livre et film, que voici.
Je préviens le lecteur que j’y ai trouvé, je crois, deux ou trois choses de plus que la traditionnelle impossibilité d’adapter une œuvre littéraire au cinéma sans la trahir ou, en restituât-on correctement l’essence, sans néanmoins la modifier substantiellement. Impossibilité qui me frappe à chaque fois que j’ai l’occasion d’effectuer un tel exercice (voir mes textes sur Nosferatu le vampire de Murnau, Dracula de Tod Browning, et Le Cauchemar de Dracula de Fisher adaptés tous deux du roman de Bram Stoker, sur Le Coup de l’escalier de Robert Wise adapté d’une série noire parue en traduction chez Gallimard, sur Psychose d’Hitchcock adapté par Joseph Stefano du roman de Robert Bloch, sur Jaws de Spielberg d’après Peter Benchley, par exemple) qui n’est plus toujours possible car il n’est pas évident de trouver les livres physiques dont sont adaptés certains films, parfois non des moindres : chez quel éditeur par exemple, depuis l’édition belge Gérard en collection Bibliothèque Marabout de 1960, peut-on aujourd’hui trouver la traduction française d’un livre aussi important que le Psychose de Robert Bloch ? Bloch qui fut d’abord le jeune correspondant – parmi d’autres grands noms de la littérature fantastique américaine – de Howard Philips Lovecraft ?
Dans le cas de Romain Gary la difficulté est parfois inverse : il est assez facile pour le lecteur français de trouver Les Racines du ciel (1956) de Gary en librairie physique ou virtuelle (ce Prix Goncourt avait été repris dans la si agréable collection du Livre de Poche à laquelle le temps confère une réelle patine et un charme allant de pair) mais il l’est peut-être moins de visionner dans une édition vidéo correcte le beau film qu’en a tiré John Huston (1958).

I Le chien blanc comme animal aboyant – Histoire et esthétique du cinéma

Revenons à Chien blanc : alors que le film de Fuller se présente comme une fiction linéaire, le livre de Gary se pose dès la première page comme un récit authentique, strictement conforme aux événements. Faut-il croire Gary ? Il n’y a pas de raison de ne pas le croire car son récit est d’une grande précision, fourmillant de détails, et sa narration strictement autobiographique est d’une sincérité à laquelle on reconnaît rétrospectivement l’auteur de Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable, premier texte de Gary que nous ayons lu dans notre jeunesse, par hasard. Ce récit est très différent du film de Fuller en dépit d’un commun pessimisme, d’une commune lucidité aussi. L’argument en a été conservé mais totalement modifié par Fuller : alors que le «chien blanc» dressé par un policier sudiste de l’Alabama pour tuer les Noirs est recueilli par une jeune actrice de cinéma chez Fuller, il fut recueilli réellement par Gary lui-même. Le fait que ce soit une actrice qui recueille le chien loup – sa couleur est blanche mais son appellation ne la désigne absolument pas : elle correspond à sa fonction reprogrammée par son ancien maître – chez Fuller est sans doute un clin d’œil biographique et bibliographique à Romain Gary qui vivait en 1968 à Hollywood avec l’actrice Jean Seberg que les connaisseurs de la filmographie de Jean-Luc Godard et d’Otto Preminger visualiseront immédiatement. La progression des premières pages du récit correspond (violence graphique et attaques mortelles en moins, mais de justesse) à celle du premier tiers ou de la première moitié du film de Fuller. La disjonction temporelle instituée par le scénario est patente, démesurée si on la rapporte à la narration du livre original. Gary, en quelques pages amères et sèches, tempérées par une ironie mordante et une indignation qui ne tournent jamais au pathos, découvrait que son chien blanc (rencontré d’une tout autre manière, bien plus naturelle, que dans le début du film de Fuller) risquait de tuer, était certainement programmé pour tuer et pour tuer uniquement des Noirs. Fuller et Curtis Hanson ont simplifié la donne, tout en la rendant baroque : le chien tue à plusieurs reprises avant que sa nouvelle propriétaire ne commence à comprendre ce qui se passe, commettant notamment un ahurissant assaut contre un employé municipal travaillant dans (ou contre un clochard réfugié dans… ? j’ai un doute pendant que j’écris, que je trancherai tôt ou tard par une révision vidéo) une église.
Cet authentique moment de folie avait été considéré comme le point d’orgue visuel du film par Luc Moullet lorsqu’il avait écrit son beau texte sur le cinéma de Fuller comme cinéma du conflit de la lucidité et de la démence, à l’occasion de la rétrospective Fuller à la Cinémathèque française de Paris du 12 septembre au 14 octobre 2001. Dans le film de Fuller, le chien tue effectivement mais seul le spectateur le sait durant une bonne durée alors que si Romain Gary a compris presque tout de suite que son chien pouvait tuer, ce dernier ne passe pas à l’acte, sauf à la fin du récit et pas du tout contre une de ses victimes désignées initiales. Le suspense n’intéresse pas Gary : il raconte une histoire réelle survenue durant l’assassinat de Martin Luther King. La réalité lui amène par hasard un symbole vivant et, à partir de ce symbole, il repense d’une manière nouvelle la réalité. Ce symbole vivant qu’est le chien, on y revient régulièrement au cours du livre mais il s’estompe durant presque toute sa partie centrale pour ne redevenir actif et essentiel qu’à sa fin. C’est l’époque où Gary déjeune avec le cinéaste démocrate John Frankenheimer (qui avait bénéficié du concours favorable de la Maison Blanche lorsqu’il avait tourné son film de politique-fiction Sept jours en mai) et avec le politique Robert Francis Kennedy (ils évoquent ensemble la possibilité de son propre assassinat peu de temps avant qu’il ait réellement lieu, se référant à celui de son frère John lui-même assassiné en 1963 : analyse prophétique) et où Jean Seberg se rend aux réunions de soutien aux Black Panthers, réunions présidées par Marlon Brando et critiquées par Gary d’une manière implacable, sans parler de la saynète comique avec un acteur ivre (hélas non-identifié) voulant l’approbation de Gary pour faire l’amour avec sa femme sous prétexte que la «Method» le nécessite puisqu’ils doivent bientôt tourner ensemble une scène d’amour : acteur chassé à coup de pied.
Le Chien blanc de Gary dévie rapidement, son suspense se dilue, à mesure que son regard s’étend à la situation générale outre-Atlantique : tandis que le chien entre en «rééducation» chez un dresseur noir (beaucoup moins sympathique que le dresseur joué par Paul Winfield dans le film de Fuller, dresseur qui devient vite le héros authentique du film), Gary raconte son retour en France afin d’assister aux événements de mai 1968 qu’il juge dérisoires. Il participe d’ailleurs à la manifestation gaulliste contre mais sa haine du nombre l’en dégoûte rapidement : peut-être ce trait aristocratique authentique le sépare-t-il en profondeur de son ami André Malraux ? Le lien entre la situation américaine et la situation française s’incarne alors d’une manière nouvelle : sous la forme d’un déserteur noir réfugié en France pour échapper à la guerre du Vietnam tandis que son frère y devient volontairement officier. Leur père (que Gary a connu à Pigalle) méprise son fils déserteur, admire son fils officier car il estime que seul l’entraînement militaire permettra d’organiser la révolution noire, une fois la guerre achevée et les soldats noirs rentrés – ce qui n’est d’ailleurs nullement l’idée du fils officier, au contraire fier de s’intégrer par les armes à la nation américaine, ainsi qu’il l’écrit textuellement dans un fragment de correspondance. Le climat du Dead Presidents [Génération sacrifiée] (États-Unis, 1995) des frères Hughes, très exactement celui de la dernière partie du film, avec son personnage de la sœur devenue une «Black Panther» (sinon une féline au sens tourneurien), se retrouve rétrospectivement tel qu’en lui-même intact, ahurissant de violence, à peu près au milieu du livre de Gary qui décrit froidement les assassinats politiques internes (ou commandités) aux Black Panthers de l’époque.
Le White Dog de Fuller ne dévie, pour sa part, pas du tout, car il ne s’intéresse pas à la peinture sociale et politique des années 1968-1970 : il situe l’action comme contemporaine (on n’est plus en 1970 mais en 1980) et cette action linéaire monte en flèche jusqu’à deux extrémités. D’abord la découverte du personnage du raciste qui a dressé le chien, séquence brève mais démentielle (à l’apostrophe de l’actrice hurlant «Salaud, c’est vous qui en avez fait un «chien blanc» !», l’homme au physique de père tranquille réplique, lueur brusquement allumée dans le regard, avec une fierté criminelle revendiquée : «Yes… and the best of all !») alors que Gary l’avait traité réellement (face au shérif de l’Alabama, venu en famille lui réclamer son animal égaré) sur un mode ironique. Ensuite, l’échec de la rééducation du chien : chez Fuller in extremis, par une chute baroque, somptueuse, encore une fois folle; chez Gary par une chute réaliste par elle-même inquiétante et fermant une sorte de boucle. Chez Fuller, le dresseur noir ne peut rien contre l’animalité, son altérité devenue totale par la faute des hommes alors que chez Gary c’est le dresseur noir lui-même qui se révèle être aussi un raciste puisqu’il contre-dresse le chien afin qu’il attaque non plus les Noirs mais les Blancs ! L’ambivalence du chien, tantôt compagnon aimant et sympathique du maître ou de la maîtresse que le destin lui a fait rencontrer, tantôt criminel dangereux promis à l’abattage, est identique dans le livre et dans le film.
Un point commun fondamental est traité avec un soin particulier tant par Gary que par Fuller : la transcription aussi soigneuse que possible – littérairement par description chez Gary, cinématographiquement par un travail soigné de la direction animale et du montage de la bande-son chez Fuller – du langage (imparfait relativement à celui des hommes mais relativement compréhensible par eux : les animaux ont bien un langage… simplement moins clair pour nous que le nôtre, l’inverse étant non moins probable de leur point de vue) du chien blanc. Ses variations, en fonction des circonstances, traduisent d’une manière spectaculaire, tout au long du livre comme du film, le conflit interne suscité en lui entre instinct et individualité, dressage puis contre-dressage. La grande réussite du livre comme du film nous semble être dans cette attention technique scrupuleuse à l’altérité du langage animal, altérité si fascinante pour les hommes en raison de sa récurrente proximité humaine. Gary a toujours témoigné de sa sensibilité envers le monde animal : n’avait-il pas écrit, en 1956, un des livres précurseurs du mouvement écologique, à savoir Les Racines du ciel où quelques déracinés terrestres (mais ensemble enracinés dans un idéal commun) combattaient coûte que coûte pour sauver des braconniers les grands éléphants d’Afrique ?
Faut-il préférer le témoignage autobiographique pris sur le vif de Gary mais constamment refroidi par une analyse intellectuelle des faits relatés ou bien le cinéma visionnaire de Fuller atteignant régulièrement le fantastique à partir du réalisme brutal du film noir, genre dont Fuller fut aussi un illustrateur important : qu’on songe à son Underworld USA [Les Bas-fonds de New York] (États-Unis, 1961) ou à son Shock Corridor (États-Unis, 1963) ? Comment apprécier cette étrange distorsion entre un livre ample, aux multiples facettes, et un film de série B unilatéral bien que saisi régulièrement par le délire, délire totalement absent du livre ?
En fait l’histoire du cinéma permet, me semble-t-il, de trancher le dilemme grâce à deux autres films : dans Chien blanc, Romain Gary écrit son admiration pour le Naked Prey [La Proie nue] (États-Unis, 1966) de Cornel Wilde dans un paragraphe allusif et un peu énigmatique. Précisant qu’on a tenu La Proie nue pour raciste au moment de sa sortie alors que selon Gary il en est au contraire une admirable dénonciation; presque dix ans plus tard, sur le générique de The Klansman [L’Homme du clan] (États-Unis, 1974) de Terence Young, on peut lire que le scénario est de Fuller. Et très curieusement, à présent que nous avons lu Chien blanc, il nous semble que le ton de Gary est exactement le ton du scénario de Fuller dans L’Homme du clan tandis que La Proie nue admirée par Gary est un film totalement fullérien… qu’on se souvienne d’ailleurs du Run of the Arrow [Le Jugement des flèches] qui est le meilleur western réalisé par Fuller si on souhaite s’en convaincre. Fuller et Gary se sont très curieusement ratés lorsque l’un a adapté l’autre mais ils se sont finalement retrouvés par ricochet grâce à ce curieux croisement historique entre un jugement critique positif de Gary sur un film fullérien et à l’écriture d’un scénario par Fuller à la manière de Gary.

II Le chien blanc comme constellation philosophique et politique

«Et puis sur le fond et ces thématiques étant rapportées à notre époque», me demanderez-vous ? Je lis avec intérêt les différentes expressions contemporaines (leurs critiques négatives par Juan Asensio, positives par

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16/02/2013 | Lien permanent

Le platonisme de Jean-François Mattéi, par Francis Moury

Photographie (détail) de l'auteur.
613uwJeIrlL.jpgÀ propos de Baptiste Rappin, La Rame à l'épaule – Essai sur la pensée cosmique de Jean-François Mattéi (Éditions Ovadia, 2016).
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Cette étude de 250 pages environ sur la trajectoire philosophique et politique du philosophe Jean-François Mattéi (1941-2014) est claire, nette, pédagogique tout en étant passionnée. Elle couvre toute la bibliographie de Mattéi et regorge de citations intéressantes, relatives à certaines problématiques classiques de l'histoire de la philosophie antique, moderne et contemporaine. Son titre provient d'une remarque de Pierre Boutang, l'un des maîtres de Mattéi, à propos de l'Odyssée d'Homère (1).
On pourrait résumer cette trajectoire d'une manière commode et intuitive en citant le titre du premier livre écrit par Mattéi, L'Étranger et le simulacre – Essai sur la fondation de l'ontologie platonicienne (sa thèse de doctorat publiée en 1983) puis celui de son dernier livre, L'Homme dévasté – Essai sur la déconstruction de la culture (paru posthume en 2015). Pour comprendre ses tenants et aboutissants, en quoi elle se voulut à la fois reconstructrice (d'une tradition) et critique (d'une tentative de déconstruction de cette tradition), il faut peut-être commencer par la fin du livre de Baptiste Rappin, donc lire la postface signée Pierre Magnard qui se souvient des circonstances intellectuelles, historiques, politiques, de sa rencontre en 1981 comme professeur au Centre Hegel de Poitiers, avec l'étudiant Jean-François Mattéi. Tous deux étaient métaphysiquement désespérés par l'entreprise déconstructrice de ceux qu'ils nommaient «Les quatre cavaliers de l'Apocalypse» (2), à savoir Gilles Deleuze, Michel Foucault, Pierre Bourdieu et Jacques Derrida qu'ils tenaient pour des sophistes fossoyeurs de la tradition philosophique, celle qui ordonnait la table des matières des manuels classiques, selon un ordre architectonique hérité du système d'Aristote et qu'on trouve encore dans les cours de philosophie d'Henri Bergson et, un peu plus près de nous, dans les excellents manuels d'Armand Cuvillier ou de Paul Foulquié qu'on peut encore aujourd'hui lire avec le plus grand profit.
30015529064_47baf84926_o.jpgManuels et tradition que prétendait déconsidérer, enterrer prématurément cette «bande des quatre» : j'emprunte volontairement cette expression à l'histoire du maoïsme chinois rouge car la coïncidence me semble, rétrospectivement, non moins significative qu'elle est savoureuse. Le mouvement pendulaire de balancier (aussi redoutable, parfois, que celui de l'instrument décrit par Edgar Poe dans son histoire extraordinaire Le Puits et le pendule) dans lequel Cazamian voyait le symbole de l'histoire des lettres et Bréhier celui de l'histoire de la philosophie, se manifestait à nouveau : Chronos dévorant ses enfants, cette dernière suscite, après chaque construction, un désir de table rase bientôt suivi d'une nouvelle construction. Dans le cas de la bande des quatre, il y avait en 1970 cette volonté de déconstruire le langage, la hiérarchie, l'idée de système pour annihiler en profondeur les finalités de la philosophie classique antique, médiévale, moderne et contemporaine, celles qu'on leur avait encore apprise à la Sorbonne des années 1950. Et ils avaient déjà reçu, entre 1970 et 1980, tous les honneurs et tous les insignes du pouvoir universitaire. Le pouvoir politique socialiste en avait fait ses champions intellectuels : c'était, logiquement autant que chronologiquement, à eux qu'était consacrée la dernière partie de l'excellente étude de Vincent Descombes, Le Même et l'autre – 45 ans de philosophie française (éditions Minuit, 1978).
Consacrer sa thèse de doctorat à Platon ne semble pas, aujourd'hui, un acte contre-révolutionnaire, surtout à la lumière de l'histoire des thèses de doctorat soutenues à la Sorbonne depuis 1900 à nos jours. Platon avait eu les faveurs de l'université française, à tel point que les éditions des Belles lettres avaient mis un point d'honneur à publier, à partir des années 1920, une édition critique complète du texte grec et de sa traduction (achevée en 1964) bien avant d'en publier une (encore attendue car incomplète) d'Aristote. De même, la bibliothèque de la Pléiade avait tenu à publier dès 1942 une traduction complète sous l'autorité de deux sommités des études platoniciennes (Léon Robin et son disciple Joseph Moreau), saluée par le grand Albert Rivaud (lui-même admirable éditeur et traducteur du Timée et du Critias aux Belles lettres en 1925), bien avant de s'intéresser, par exemple, aux Stoïciens (ils arrivent en 1962 seulement dans la même collection, à l'initiative d'Émile Bréhier) ou aux Présocratiques (1988).
Mais en 1983, c'était un acte contre-révolutionnaire, dans la mesure où le platonisme était considéré par les déconstructeurs comme le modèle à abattre. Ni Baptiste Rappin, ni son postfacier Pierre Magnard, ni même le préfacier Jean-Jacques Wunenburger ne le signalent (à moins qu'une note m'ait échappé ?) : une annexe du livre de Gilles Deleuze, Logique du sens (éditions de Minuit, 1969) s'intitulait Platon et les simulacres. Il s'agissait de la reprise d'un article au titre original nettement plus virulent, Renverser le platonisme (les simulacres), paru en 1966 dans la Revue de Métaphysique et de Morale. C'est pourtant, de toute évidence, au titre de cette annexe que fait allusion le titre de la thèse de doctorat de Mattéi qui substituait au titre de Deleuze un «Étranger» à la place de Platon : cet Étranger fait bien sûr allusion à celui du Sophiste de Platon, un des dialogues métaphysiques les plus techniques et élevés de Platon. C'est peut-être aussi, et cela Rappin le signale à juste titre, une allusion au roman d'Albert Camus avec qui Mattéi éprouvait une affinité spirituelle en raison de leur communauté d'origine et de formation.
Qu'on se souvienne aussi qu'en 1993, les éditions Vrin publiaient le tome 1 des actes (supervisés par Monique Dixsaut) d'un colloque intitulé Contre Platon : le platonisme dévoilé, qui prenait plaisir, sous ce titre provocateur, à faire l'histoire de l'anti-platonisme de l'antiquité au XVIIIe siècle, avant qu'un tome 2 Contre Platon : renverser le platonisme, dont le sous-titre reprenait explicitement le titre de l'article de Deleuze de 1966, la poursuive de Kant à nos jours. Et puis surtout pesait sur Platon la critique de Nietzsche, peut-être la plus redoutable dans la mesure où Nietzsche avait été, à son tour, récupéré (le terme était à la mode en politique, on l'importa vite en philosophie : les deux genres communiquaient) par Deleuze dans son Nietzsche et la philosophie (P.U.F., 1962) que certains étudiants de ma génération (celle des années 1980, celle de Mattéi, donc) prenaient naïvement pour la meilleure introduction à la pensée de Nietzsche, alors que c'était une étude deleuzienne polémique, technique, difficile d'accès et en outre dénuée de bibliographie. Concernant l'histoire du platonisme, Mattéi fait son miel des générations de platoniciens qui l'ont précédé : en lisant les pages 86-87 de l'étude de Rappin, on se dit que Mattéi a, par exemple, probablement lu, sur le rapport du mythe à la raison chez Platon, les études classiques de Perceval Frutiger, Les Mythes de Platon (éditions Félix Alcan, 1930) et de Pierre-Maxime Schuhl, La Fabulation platonicienne (première édition P.U.F., 1947, seconde édition revue et mise à jour Vrin, 1968), sans oublier celles de Jean-Pierre Vernant, le disciple (accessoirement communiste) de Louis Gernet. Un point commun intéressant à noter entre Deleuze et Mattéi : leur amour commun du cinéma comme paradigme métaphysique.
De la défense de l'ontologie platonicienne à la défense de la culture occidentale, le chemin de Mattéi passe alors par Martin Heidegger (cinq études en collaboration avec Dominique Janicaud sur le philosophe de la forêt noire aux P.U.F., en 1983), Pythagore et les Pythagoriciens (aux P.U.F., aussi en 1983), Jorge-Luis Borges, Albert Camus déjà cité et quelques autres. Métaphysiquement, Mattéi veut séparer le bon grain du mauvais : ceux qui pensent un ordre du monde (Platon, Nietzsche, Heidegger) doivent être privilégiés. Ils le pensent en prenant en charge l'irrationnel du mythe, de la poésie, de l'alchimie. Mattéi s'intéresse au symbolisme mythique et philosophique du pentagramme, à la poésie d'Homère et de Hölderlin, au film noir policier Vertigo [Sueurs froides] (1958) d'Alfred Hitchcock (scénario adapté librement du roman de Pierre Boileau et Thomas Narcejac, D'entre les morts, éditions Denoël, 1954). Plus explicitement, il affirme sa communauté spirituelle et intellectuelle avec Pierre Boutang, l'héritier de Charles Maurras sur qui Mattéi publie un article intitulé Maurras et Platon en 2011 : la boucle méditerranéenne antique est bouclée. Leur point commun, in fine, est selon Mattéi un rapport charnel à l'idéal grec originel que Rappin allie avec pertinence à l'expressionnisme philosophique allemand de Heidegger.
Un mot concernant le rapport de la France à la Grèce dans l'histoire des lettres et de la pensée française. Ce rapport constitue non pas une originalité, mais un point commun avec celles des lettres et de la pensée anglaises, allemandes, espagnoles, italiennes. L'originalité est à chercher dans le style précis du rapport chez tel écrivain ou tel penseur. Du coup, pourquoi Boutang ou Maurras plutôt que Du Bellay ou Leconte de Lisle (qui donna en 1865-1870 la plus belle – sinon la plus philologiquement exacte – traduction d'Homère en préservant à peu près les noms grecs dans sa traduction) ? Après tout, Baptiste Rappin cite La Vie antérieure de Baudelaire en exergue car il juge son poème d'essence platonicienne : certes, il l'est. Mais on aurait pu citer tout aussi bien un fragment poétique de Leconte de Lisle ou de Théophile Gautier. C'est que Mattéi se veut le continuateur du combat contre l'oubli de la Grèce par la France, combat qu'il considère avoir été mené par Boutang et par Maurras, combat parallèle à celui contre l'oubli de l'être mené par Martin Heidegger. Combat que ni Du Bellay ni Leconte de Lisle n'avaient à mener en leurs temps respectifs où le marxisme d'une part, le déconstructivisme d'autre part, n'existaient ni l'un ni l'autre.
Sur le plan purement historique, certaines remarques font parfois un peu sourire : Rémy Brague n'est évidemment pas le premier, contrairement à ce qu'écrit Baptiste Rappin page 101, à avoir mis en évidence «la secondarité de Rome par rapport à Athènes» en écho à celle d'Athènes par rapport à l'Asie : G.W. F. Hegel l'écrivait déjà dans son Introduction à la philosophie de l'histoire en 1828-1830 et l'idée traverse l'historiographie occidentale depuis saint Augustin jusqu'à Bossuet. On aurait pu citer tout aussi bien un fragment poétique de Leconte de Lisle ou de Théophile Gautier. Certains voisinages théoriques sont suggestifs, d'autres s'avèrent parfois surprenants : à la page 124, l'esprit juif défini par Franz Roseinzweig se retrouve proche du pentagramme que Heidegger voulut qu'on gravât sur sa tombe et Baptiste Rappin ajoute : «C'est bien l'étoile de Pythagore, que les Francs-Maçons tracent entre l'équerre et le compas, c'est-à-dire entre Terre et Ciel, qui guida le regard de Mattéi, par-delà, ou peut-être en-deçà, du Soleil platonicien». Beaucoup plus intéressantes sont les remarques sur l'emploi du chiasme par Mattéi et leur rapprochement avec le style de Heidegger dont Mattéi fut un fervent lecteur.
Sur le plan de l'histoire de l'histoire de la philosophie (la philosophie a une histoire mais cette histoire a elle aussi son histoire : des esprits aussi pénétrants qu'Émile Boutroux, Émile Bréhier ou Henri Gouhier l'avaient d'ailleurs admirablement étudiée), il me semble qu'il manque à l'étude sincère et synthétique de Baptiste Rappin sur Mattéi, la mention approfondie d'un penseur déterminant pour comprendre pourquoi Mattéi privilégia non pas Parménide ni Héraclite mais bien Platon comme paradigme de la culture occidentale. Ce philosophe, c'est par l'intermédiaire de Martin Heidegger qu'il l'a peut-être réellement, effectivement, rencontré : j'ai nommé G.W.F. Hegel. Sans ce dernier, Nietzsche n'aurait pas critiqué le platonisme comme il l'a fait, Heidegger ne l'aurait pas non plus envisagé comme il l'a fait, Mattéi n'aurait pas pu allier en un même titre Platon, Nietzsche et Heidegger alors que, en apparence, ils ne sont pas conciliables. C'est qu'ils le sont d'un certain point de vue que Mattéi, je pense, trouva chez G.W.F. Hegel. Le moyen terme, le chaînon manquant qui permet de réconcilier dialectiquement, en profondeur, le mythe et la raison, l'irrationnel et le rationnel, c'est le système de G.W.F. Hegel, au premier rang duquel on doit mentionner l'histoire de la philosophie écrite par Hegel. On se souvient que Hegel considérait Parménide comme la thèse (l'être en repos, identique à lui-même), Héraclite comme l'antithèse (l'être en perpétuel devenir, en guerre avec lui-même comme avec le monde), Platon comme la synthèse (être fixe+devenir, même+autre = réalité sublunaire inférieure mais pouvant prendre conscience, par une conversion intellectuelle autant que mythique et vitale, de la réalité absolue des essences). Ce n'est, selon moi, pas un hasard si Mattéi est contemporain de la traduction de ce philosophe chez Vrin qui la révélait dans toute son ampleur à la Sorbonne. Ce qu'admire Mattéi dans la philosophie de Platon, c'est précisément l'alliage du même et de l'autre dans la pensée comme mouvement, comme devenir, comme odyssée, comme histoire d'un voyage partant d'une origine pour mieux y revenir, mais enrichi par ses péripéties qu'il faut nommer dialectiques. Cette odyssée homérique, devenue symbolique à telle point que les mythes d'Homère sont des piliers de la pensée grecque (je renvoie ici à mon article sur le livre classique de Félix Buffière), c'est bien celle décrite par le système hégélien tel qu'il pose, expose, repose enfin la philosophie et son histoire, l'esthétique et son histoire, l'histoire des religions et des mythes. Mattéi s'est intéressé à ces trois domaines.
En politique, Mattéi pensa sur le mode platonicien pur et dur, de la fin du XXe siècle à sa mort : il combat dans La Barbarie intérieure – essai sur l'immonde moderne (1999), la subversion sophistique de la contre-culture, de l'art moderne qui nie le rapport au sens ou qui se veut non-sens, du rejet de l'autorité à l'école comme dans la société. Son pythagorisme le pousse même à critiquer sévèrement la musique dodécaphonique : elle est parfois très belle, pourtant, et Platon l'aurait peut-être appréciée... qui sait ? Baptiste Rappin rappelle que Mattéi fut hostile à certaines tendances contemporaines telles que le management ou le transhumanisme. Autant le premier me semble fondamentalement antipathique (3), autant le second me semble intéressant. Ces réserves sont destinées à montrer que la dernière période de la production de Mattéi, bien que cohérente avec sa période purement métaphysique antérieure, s'avère, en fin de compte, aussi peu originale qu'elle. Mais l'originalité étant un concept qui n'appartenait pas à la pensée antique, Mattéi aurait sans doute apprécié, in fine, d'être tenu pour un transmetteur fidèle, poursuivant un combat qu'il n'avait pas initié.

Notes
(1) On la trouvera dans Pierre Boutang, Ontologie du secret (éditions P.U.F., 1973, réédition en 1988 dans la collection Quadrige, page 20). Soit dit en passant, la citation de Pierre Boutang par Baptiste Rappin à la p. 225 : «[...] analogue à celui d'Ulysse, son maître, reconnaissant une telle natale qu'ingrat, ou par quelque providence divine, il avait crue étrangère en y abordant» doit se lire terre natale. Certaines coquilles morphologiques ou syntaxiques dépareillent le texte, y compris celui de certaines citations. Concernant les sources bibliographiques, ce sont souvent les éditions récentes qui sont citées, sans que l'édition originale soit mentionnée. Il ne faudrait donc pas croire, en lisant la note 510 de la page 223, qu’Emmanuel Lévinas publia en 2003 son livre Totalité et infini. En réalité, il a paru à la Haye en 1961. Idem pour la note 267 de la page 127 : la traduction du Gorgias de Platon par Alfred Croiset fut initialement publiée aux Belles lettres en 1923, en regard du texte grec : elle ne date pas de 1991 ni de sa réédition en collection Tel chez Gallimard. Même remarque encore pour la note 145 de la page 78 : Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs date de 1965 en édition originale chez Maspéro. L’édition mentionnée (La Découverte en 1991) est aussi une réédition.
(2) Ils apparaissent cependant, à mesure que le temps passe et que leur influence s'estompe, moins redoutables, en dépit de leur surnom biblique, que ceux aperçus durant le générique d'ouverture du film classique signé par l'esthète Vincente Minnelli (The Four Horsemen of the Apocalypse [Les Quatre cavaliers de l'Apocalypse, États-Unis/Mexique, scope-couleurs, 1962) d'après le roman de Vincente Blasco Ibañez. Concernant les quatre philosophes ainsi surnommés, le plus profond et le plus intéressant demeure, en ce qui me concerne, Gilles Deleuze, pour ses travaux d'histoire de la philosophie qu'il publia entre 1953 et 1969. Rapportés à ceux des générations de 1900-1945, les travaux français d'histoire de la philosophie de la période 1945-2000 doivent cependant, on le mesure toujours mieux à mesure que le temps passe, être considérés comme des travaux de second plan ou de seconde main. La génération formée par Ferdinand Alquié, Maurice de Gandillac, Georges Canguilhem, Jean Hyppolite, fut une génération philosophiquement inférieure à celles formées par Félix Ravaisson, Émile Boutroux, Jules Lachelier, Victor Brochard, Victor Delbos, Émile Bréhier et Henri Gouhier.
Cette baisse de niveau fut la conséquence directe de l'influence marxiste qui mina en profondeur, entre 1945 et 1990, l'université française et l'École Normale supérieure, section philosophie, au premier chef. Dans cette dernière, le dément Louis

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20/12/2016 | Lien permanent

Léviathan selon Peter Benchley. Sur Les dents de la mer, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
«[Prendras]-tu Léviathan avec un hameçon et lui serreras-tu la langue avec une corde ? [...] Perceras-tu sa tête [au moyen] d'un harpon ? Essaie de mettre la main sur lui : souviens-toi du combat et tu n'y reviendras plus. Voici que le chasseur est trompé dans son attente; la vue du monstre suffit à le terrasser. Nul n'est assez hardi pour provoquer Léviathan : qui donc oserait me résister en face ? Qui m'a obligé pour que j'aie à lui rendre ? [Je le paierai car] tout ce qui est sous le ciel est à moi. Je ne veux pas taire sa force, ses membres, l'harmonie de sa structure. Qui jamais a soulevé le bord de sa cuirasse ? Qui a franchi la double ligne de son râtelier ? Qui a ouvert les portes de sa gueule ? Autour de ses dents habite la terreur. [...] Mon oreille avait entendu parler de toi mais maintenant mon œil t'a vu.»
Ancien testament, Livre de Job, chapitres 40-41-42 (traductions Augustin Crampon et Louis Segond).


La critique française a négligé le roman Jaws (publié en février 1974 en édition originale américaine, puis sous le titre Les Dents de la mer, dans une traduction de Michel Deutsch, édition Librairie Hachette, 1974) de Peter Benchley. Peut-être à cause de son adaptation hollywoodienne réalisée par Steven Spielberg, distribuée en juin 1975 et qui modifiait si considérablement certains personnages et la structure de l'intrigue que personne ne se donna plus ensuite la peine de revenir au roman original. Peut-être aussi à cause du titre même de sa traduction française, si prosaïquement explicatif alors que le titre original était bien plus ample et mystérieux. Intituler un livre Mâchoires [Jaws] n'est tout de même pas la même chose que l'intituler Les Dents de la mer : le premier est ample et mystérieux, le second est écologico-zoologique, plus explicatif, moins ample donc.
Benchley ne s'intéresse pourtant, il faut le reconnaître, nullement à l'idée – qui occupera à peu près le premier tiers du film de 1975 – d'un mystère et d'une révélation progressive. D'emblée la première page du livre décrit la vision du monde par le requin, occasionnant déjà une terrifiante disproportion entre sa proie et lui. Bientôt la p. 38 énonce formellement l'hypothèse qu'un grand requin blanc (Carcharodon carcharias) est responsable des attaques mortelles qui frappent la petite île d'Amity, attaques décrites d'une manière atrocement réaliste, presque clinique en raison de leur précision zoologique. La p. 86 confirme – ce qui était connu des marins et des naturalistes mais à l'époque l'était moins du grand public (en dépit du documentaire filmé de Peter Gimble distribué en 1971) – qu'il attaque délibérément l'homme et les embarcations (1). Le début de la seconde partie (p. 106) l'identifie au Léviathan lorsque la postière d'Amity cite à Ellen Brody le Livre de Job. C'est la seule citation qui puisse témoigner bibliographiquement d'une volonté eschatologique avérée, mais la fin de la seconde partie renforce encore la pertinence de cette identification symbolique, à la faveur d'une discussion où l'ichtyologue Hooper estime que cette comparaison est non seulement symbolique mais encore réaliste (p. 199), assimilant le requin à une tornade envoyée par Dieu, frappant telle maison prédestinée, épargnant telle autre, sans raison assignable par la science humaine. Pertinence symbolique qui semble intéresser fugitivement Quint (p. 250, lorsque Brody lui rappelle que selon la postière d'Amity, l'île est victime d'un châtiment divin), mais à laquelle il refuse pourtant d'adhérer, reconnaissant néanmoins déjà – et c'est le début de la faille qui ouvre son personnage, le début de la pointe, comme dirait Kierkegaard, qui pénètre en lui – que le requin auquel ils ont affaire est un monstre particulièrement redoutable, différent de tous ceux qu'il a auparavant croisés.
La seconde partie du livre de 1974 (pp. 106 à 208) fut pratiquement supprimée du scénario du film de 1975. Elle décrit avec une grande précision sociologique (y compris sexuelle : les descriptions sont alors crues, précises et empreintes d'un assez réel pessimisme, d'une constante ironie) et psychologique les ravages économiques et sociaux provoqués par les attaques du requin. Ils engendrent la ruine et le délitement progressif, brossé par petites touches, de l'île de plaisance. Ses habitants sont froidement comparés, par l'un d'entre eux, à des parasites se nourrissant de l'argent des vacanciers durant l'été, afin de pouvoir vivre le restant de l'année. C'est vers la fin de cette seconde partie que le journaliste découvre que leur maire est lié à la mafia et qu'il n'a pu résister aux pressions lui enjoignant de laisser les plages ouvertes, provoquant des morts évitables. Benchley, parallèlement, dresse un réquisitoire en règle contre la société permissive américaine, son courant hippie et ses conséquences, cela dès les premières pages et tout du long de son roman : la jeunesse d'Amity et des villes environnantes (y compris de New York d'où viennent les plaisanciers) est une jeunesse partiellement droguée ou alcoolique. Il dresse un réquisitoire en règle contre la société classique : l'épouse du policier est insatisfaite et le trompe avec Hooper, les relations sociales qu'elle organise reposent sur sa fascination de l'argent et l'idée même de vérité n'est pas défendue correctement par le journaliste ni par le policier qui constituent pourtant ses derniers remparts naturels. Le portrait crépusculaire d'Amity que dresse Benchley durant les deux cents premières pages constituant la première et la seconde partie de Jaws, est donc celui d'une cité foncièrement corrompue. Que le requin blanc soit le châtiment envoyé par Dieu pour punir cette cité est une idée évoquée à plusieurs reprises par divers protagonistes. La troisième partie raconte la chasse qui constitue, pour les trois héros qui y participent, une sorte d'épreuve purificatrice, d'exode momentané loin d'Amity qui en est l'enjeu. Le mouton puis le dauphin prématuré offerts comme appâts au requin blanc par Quint font d'ailleurs songer Hooper et Brody à des sacrifices, le premier étant un écho évident du sacrifice d'Abraham commenté par Kierkegaard dans Crainte et tremblement.
Un mot sur la science représentée dans le roman de Benchley par Hooper (qui n'a absolument pas dans le livre de 1974 l'aspect physique d'adolescent attardé de l'acteur qui le joue en 1975 puisqu'il est décrit par Benchley comme une sorte d'intermédiaire entre Brody et Quint qui sont deux hommes physiquement imposants) est critiquée, elle aussi, d'une manière acérée, finalement tragique. Hooper (outre le fait que sa position morale soit condamnable puisqu'il séduit Ellen Brody sans manifester la moindre gêne ni le moindre remords, séduction qui avorte d'ailleurs une fois qu'elle s'est concrétisée, Ellen reconnaissant d'emblée qu'elle ne l'aimait pas mais qu'elle aimait simplement l'image du monde que Hooper représentait) est présenté comme un être passionné par la vérité mais fondamentalement incapable de la trouver. Presque toutes ses hypothèses sont invalidées, il avoue ignorer presque tout des causes du comportement du requin blanc qui attaque Amity et les techniques modernes qu'il prétend mettre en œuvre échouent elles aussi jusqu'à une issue qui lui sera fatale. Benchley pousse la critique un cran plus loin : Hooper regrette de n'avoir pu participer au documentaire filmé Bleue est la mer, blanche est la mort [Blue Sea White Death] (États-Unis, 1971) de Peter Gimble qui avait réussi, pour la première fois dans l'histoire du cinéma, à filmer sur pellicule argentique d'authentiques requins blancs et dont certains plans furent d'ailleurs réutilisés par l'adaptation de Spielberg en 1975. L'intrigue va lui donner ironiquement l'occasion de réaliser son rêve, le transformant en pur cauchemar, cauchemar d'ailleurs si admirablement précis sur le plan technique qu'il annonce des faits réels que des caméras vidéo numériques ne captureront que bien des années plus tard. Le savant incarné par Hooper, issu de la bonne société de Long Island caricaturée en connaissance de cause par Benchley (2), est, en fin de compte, un ignorant présomptueux qui croit qu'il sait alors qu'il ne sait réellement rien.
Le personnage de Quint, à mesure que se déroule la troisième et dernière partie de Jaws, se transforme sous nos yeux (et sous les yeux du policier et de Hooper qui l'accompagnent) en nouveau capitaine Achab parfois digne de l'original décrit dans le Moby Dick (1851) de Herman Melville. Ce qui n'a rien d'étonnant si l'on songe que la source première de Moby Dick pourrait avoir été précisément ce même verset (3) du Livre de Job cité par Benchley. Il est décrit d'abord comme un modeste artisan, un bon technicien – prudent au sens étendu qu'Aristote donnait à ce mot – sachant mesurer la part de contingence dans les mœurs : ceux des hommes comme ceux des poissons qu'il chasse ou qu'il fait chasser à ses riches clients. Il y a aussi quelque chose de spinoziste dans la manière dont il démontre froidement le «conatus» du requin (en prenant l'exemple d'un requin bleu d'abord attrapé) à Hooper et Brody, médusés par l'atrocité du spectacle (dont le documentaire de Gimble en 1971 donnait un aperçu alors qu'il est totalement absent du Spielberg de 1975) dont il les rend témoins (cf. pp. 215-6) (4). Mais le défi lancé par le monstre devient vite une sorte de défi melvillien métaphysique, vital, ontologique : tout comme Achab, Quint est alors victime d'une perte de sagesse, d'une démesure tragique qui le perdra lui aussi (5).
Le moment où le livre bascule dans la pure terreur, comme le film de 1975 y bascule (c'est l'un de leur bon point commun en dépit de leurs grandes différences) est celui où la peur s'empare de Quint lui-même et où sa raison l'abandonne progressivement. Alors cette troisième partie, dans son propre dernier tiers, acquiert franchement la qualité de livre fantastique, oscillant sans cesse entre plan admirablement réaliste de précision technique et livre de terreur dont l'origine est peut-être surnaturelle. On mesure ainsi ce que Benchley doit, comme Melville lui devait déjà, au Livre de Job. Cette terreur surnaturelle qui est, selon Rudolf Otto, la marque première du sacré dans les religions, c'est elle qui est alors éprouvée à plusieurs reprises par Brody, par Hooper, par Quint lorsqu'ils sont face à «l'ange de la mort» (p. 261). Au seuil de l'apocalypse qu'aura symbolisée l'irruption du Grand requin blanc sur Amity, Benchley ne laisse plus de place qu'à la peur et à la terreur, filant la métaphore de l'image du Léviathan de Job jusque dans certains termes et certaines images lui servant à décrire le monstre (p. 235). Il n'est pas jusqu'à sa blancheur qui ne semble, elle aussi, héritée de Melville qui décrivait déjà des requins blancs, ajoutant que cette blancheur leur conférait «une horrible suavité» (6). Monstre objectif, digne des descriptions d'Aristote et de Pline l'Ancien mais d'autant plus terrible que ses dimensions sont corroborées et vérifiées par les sciences naturelles, les témoignages, les documentaires pellicules et vidéos. Benchley laisse même (voir p. 236) une place, devenue célèbre, à l'idée d'une paléontologie redevenant zoologie sous les yeux de ses héros : le monstre qu'ils poursuivent est l'héritier direct de la race gigantesque (considérée comme disparue mais peut-être survivante dans les grands fonds) des Mégalodons. La fin maintient une ambivalence typique de l'art fantastique : si le sacrifice d'Abraham était évoqué par le mouton de Quint, c'est peut-être Dieu autant que l'effet différé des harpons de Quint qui retiennent in extremis les couteaux-dents du requin blanc et sauve l'unique survivant. Il en fallait un pour que l'histoire pût être racontée. Du Léviathan (7) de Job au Carcharodon carcharias de Jaws, en passant par Moby Dick de Melville, les correspondances esthétiques et religieuses me semblent avérées, et la boucle bouclée.

Notes
(1) C'est une telle attaque que relate l'admirable film The Reef (Australie, 2010) de Andrew Traucki, d'après un fait réel survenu en 1983 au large de Lodestone Reef. On a évoqué à son sujet un requin tigre de presque cinq mètres de longueur mais la zone est aussi connue pour être fréquentée par des requins blancs dont les dimensions peuvent atteindre, adultes, dix mètres de long pour un poids moyen de trois tonnes : la substitution d'un requin blanc à un requin tigre par le film, si elle était avérée, serait donc réaliste.
(2) Ancien élève de Harvard qui pêchait les requins par passion écologique (le terme «écologie» est employé à plusieurs reprises dans Jaws) et qui publiait des articles dans Newsweek quand il ne rédigeait pas certains discours du président Johnson, selon sa notice biographique imprimée au verso du rabat de la jaquette de la traduction française de 1974. Il faut savoir que, par la suite, Benchley (1940-2006) désavoua son livre sous prétexte écologique, estimant qu'il fallait réconcilier l'homme avec les requins, y compris les grands requins blancs mangeurs d'hommes, surnommés «Mort blanche» par les Australiens.
(3) Cf. Jean-Jacques Mayoux, Melville par lui-même (éditions du Seuil, coll. Écrivains de toujours, 1958, p. 62). Voir aussi p. 67, ce fragment de lettre adressé par Melville à Nathaniel Hawthorne en juin 1851 : «... nous causons d'héroïques ontologies ensemble».
(4) Ces pages n'ont rien d'étonnant pour le cinéphile equi se souvient de l'anecdote crépusculaire sur les requins, telle qu'elle est racontée par Michael O'Hara au couple Bannister dans La Dame de Shanghaï [The Lady From Shanghaï] (États-Unis, 1947) d'Orson Welles.
(5) Le scénario du film de 1975 ajoutait une idée géniale : la présence de Quint sur le cuirassé Indianapolis en juillet 1945 (qui expliquait sa connaissance remarquable des requins) mais elle était, hélas, contrebalancée par une psychologie caricaturale qui ne devenait véridique occasionnellement que grâce à l'acteur Robert Shaw et à la mise en scène de Spielbierg, que l'idée inspira. D'autre part, le scénario modifiait profondément le personnage que la peur submergeait au point qu'il tentait de fuir, dans l'adaptation cinéma : c'est tout le contraire dans le roman original puisque Quint, en dépit de sa peur, est persuadé qu'il peut finir vainqueur, même seul, de la confrontation.
(6) «Le requin ! Il s'élevait lentement, sans à-coups, sans efforts apparents, ange de la mort se rendant à un rendez-vous fixé de toute éternité. Hooper le regardait, fasciné, incapable de faire un mouvement malgré son envie de fuir. [...] Sous la ligne latérale, le ventre était d'un blanc laiteux, fantômatique» (Benchley, op. cit., p. 261) à comparer avec les pages consacrées par Mayoux au sens de la couleur blanche chez Melville : «La blancheur, si elle pare terriblement les créatures de destruction, c'est qu'elle est la pâleur de la mort, la couleur du linceul et des apparitions, un élément de toutes les terreurs spirituelles. C'est la couleur du cheval de la mort dans l'Apocalypse, c'est la vêture effrayante des Archanges. [...] Le requin blanc, Melville ne découvre-t-il pas que son nom français c'est requiem, marque de sa vocation sinistre ?» (Mayoux, op. cit., pp. 75-7). Quant au «rendez-vous fixé de toute éternité» auquel songe Hooper l'espace d'un instant, il faut y voir une conséquence théologique autant que poétique de l'éducation calviniste qui enseigne la prédestination.
(7) Le monstre biblique a donné son nom au traité de philosophie politique de Thomas Hobbes, mais aussi au plastiquement beau film fantastique Léviathan [Leviathan] (États-Unis-Italie, 1989) de George Pan Cosmatos.

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05/04/2018 | Lien permanent

Dans les griffes de la Hammer de Nicolas Stanzick, par Francis Moury

Crédits photographiques : Dr. Julian Finn (AP Photo, Museum Victoria, Census for Marine Life).
51soPKukh3L._SS500_.jpgÀ propos de Nicolas Stanzick, Dans les griffes de la Hammer – La France livrée au cinéma d’épouvante (1957-2007) (seconde édition revue, corrigée et augmentée, Éditions Le Bord de l'eau, 2010).8.1 Bouton Commandez 100-30RappelDracula dans la Zone, par Francis Moury.NB : par souci bibliographique et historique, nous avons pratiquement conservé la dichotomie entre notre première critique de l’édition originale et notre seconde critique sur la nouvelle édition. La partie écrite en 2008 à l’occasion de sa première édition n’a été modifiée que sur quelques détails de forme, pas sur le fond qui demeure globalement valable, à l’exception du paragraphe contenant nos critiques des coquilles, lacunes ou erreurs qui ont été à présent corrigées dans la nouvelle édition, à l’exception aussi des remarques matérielles sur la première édition, modifiées depuis.Critique de l’édition originale parue en 2008Nous avons achevé les 470 pages que compte ce mémoire universitaire méthodiquement transformé et augmenté, durant quatre ans, en un authentique livre d’histoire du cinéma. À tel point qu’il compte aujourd’hui en annexe dix entretiens fleuves – dont un avec votre serviteur – constituant à eux tous la moité du volume. Et sans oublier une bibliographie supérieure à tout ce qui existait en langue française ainsi que des tableaux de box-office historique indispensables à connaître, des notes très précises, et enfin des illustrations N.&B. soigneusement choisies, dont certaines sont fondamentales pour la remise en situation hic et nunc de la Hammer Films.Stanzick souhaitait un cahier central en couleurs : il ne l’a pas obtenu de son éditeur. Mais pouvoir contempler une photo du cinéma Colorado du Boulevard de Clichy ou la fameuse photo du cinéma Midi-Minuit la semaine de l’exclusivité du Cauchemar de Dracula avec la queue des spectateurs du Boulevard Bonne Nouvelle, vaut bien qu’on se passe de la couleur ! Si certains lecteurs veulent contempler les couleurs originales de la célèbre et magnifique photo de plateau de Christopher Lee en créature dans The Curse of Frankenstein [Frankenstein s’est échappé] de Terence Fisher qui ouvre ouvre le chapitre 1 de notre livre, ils pourront toujours tenter de se procurer le numéro «spécial Hammer» paru en 1996 des «Archives Nostalgia» d’Occafilm, préfacé par Ronald V. Borst, illustré par les magnifiques archives de Lucas Balbo. Nous avons pu mettre la main dessus, pour un prix dérisoire, à l’occasion de la triste vente Dionnet l’année dernière : curieux hasard ou clin d’œil du destin, de la Némésis grecque qui veille jalousement au sort des mortels. Bref… Et si ces mêmes lecteurs veulent, en outre, contempler en couleurs les belles couvertures de la revue Midi-Minuit Fantastique qui ouvrent le chapitre contenant l’entretien avec Romer, ils ne leur restera plus qu’à se ruer dans la boutique de Norbert Moutier (lui aussi faisant partie des «entretenus», d’ailleurs) qui pourra peut-être leur en vendre un, ou bien à se rendre chez Cinédoc où nous avions complété en son temps notre propre collection ! Au demeurant, certaines images (celle de Caen et Lee prise sous l’entrée du cinéma) proviennent directement de la revue Midi-Minuit Fantastique (MMF) difficilement trouvable aujourd’hui. Et qu’il n’oublie surtout pas d’acheter les Creepy, Eery et Vampirella qu’il y trouvera s’ils couvrent les années 1970-1975 : il s’y retrouvera davantage encore !Le livre de Stanzick donne envie au lecteur de faire tout cela – sans parler de l’envie de revoir les films Hammer cités tout du long de son voyage au centre de la mémoire : cela va sans dire et Seven Sept va probablement devoir ressortir des DVD de sa collection Hammer parue en 2005 – nous en sommes certain, et c’est un de ses grands mérites. Il est animé d’une flamme élaborée et réfléchie, claire et distincte sans pour autant qu’aucune obscurité ni aucune ambivalence ne soient négligées. Elle est communicative. Elle s’intéresse d’ailleurs à la manière dont la Hammer fut «communiquée» et reçue en France durant 50 ans. René Prédal avait déjà ébauché ce genre de recherches en s’attachant à l’histoire de Midi-Minuit Fantastique d’une part, à l’histoire de la réception par la presse française des films de Fisher d’autre part. Mais l’ambition de Stanzick dépasse ce simple support : Stanzick a visé et, souvent – pas toujours car la réalité reconstruite ne peut pas valoir la réalité vécue : ni l’information, si précise soit-elle, ni l’interprétation si intelligente soit-elle aussi, ne peuvent parfois compenser le temps passé : le mouvement global est en revanche très correctement restitué – réussi à peindre, en la reconstruisant précisément dans son ordre chronologique, la réception affective, sociale, intellectuelle, esthétique du cinéma d’horreur et d’épouvante par les différents publics de la Hammer en France. Ce n’est pas rien et ce livre est une date dans l’historiographie du cinéma, équivalente en importance à celle de la rétrospective Terence Fisher à la Cinémathèque Française en 2007, au sujet de laquelle nous renvoyons le lecteur à notre article paru ici même l’année dernière.Stanzick n’a certes pas vécu la première moité de la période dont il parle puisqu’il est né en 1978. Son travail est donc équivalent, du point de vue méthodologique, à celui de Georges Sadoul lorsque ce dernier traitait du cinéma muet. Comme le fondateur de l’histoire française du cinéma, Stanzick a établi scrupuleusement les différents types de sources (orales, filmiques, papier, etc.) auxquelles il a demandé l’information sur ce passé fabuleux. Il a rencontré trois, voire presque quatre générations de témoins vivants et d’acteurs directement impliqués, à un titre ou à un autre, dans le passage de relais du «témoin» Hammer films en France. Il a compulsé les livres et revues parues en France de 1957 à nos jours sur le sujet et il les a compulsés très soigneusement. Il n’a pas tout compulsé, bien entendu et nous avons relevé avec un sadique plaisir (nuancé de mélancolie : notre savoir est aussi la rançon de notre âge) quelques lacunes. En revanche, il nous semble que telle quelle, cette bibliographie est la plus complète jamais parue en France sur la Hammer, jusqu’à une seconde édition qui l’enrichira encore peut-être. Car il manque quelques numéros de l’importante revue Écran, par exemple : ainsi le n° 37 de 1975, pp.17-22 et 68-69 n’est pas cité alors qu’il contient à la fois une savoureuse critique de la version «caviardée hard» de La Nuit de la grande chaleur de Fisher et un ample article assez étonnant de Gérard Lenne sur «Le Fantastique hors du ghetto» comprenant une sorte de révision mélancolique de certains Hammer comme Le Cauchemar de Dracula ou Le Redoutable Homme des neiges de l’Himalaya, à l’occasion de la rétrospective Hammer de la Convention du cinéma fantastique qui se tenait cette année-là au Palais des Congrès. Révision à laquelle, nous le disons à Lenne s’il nous lit, nous ne souscrivions pas lors de ladite et à laquelle nous ne souscrivons toujours pas : y souscrit-il aujourd’hui lui-même, s’il relit ces lignes ? Nous sommes certains que non, lorsque nous écoutons son commentaire passionné de l’art de Vincent Price dans le DVD Bach Film de la collection Serial Polar, en supplément à l’intéressant et très rare Shock d’Alfred Werker avec Price.Avouons-le de prime abord : nous avons commencé par dévorer les dix entretiens et n’avons lu qu’ensuite la première partie historique. Autrement dit, nous avons lu le livre à l’envers ! Non seulement parce que nous voulions relire notre propre entretien au plus vite – son intégrité est intacte et parfaitement retranscrite : nous précisons qu’il conclut en quelque sorte le livre, par un choix qu’il appartiendra au lecteur d’apprécier, ou par le hasard de la chronologie puisqu’aussi bien le nôtre est le seul effectué en 2007 alors que tous les autres furent effectués en 2004 – mais encore et surtout parce que nous voulions ensuite dévorer ceux des 9 autres afin de comparer leurs souvenirs et leurs positions aux nôtres !Commençons par dire un mot de ceux avec Michel Caen (né en 1942) et Jean-Claude Romer (né en 1933), qui furent les fondateurs – avec Alain Le Bris toujours resté dans l’ombre depuis, et sous le patronage spirituel nécessaire du grand Jean Boullet (1921-1970) – de la revue Midi-Minuit Fantastique, la revue qui détermina l’avènement d’une authentique cinéphilie fantastique française au début des années 1960. Romer s’était récemment expliqué sur cette période dans un entretien clair publié sur Devildead.com et n’ajoute pas grand chose à ce qu’on a pu lire. Caen en revanche précise bien des points, et l’entretien vaut d’être lu car il s’exprime rarement à présent sur cette période. Il est d’une grande lucidité et s’avère parfois très étonnant.Noël Simsolo et Jacques Zimmer étaient des critiques généralistes. On lit leur commentaires rétrospectifs sur cette période avec un intérêt réel lorsqu’ils apportent des précisions ou des anecdotes historiquement positives mais on aurait préféré, on le dit franchement, avoir un entretien avec des témoins de la même génération, comme Jean-Pierre Bouyxou ou Paul-Hervé Mathis, à la place de ces deux-là. On aurait préféré, disons-nous, car même si Zimmer a effectivement ouvert les colonnes de La Revue du cinéma – Image et Son et de la Saison cinématographique à quelqu’un du calibre de Jean-Marie Sabatier, ladite Revue et ladite Saison crachèrent pendant très longtemps sur le genre et sur ses cinéastes. À commencer par Zimmer lui-même qui crachait sur Les Vierges de Satan allègrement dans la Saison 1970 et qui laissait paraître dans la même les critiques les plus ignobles jamais écrites sur Le Retour de Frankenstein et Les Deux visages du Dr. Jekyll. Simsolo clame admirer Fisher depuis toujours : c’est vrai. Le problème c’est que le reste des cinéastes Hammer ne trouve pas souvent grâce à ses yeux et qu’il a une assez forte tendance à en dire du mal à la même époque : on a lu dans cette même Saison sous sa plume au tournant des années 1970 des critiques parfaitement méprisantes de films fantastiques remarquables, strictement contemporains de ceux de la Hammer, comme le très beau The Oblong Box [Le Cercueil vivant] de Gordon Hessler ou appartenant à la Hammer comme le passionnant Les Cicatrices de Dracula de Roy Ward Baker. Leur ralliement un peu trop appuyé aujourd’hui à la cause Hammer n’arrive pas tout à fait à nous convaincre, c’est le moins qu’on puisse dire.Ensuite Gérard Lenne qui a publié d’abord le beau Le cinéma fantastique et ses mythologies qui demeure l’un des grands livres sur le genre au tournant en 1970, publié chez les Dominicains des Éditions du Cerf : sa réédition de 1985 chez Henri Veyrier, supérieure à l’original à tous points de vue – absence d’index nomini mise à part : on aurait aimé que le livre de Stanzick en disposât aussi, soit dit en passant – renie heureusement son vocabulaire et son raisonnement structuraliste initiaux, mais conserve la flamme amoureuse initiale.Moutier et Schlokoff complètent les deux premières générations de cinéphiles : l’un est créateur d’un fanzine qui fut l’émule de celui de Pierre Charles, l’autre le créateur de la Convention du cinéma fantastique. Ils ont été au cœur des choses, et l’entretien avec Schlokoff précise bien des points essentiels. Celui de Moutier offre par sa sincérité un aspect «brut de décoffrage» qui réjouira les tenants du premier degré.Christophe Lemaire et Jean-François Rauger sont nés la même année que nous ! Nous appartenons bien à la troisième génération, non pas de terroristes comme dans le médiocre film de R.W. Fassbinder, mais de hammeriens. Lemaire est un peu une contrepartie ironique de Moutier puisqu’il est un critique qui se veut d’abord témoin, rapporteur factuel et surtout pas critique, tandis que Rauger est une profonde contrepartie analytique de Schlokoff, si on veut filer la métaphore des parallélismes d’attitudes d’une génération à l’autre. Ils se répondent et se complètent bien, de ce point de vue. Est-ce que les trois de 1960 font la paire ? On vous laisse répondre. Quant à notre propre entretien, «Francis Moury par lui-même» n’étant pas encore au programme de la collection «Microcosme», section «Écrivains de toujours» des Éditions du Seuil, un commentaire par nous-même de notre propre entretien n’aura pas lieu : nous devons en laisser le soin aux lecteurs.Abordons à présent la première partie historique du livre.Commençons par quelques critiques, et relevés d’erreurs : le négatif vient toujours d’abord. Outre d’assez nombreuses coquilles, il y a quelques erreurs, même si assez peu sur l’ensemble qui est globalement très sérieux. Page 39, ce n’est pas Tony Faivre qui a traduit Dracula de Bram Stoker aux éditions Gérard & Cie (collection Marabout, Bibliothèque fantastique) mais bien Lucienne Molitor. Faivre avait rédigé une importante introduction à cette traduction. Quant aux Éditions Gérard & Cie, elles furent domiciliées à Verviers en Belgique, mais Verviers est une ville, pas un éditeur ! Page 409 nous confirmons que le titre français exact d’exploitation du film de Guest est Le Redoutable homme des neiges de l’Himalaya et non pas L’Abominable homme des neiges. Page 440, le titre exact du livre de Michel Laclos paru en 1958, est Le Fantastique au cinéma et non pas Le Cinéma fantastique. Enfin, last but not least, je ne suis le concepteur éditorial du Catalogue annuel de L’Étrange Festival que pour les années 2003, 2004, 2005 et 2006 mais ceux des années antérieures et postérieures n’ont pas été rédigées par moi-même.Sur le fond, il y a matière à quelques critiques.Il nous semble ainsi que la distinction entre les deux périodes de la revue MMF (1962-1966 et 1966-1971) n’est pas peut-être pas aussi tranchée que Caen veut bien le dire et qu’elle ne fut pas si tranchée non plus dans l’esprit des lecteurs. MMF demeurait de toute manière une revue marginale, lue par une infime fraction de la population, et c’est surtout auprès d’une élite critique que de tels changements furent éventuellement porteurs de sens immédiat. Dès l’origine, au demeurant, il y avait du cinéma classique Universal au programme de la revue et pas uniquement de la Hammer, comme Nicolas le sait bien : un n° spécial King-Kong, un autre sous le patronage de Zaroff. Les années expressionnistes allemandes – à ce propos, nous pensons aussi qu’on peut qualifier l’expressionnisme allemand muet de véritable premier âge d’or du cinéma fantastique : Stanzick a tout à fait raison de l’écrire – et les années Universal 1931-1945 furent bien représentées dans MMF.MMF et la Hammer symboles d’une contre-culture hippie ou rock ? Franchement, nous ne le croyons pas car nous avons vécu très souvent à cette époque des projections dans lesquels lesdits hippies se moquaient cordialement ou agressaient vertement les productions Hammer qu’ils jugeaient globalement réactionnaires, archaïques et sans intérêt. Que certains critiques français aient tenté de transformer la Hamme en instrument de libération esthétique, le fait est patent. Mais ce ne fut absolument pas la manière dont le public populaire ni même le reste du grand public reçut ces films. Inconsciemment en revanche, et même d’un point de vue sociologique si on accepte l’idée d’un inconscient collectif actif différent des consciences individuelles le constituant, la thèse de Stanzick peut se défendre mais elle nous semble une reconstruction artificielle plus qu’une vérité, nous devons bien l’avouer. La Hammer au demeurant ne critique pas la société victorienne qu’elle représente. Et en outre, cette société et sa matière scénaristique ne sont pas «gothiques» stricto sensu : ce terme est un peu inapproprié. Il y a des traces de roman noir gothique et frénétique – tel qu’un Maurice Lévy l’avait étudié vers 1970, avant sa magnifique étude sur H. P. Lovecraft ou du fantastique (parue dans la collection 10/18) – dans les films de la Hammer mais à part les films – mineurs – consacrés à Robin des Bois par Fisher et un ou deux autres cinéastes sous contrat, aucun Hammer ne se passe au Moyen-âge.Peut-on dire que la scène de destruction du comte Dracula à la fin du Cauchemar de Dracula soit matricielle du cinéma gore ? Une ou deux années auparavant, Riccardo Freda avait déjà filmé, avec les effets spéciaux fournis par Mario Bava, une destruction corporelle assez similaire – qui allait certes moins loin mais qui était déjà très poussée, même si pas jusqu’à la décomposition – de la belle actrice Gianna Maria Canale à la fin de I Vampiri. Au demeurant le cinéma «gore» commence où celui de la Hammer s’achève : il joue sur d’autres pistes. Hershell Gordon Lewis est un cinéaste passionnant mais il n’a guère de lien avec la position éthique et esthétique d’un Terence Fisher. Et il ne faut pas oublier que les chefs-d’œuvre produits et/ou réalisés par Baker et Berman comme Jack l’Éventreur (1958), L’Impasse aux violences (1959), Le Sang du vampire (1959) vont parfois aussi loin voire plus loin dans ce domaine, sans oublier d’autres productions anglaises indépendantes de la Hammer, celles de la Tigon, de la Amicus, etc. Qu’on songe au Cirque des horreurs de Hayers par exemple. La Hammer n’a pas eu le monopole de l’horreur graphique en 1960, loin de là. L’Horrible Dr. Orloff de Franco date de 1960 et Le Moulin des supplices de Ferroni, aussi de 1960. Sans oublier non plus Les Yeux sans visage de notre grand Franju qui est probablement le plus grand film fantastique français jamais réalisé au XXe siècle.Autre problème : Dracula prince des ténèbres est écrit par Sangster sous pseudonyme mais d’après un sujet de John Elder alias Anthony Hinds. Lequel des deux a davantage déterminé le script et son évolution ? Pourquoi, enfin, avoir négligé délibérément les films fantastiques «non-gothiques» de la Hammer ? La note qui précise cette décision ne nous a pas du tout convaincu.Pourquoi enfin, au nom d’un être de raison nommé «gothique», se priver, amputer du corpus hammer, des titres aussi passionnants que les trois Quatermass – les deux premiers films de Guest déterminèrent par leur succès l’orientation définitive de la firme dans le fantastique en 1955-1957 – et d’autres titres tout aussi passionnants : les films préhistoriques comme Un Million d’années avant Jésus-Christ de Don Chaffey ou Femmes préhistoriques de Michael Carreras, les films d’aventure fantastique comme Le Peuple des abîmes de Michael Carreras sont ainsi totalement absents. Paranoïac de Francis, Hurler de peur de Seth Holt, pour ne citer que certains des «policiers horrifiques» de la Hammer et le film d’aventures (traversé d’éclairs d’épouvante) Les Étrangleurs de Bombay de Fisher le sont aussi.En somme le livre de Nicolas Stanzick traite d’une partie de la production fantastique de la Hammer, mais pas de toute la production fantastique de la Hammer, ce qui est gênant, encore moins de toute la production Hammer, tous genres confondus, ce qui n’est pas gênant.Après les critiques, les bons points !Du point de vue historique nous ignorions que La Revanche de Frankenstein de Fisher avait été un échec relatif au box-office international et que c’est cet échec qui avait déterminé la mise en route, sur des bases scénaristiques différentes, et avec Freddie Francis à la place de Terence Fisher comme cinéaste, de The Evil of Frankenstein [L’Empreinte de Frankenstein] : le point est un pur point d’histoire économique du cinéma qu’il faut savoir dorénavant. Bouyxou lui-même, lorsqu’il rédigea son beau «Frankenstein» (Éditions Premier Plan, 1969) n’en était apparemment pas conscient. Un bon point pour Nicolas Stanzick qui amène cette information importante en lumière ici et maintenant. Il n’est jamais trop tard pour préciser un point d’histoire de la Hammer. Et Stanzick nous a apporté d’autres informations d’une même importance à l’occasion : il bénéficie des recherches antérieures et a su les exploiter, les clarifier, les rassembler d’une manière claire, cohérente, souvent élégante.On le voit, il demeure donc dans ce livre des points sur lesquels nous sommes réservés et sur lesquels nous pourrions discuter. Mais au total, compte tenu de l’ensemble du travail, ils sont raisonnablement rares et porte plutôt sur l’interprétation que sur des erreurs factuelles. Certains résumés sont même très utiles et novateurs : celui sur Jean Boullet est très bien et donne très envie de lire le livre complémentaire de Denis Chollet. Et encore une fois, tout le reste, même si matière à discussion pointue, demeure une source sûre d’information pour tout étudiant ou curieux désireux de couvrir ce sujet et cette période. Les deux derniers chapitres sont un exemple de compréhension correcte : nous nous y sommes absolument retrouvés nous-mêmes décrits objectivement par Stanzick, avec une acuité et une parfaite intelligence du contexte, rétrospectivement. Nous les citons de préférence aux premiers chapitres car ici, nous sommes nous aussi témoins de première main, ce qui nous donne un avantage certain pour en juger.Bref : un livre qui complète très utilement, par un point de vue sociologique original et d’une manière synthétique, les grands classiques de l’histoire française du cinéma fantastique déjà publiés de 1958 à nos jours. Et aussi le premier grand livre sur le cinéma fantastique paru dans notre pays au XXIe siècle : je suis naturellement fier d’être présent dans cette somme. Nous en souhaitons au plus tôt une réédition agrémentée cette fois-ci d’un «Index nomini» qui en rendrait plus commode la consultation, corrigée de ses assez nombreuses coquilles, pourquoi pas dotée d’un cahier couleurs supplémentaire. Mais tel quel, à acheter sans plus attendre car l’objet est déjà assez beau.Note critique additionnelle sur la seconde édition parue chez BDLLa première édition épuisée en quelques mois, et pas mal de coquilles et d’erreurs subsistant, une réédition devenait urgente : on se félicite de sa parution d’autant qu’elle tient bien compte de la liste d’errata et de corrigenda que nous avions adressées à l’auteur à cette occasion.Cette seconde édition comporte des nouveautés, à commencer par deux nouveaux entretiens avec :- Bernard Charnacé, acteur dont la vocation fut déterminée par son admiration pour le comédien Peter Cushing qu’il rencontra adolescent à Whitstable dans le Kent. Une anecdote personnelle : en 1976 puis en 1977, j’étais à Whitstable comme lecteurs d’anglais par la grâce d’un «joint-venture» entre l’un des professeurs d’anglais de notre lycée parisien et cette si jolie petite ville anglaise. Il me semble bien avoir croisé Cushing vêtu d’une veste de cuir, conduisant une belle Américaine décapotable, un fugitif instant qui demeure gravé dans ma mémoire. J’ai aussi frappé à sa porte, bien sûr car nous étions tous logés sur place et donc à quelques rues à pied de chez lui, mais son activité était telle à ce moment, comme Charnacé le sait, que j’avais peu de chance de l’y trouver. C’était déjà un miracle de l’avoir croisé. Charnacé fournit de beaux souvenirs dans son entretien mais un bémol critique : il maintient l’idée que les cinq Frankenstein fishériens sont des films athées. Idée soutenue en 1971 par Bouyxou mais vigoureusement démentie par l’intéressé le scénariste Jimmy Sangster dans l’entretien paru à cette époque in Bouyxou & Lethem, La Science-fiction au cinéma (Éditions UGE, coll.10/18). Bouyxou étant le second nouvel entretenu du livre, cela me fournit une transition, non sans avoir rappelé au passage que cette contradiction entre l’idée de Bouyxou et la position de Sangster est évoquée dans mon propre entretien.- Jean-Pierre Bouyxou, donc, historien et critique de cinéma (de cinéma-bis essentiellement, mais les connaissances de l’homme sont encyclopédiques et il connaît son John Ford ou son Michael Curtiz aussi bien qu’un autre), programmateur du cinéma fantastique parisien le Styx (c’est Bouyxou qui avait programmé au Styx Les Deux visages du Dr. Jekyll de Fisher : nous avions cité cette anecdote dans notre propre critique du film parue l’année dernière sur Le Coin de l’œil puis en version revue, corrigée et augmentée, sur The Hammer Collection et enfin ici-même) et cinéaste. Nous avons récemment lu ses textes précis et incisifs parus dans le beau volume Paris Match dans les coulisses de Cannes (Éditions Glénat, 2010) et les Éditions BDL devraient bientôt rééditer son beau Frankenstein (1969) devenu rare… mais que nous possédons évidemment dans la section cinéma de notre bibliothèque ! Bouyxou appartient à la génération «midi-minuiste» et il est un témoin de première main. Attention certains éléments de son entretien ne nous sont pas tout à fait inconnus : la critique morale «croisée» que s’adressèrent mutuellement Terence Fisher et Michael Powell avait déjà été évoquée oralement par Bouyxou lorsqu’il avait présenté le contexte du Grand inquisiteur de Michael Reeves, dans un supplément annexé au DVD Néo Publishing. Et inévitablement, il rebondit (intelligemment) sur la polémique relative à l’athéisme dans les Frankenstein.- une nouvelle préface du scénariste Jimmy Sangster, le scénariste de la Hammer Film que Thomas Roland avait interviewé sur Le Coin de l’œil et qui maintient ici encore que Hurler de peur demeure son film préféré : voir notre critique du film sur ce même site Le Coin de l’œil. À noter que le film préféré de Sangster n’est pas pris en compte dans le livre de Stanzick en raison de la «coupure gothique» opérée a priori dans son étude.- un index augmenté des noms, une filmographie complète et détaillée de la Hammer et l'actualisation de la bibliographie,- beaucoup de nouveaux éléments critiques sur les films eux-mêmes,- une augmentation de la partie consacrée à Hammer et culture pop,- un passage sur Le Bal des vampires de Polanski et son influence (selon nous négative) sur la réception de la Hammer ici,- et pas mal d’ajouts ponctuels.Au final : - le texte de la partie «essai» fait désormais 197 pages Word contre 180 pages précédemment, - les entretiens comptent 166 pages Word, contre 124 pages précédemment, - la partie «annexes+index+biblio+tables des matières» : 77 pages contre 41 pages précédemment - et le texte complet fait 455 pages contre 360 précédemment.Cette nouvelle édition au format élargi de 23x15cm comporte un nouveau cahier de photos en couleurs de 16 pages contenant de belles photos de plateau – certaines très rares (Barbara Shelley dans La Gorgone) et d’autres plus connues – et quelques reproductions d’affiches originales. Une photo pleine page, en noir et blanc, ouvre toujours chaque chapitre et chaque entretien. Avec là aussi des modifications : Nicolas a ainsi ouvert le nôtre par une image de la version Fisher du Fantôme de l’Opéra – que nous avons critiqué sur le site Écranlarge à sa sortie DVD zone 2 par Bach Films – alors que l’édition originale de 2008 l’ouvrait par une image du Dr. Jekyll & Sister Hyde de Roy Ward Baker.

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24/09/2010 | Lien permanent

Le Sacrifice de Tarkovski, par Francis Moury

Le Sacrifice d'Andreï Tarkovski, Arte VidéoFiche technique succincteRéalisation : Andreï Tarkovski.Production : Institut du Film suédois (Stockholm), Argos Films (Paris), Film Four International (Londres), Josephson/Nykvist HB, etc.Scénario : Andreï Tarkovski.Dir. Ph. : Sven Nykvist.Mont. : Andreï Tarkovski, Michal Leszczlowski, Henri Colpi (conseiller technique).Musique : Johan-Sebastian Bach (extrait de La Passion selon saint Matthieu), Watazumido Shuso, Dai-bosatsu et chants de berger de Dalécarlie et de Härjedalen.Casting succinctErland Josephson (professeur Alexandre), Gudrun S. Gisladottir (servante Maria), Susan Fleetwood, Valérie Mairesse, Allan Edwall, etc.IntéractivitéLe menu d’accueil 4/3 du DVD n°1 est d’une sobriété à touté épreuve : mention des 4 sections sur fond blanc uni, rien de plus ! La sérigraphie et la très belle conception graphique de l’illustration du boîtier compensent cependant cette rigueur toute protestante. Le seul supplément qu’il offre est la bande-annonce française d’époque (1 min. 25 sec, au même format 1.66 compatible 4/3 que le film).C’est le deuxième DVD qui regroupe les trois autres riches suppléments :- Une journée d’Andreï Arsenevitch (Fr., 1999) de Chris Marker (durée 55 min., 4/3 couleurs + N&B) : à partir des images prises en 1986 de l’arrivée de son fils à Paris après six ans d’attente de l’autorisation administrative d’U.R.S.S. à son départ, et des commentaires notés à ce sujet par Tarkovski dans la dernière partie de son Journal écrite en 1986, Marker brosse un portrait esthétique du maître tout à fait remarquable, étudiant aussi bien son langage cinématographique que sa thématique. À noter que le titre même du documentaire de Marker est un évident clin d’œil à celui du roman d’Alexandre Soljenitsyne, Une journée d’Ivan Dennissovitch. Marker est fidèle à une sorte de pointillisme fantastique qui caractérisait ses propres courts et moyens métrages célèbres tels que La Jetée (Fr., 1963), et aussi ses beaux travaux photographiques documentaires réalisés pour les collections des éditions du Seuil. Un tel documentaire marque au sein de la propre filmographie de Marker une sympathique et toute dialectique évolution qui parachève celle observée entre la première version de Le Fond de l’air est rouge (1978) et la seconde (1988). À noter aussi qu’on peut y voir son adaptation d’école de The Killers (Les Assassins) où il joue un petit rôle : le document est rare et étonnant et Marker l’a monté en contrepoint de la séquence correspondante du The Killers (Les Tueurs, USA, 1946) de Robert Siodmak. On constate d’ailleurs, de ce point de vue, l’originalité de l’ouverture du remake long métrage de Siegel : selon Marker, Tarkovski ne connaissait pas la version Siodmak lorsqu’il a tourné son travail d’étudiant.- Mise en scène : Andreï Tarkovski (Suède 1988) de Michal Leszczylowski (durée 97 min. 15 sec., 4/3 couleurs + N&B) qui était l’un des trois monteurs du Sacrifice (en compagnie de Tarkovski et du cinéaste français Henri Colpi, crédité comme «conseiller au montage») est un beau «making-of» montrant Tarkovski converser avec ses comédiens, composer ses plans avec Sven Nykvist, étudier la construction des décors. Témoignage de première main qui a valeur d’archive historique sur le tournage de cet ultime film. On peut retenir aussi cette phrase, très belle et qui exprime en profondeur la finalité de ce documentaire, de Leszczylowski citée par Eisenschitz dans son livret : «Joseph Conrad a écrit qu’au commencement de toute œuvre d’art il y a la volonté de rompre, hors du flux impitoyable de la vie, une parcelle du temps et de la rendre accessibe aux autres. Les moments que j’ai passés avec A.T. lorsque nous travaillions sur Le Sacrifice s’évanouiront comme tout disparaît dans nos mémoires. Je ne veux pas que cela arrive.»- Entretien avec le comédien Erland Josephson est un extrait (durée 16 min., 16/9 N&B) du documentaire Erland Josephson, proche (2005 et pas 2002 comme mentionné au verso du boîtier; la nationalité du film n’est pas mentionnée en revanche) d’Alexandre Barry. Entre Ingmar Bergman et Andreï Tarkovski, Josephson a exprimé à travers ses interprétations aussi bien l’angoisse existentielle que l’angoisse religieuse. Son beau visage était prédisposé à incarner une si constante inquiétude métaphysique. Il livre ici ses réflexions sur ses deux tournages avec Tarkovski (Nostalgia et Le Sacrifice) et sur ce que le cinéaste lui a spécifiquement apporté. L’idée de légèreté amenée par l’effort métaphysique ou philosophique est belle : elle correspond d’ailleurs assez à la nature dramatique du plan final de 6 minutes environ du Sacrifice.Cet ensemble est complété par un Livret : textes et documents rassemblés par l’historien du cinéma et critique Bernard Eisenschitz.Résumé du scénario : Sur une île suédoise isolée et sauvage, on fête l’anniversaire d’Alexandre, un professeur d’esthétique qui vient de planter un arbre en compagnie de son jeune fils rendu muet par une opération à la gorge. Mais le soir-même, la télévision annonce une guerre atomique imminente. Toute la famille est terrifiée sauf l’enfant qui dormait pendant l’annonce. Son père fait le vœu de sacrifier à Dieu tout ce qu’il possède si cela peut empêcher la destruction du monde. La même nuit, son voisin – un historien à la retraite qui est lecteur de Nietzsche et fasciné par le paranormal – lui assure que la servante Maria est une sorcière possédant le pouvoir magique de les sauver…Critique«La question que je pose dans ce film est à mon sens la plus aiguë : il s’agit de l’absence dans notre culture, d’un espace réservé à la vie spirituelle. […] Ce film est une parabole poétique. Chaque épisode peut s’interpréter de différentes façons. […] Est-il nécessaire de préciser que je suis croyant, que je m’étonne de ce suicide spirituel (et pas seulement spirituel) vers lequel nous courons, même lorsqu’un État ne nous y contraint pas, et que je me sens plus proche de la pensée orientale : celle qui, au lieu d’engluer les hommes dans la voie du bavardage universel, leur rappelle les Voies du Dedans.»Andreï Tarkovski, extrait d’un Entretien avec Annie Epelboin à Paris, le 15 mars 1986 (source : Livret établi par Bernard Eisenschitz, joint à l’édition Arte vidéo, p. 4).Le Sacrifice (Sacrificatio /Offret, Suède-G.B.-Fr. 1986) est le dernier film réalisé avant sa mort par Andreï Tarkovski. Il a reçu le Grand Prix spécial du Jury au Festival de Cannes 1986 tandis qu’il sortait à Paris quasi-simultanément le 14 mai 1986. Il a également reçu le Prix de la Critique Internationale, le Prix du Jury Œcuménique, alors que le célèbre directeur suédois de la photographie Sven Nykvist recevait en outre le Prix de la Meilleure contribution artistique. Le Livret joint aux DVD par Arte fournit quelques interprétations écrites par le philosophe et cinéaste Pierre Legendre et le cinéaste Chris Marker. Avouons qu’en dépit de leur intérêt et de leurs intuitions souvent riches, elles nous semblent manquer l’essence même du film.Observons la ligne générale du scénario : il s’agit d’un père, de son fils momentanément muet et innocent (il est «joueur» mais pas «mauvais») et de sa famille à laquelle est annoncée une guerre atomique imminente. Il s’agit aussi d’une serveuse-sorcière nommée Maria qui n’est pas une sorcière (contrairement à ce que croit le voisin professeur d’histoire s’intéressant à Nietzsche et au paranormal, fasciné par le problème de la mort et de la survie, de l’éternel retour : un voisin païen donc !) mais bien, tout bonnement, l’incarnation fantastique probable de la Vierge. Elle refuse de faire l’amour avec Alexandre qui croyait naïvement ce que son voisin lui avait dit : elle n’est pas magicienne. Tout effrayé, Alexandre a cru ce voisin qui est peut-être le Diable et qui lui fait prendre Marie/Maria pour son contraire : une sorcière. Il reconnaît grâce à Maria que le salut est déjà là, à portée de main : il suffit d’une conversion spirituelle amenant à la prière, puis à la sincérité en acte dictée par la prière. Et une fois qu’il l’a compris, il peut s’unir à elle mystiquement : plan de l’élévation. Cette prière-vœu ensuite accomplie (d’une manière légère et pas du tout tragique) est semble-t-il exaucée si on croit le plan final, plein d’espoir. Il s’agit donc au total d’un père qui sacrifie (en les brûlant) pour le salut de son fils et des autres hommes ses biens matériels vénérés par le reste de sa famille – confirmant sa prière à Dieu – à l’annonce eschatologique d’une guerre atomique. Donc d’un père qui rachète ainsi peut-être l’humanité de ses péchés, en tout cas son fils unique (symbole de l’humanité innocente qui sera rachetée, mais pas l’autre) probablement puisque le dernier plan retrouve le premier : il est optimiste, paternellement optimiste.Bref, tout cela est de toute évidence une métaphore poétique, irréaliste, parfois fantastique du point de vue esthétique bien sûr, mais non moins évidemment une métaphore poétique dont la source essentielle est la théologique mystique orthodoxe. Cette source essentielle, la voici d’ailleurs déjà décrite ici plus techniquement, presque 40 ans auparavant : «[…] Le Saint-Esprit, en venant habiter en nous, fait de notre être le siège de la Sainte Trinité, car le Père et le Fils sont inséparables de la divinité de l’Esprit. « Nous recevons le feu nu de la divinité, dit saint Siméon le Nouveau Théologien, le feu dont le Seigneur disait : Je suis venu pour mettre le feu sur la terre. (Évangile selon saint Luc, XII, 49). Qu’est-ce que le feu, si ce n’est le Saint-Esprit, consubstantiel au Fils par sa divinité, Saint-Esprit avec lequel le Père et le Fils entrent en nous et peuvent être contemplés ?».Vladimir Lossky, Théologie mystique de l’Église d’Orient, VIII, Économie du Saint-Esprit, éd. Aubier-Montaigne, Paris 1944 (réimpression en 1960), pp. 167-168.Comme dans Stalker, on peut voir dans Le Sacrifice d’étranges plans hyperréalistes (certains en N&B purs, d’autres en couleurs si sombres qu’elles confinent à du N&B coloré) de fragments urbains ou campagnards en décomposition, presque déjà vitrifiés par une eschatologie annoncée, immanente. Ils s’opposent à la dialectique active de la lumière et des ténèbres en vue du rachat de l’âme incarnée, combat réfracté par les arbres de l’île, son ciel, les voilages de ses rideaux de fenêtres. Cette dialectique aboutit au triomphe de la lumière sur les ténèbres. On renvoie à la même source citée plus haut concernant tout le problème de la lumière dans la théologie orthodoxe : il est évident que Tarkovski y trouve là aussi son inspiration première. La lumière est un attribut du Père, du Fils et du Saint-Esprit comme Trinité et seuls ceux qui sont purifiés peuvent la voir comme nul ne peut la recevoir avant de l’avoir vue. De la même manière que si le Verbe était au commencement, comme le souligne d’emblée le début du film, il s’est fait immédiatement Chair pour confirmer la kénose, l’abaissement divin vers l’humanité. L’union du Verbe et de la Chair est aussi le sujet de Tarkovski : s’en tenir au début du mouvement (son «commencement») sans connaître sa conclusion (le «devenir chair» puis leur union) est rater son œuvre. C’est la raison pour laquelle le réalisateur aime filmer en panoramique lent, enveloppants, des fragments cosmologiques comprenant aussi bien des êtres humains que des végétaux ou des animaux, dominés par un ciel, placés sur un sol terrestre : la totalité de l’économie iconique orthodoxe est ainsi restituée par une telle stylistique. Cette peinture orthodoxe qui est le premier signe (au sens le plus strict) de salut perçu par Alexandre, lorsqu’il ouvre le livre offert par un membre de sa famille.Cela dit, Le Sacrifice souffre de plusieurs défauts : son scénario est très lourdement parabolique, sa longueur démesurée permet certaines redondances et certaines facilités parfois lassantes même si régulièrement fascinantes, son aspect «théâtre filmé» lors des dialogues intérieurs dans la maison, enfin sa vision tragi-comique du sacrifice matériel lui-même qui confine au comique de l’absurde le plus russe même si son sens est finalement autre évidemment, celui de la légèreté de la libération. Dommage que Tarkovski n’ait pas tout du long conservé la sobre économie de moyens dramaturgiques qui lui réussit si bien lorsqu’il s’y plie. Les moments du Sacrifice où il s’y plie sont à l’évidence les plus puissants et ils rachètent esthétiquement le reste très aisément : la rencontre nocturne avec Maria, les panoramiques et les travelling «globaux» couleurs comme N&B, certains plans d’intérieurs composés d’éléments empruntés à la peinture classique comme celle de Rembrandt, les extérieurs rendant hommage à l’île où vivait Ingmar Bergman (émouvant hommage, outre l’emploi de son directeur de la photo et d’un de ses acteurs fétiches) et, dans les dialogues même, au propre existentialisme chrétien de Bergman porté à son plus degré pendant son âge d’or des années 1960. On trouve tout cela dans Le Sacrifice, heureusement. Notons enfin que l’élévation fantastique en apesanteur qui n’était qu’un effet esthétisant dans Le Miroir est ici, appliquée au couple Alexandre-Maria, admirablement fantastique, efficace et belle : ce qu’il avait raté là, Tarkovski l’a ici pleinement réussi.PS : Du strict point de vue de l’histoire du cinéma français, mentionnons que le film fut coproduit par la firme Argos Films, que le cinéaste Henri Colpi collabora au montage, que la cinéaste Claire Denis est créditée comme collaboratrice pour le casting et qu’un des actrices (Valérie Mairesse) est française.

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09/07/2006 | Lien permanent

Statique ou dynamique des intellectuels ?, par Francis Moury

Crédits photographiques : Valentin Flauraud (Reuters).
41WDthLM2hL._SS500_.jpgÀ propos de Alain Minc, Une histoire politique des intellectuels, avec bibliographie et chronologie de 1715 à 2007 (Éditions Bernard Grasset & Fasquelle, 2010).
LRSP (livre reçu en service de presse).
8.1 Bouton Commandez 100-30«Avant d’appeler mademoiselle de Lespinasse auprès d’elle, madame du Deffand lui avait écrit : «Il y a un article sur lequel il faut que je m’explique avec vous, c’est que le moindre artifice, et même le plus petit art que vous mettriez dans votre conduite avec moi me serait insupportable […]»… Cet art, cet artifice, mademoiselle de Lespinasse s’en rendit coupable le jour où, allant sur les brisées de sa protectrice, disons le mot vrai, de sa maîtresse, elle réunit dans sa petite chambre de derrière, à la dérobée et comme en cachette, les plus illustres amis de la marquise : Turgot, Marmontel, d’Alembert, d’Alembert lui-même, le favori de madame du Deffand; où elle se mit ainsi à tenir salon pendant que celle-ci, fatiguée de ses veilles prolongées, dormait encore. Quand madame du Deffand découvrit ce mystère, sa colère éclata en sanglants reproches.»Lettres de mademoiselle de Lespinasse, suivies de ses autres œuvres, avec appendices, variantes, index, notices biographiques et littéraires, notes par Eugène Asse (Édition Eugène Fasquelle, couronnée par l’Académie française, Bibliothèque Charpentier, 1913), pp. XII-XIII.«Les ressemblances entre Saint-Simon et Léon Daudet sont nombreuses […]. Les différences sont nombreuses. Celle qui me frappe le plus est ce double «état» que nous avons de la pensée de Léon Daudet, dans la polémique et dans ses souvenirs. Je connais depuis peu la polémique de Léon Daudet. Ne pouvant plus lire qu’un journal, je lis, au lieu de ceux d’autrefois, L’Action française. Je peux dire qu’en cela je ne suis pas sans mérite. La pensée de ce qu’un homme pouvait souffrir m’ayant jadis rendu dreyfusard (1), on peut imaginer que la lecture d’une «feuille» infiniment plus cruelle que Le Figaro et les Débats, desquels je me contentais jadis, me donne souvent comme les premières atteintes d’une maladie de cœur. Mais dans quel autre journal le portique est-il décoré à fresque par Saint-Simon lui-même, j’entends par là Léon Daudet ? Plus loin, verticale, unique en son cristal infrangible, me conduit infailliblement à travers le désert de la politique extérieure, la colonne lumineuse de Bainville. Que Maurras, qui semble détenir aujourd’hui le record de la hauteur, donne sur Lamartine une indication générale, et c’est pour nous mieux qu’une promenade en avion, une cure d’altitude mentale. À l’autre point de l’horizon scintille la constellation d’Orion.»Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux Mélanges, Journées de lecture, XI : Léon Daudet (1918-1919), préface de Bernard de Fallois (Édition Gallimard-N.R.F. 1954), pp. 439-440.Ni l’auteur ni son éditeur ne sont naïfs. On le comprend dès la couverture, première comme quatrième pages de couverture qui méritent, chacune, un mot préliminaire.Les deux photos de la «première de couverture», celle d’un Victor Hugo presque rigidifié par la pose choisie, pose qui métamorphose son image en une sorte de buste vivant, hésitant ontologiquement entre le vivant déjà proche de la mort et la pierre presque vivante par sa fidélité expressive, celle d’un Jean-Paul Sartre surpris un instant méditatif et presque angoissé, surgissent telles des images (qui seraient saisies par on ne sait quel fantastique procédé photographique) de deux fantômes qui se détachent nettement mais presque fugitivement, l’espace d’un rapprochement spatio-temporel par nature impossible, d’une commune ombre noire et sépulcrale, menaçante, presque expressionniste. Faut-il le dire ? Cet ensemble nous a plastiquement séduit – il nous semblait produire un effet de sens à décrypter, le rendant mystérieux et donc excitant – et c’est d’abord à cause de ce dispositif esthétique, outre la signature, que nous l'avons demandé en SP à l'éditeur.Elles encadrent un titre trompeur, volontairement lacunaire : Une histoire politique des intellectuels. Des intellectuels, oui, mais de quel pays, et de quel temps ? Concernant le pays, le lecteur cultivé se doute qu’il s’agit des intellectuels français puisque les deux photographies sont celles de Français. Les autres lecteurs peuvent passer à côté de la bonne réponse, si par hasard ils se posent la question. De quel temps ? C’est ici que la «quatrième de couverture», constituée d’extraits provenant de l’introduction, énonce le principe de base qui fonde cette étude dynamique correspondant à une statique, statiques et dynamiques ne correspondant ni à la statique sociale ni à la dynamique sociale que la sociologie d’Auguste Comte avait, toutes deux, chargé de dévoiler sa théorie des institutions et sa philosophie de l’histoire. Minc nous prévient donc : «L’intellectuel moderne naît, à mes yeux, au XVIIIe siècle, lorsqu’il échappe à la mainmise royale et à l’omniprésence religieuse. C’est la société qui constitue son bain amniotique et non plus la monarchie et l’Église. Il prend place pour un face-à-face avec le pouvoir : cet affrontement définit son identité autant que le travail de création. L’intellectuel pense le monde : les mots sont des actes, les idées des armes, les théories des canons. C’est une spécialité très française.»Il y aurait beaucoup à dire sur cette pétition de principe (2) mais il faut, pour la comprendre et l’estimer, peut-être revenir presque quinze ans en arrière, à un autre ouvrage, le Dictionnaire des intellectuels français, collectif édité sous la direction de Jacques Julliard et Michel Winock, aidés de Pascal Balmand et Christophe Prochasson et de bien d’autres contributeurs (édition originale 1996 puis rééditée en 2009). Ce dictionnaire est en effet la véritable statique dont le livre d’Alain Minc se veut la dynamique. Minc précise en outre qu’il avait auparavant, dans le même esprit, écrit et publié Une histoire de France (Édition Grasset, 2008) : son histoire des intellectuels bénéficie tout naturellement de sa rédaction car Minc avait encore bien présents à l’esprit le soubassement des évènements, la vision qu’il en avait retenue. Sa confrontation aux intellectuels sous l’angle de leur histoire politique fut ainsi, sans aucun doute, mentalement plus aisée en raison de cette proximité.Les points communs du dictionnaire de Julliard et Winock d’une part, de l’histoire des intellectuels français par Minc d’autre part (on rajoute l’adjectif «français» par commodité pour le lecteur qui prendrait ce paragraphe au vol, sans avoir lu ce qui précède : son titre exact devrait être Une histoire des intellectuels français du XVIIIe siècle à nos jours) nous semblent être au nombre de trois : l’éveil des libertés individuelles et la montée des démocraties, les compétitions [le mot est faible : les guerres souvent !] entre capitalisme ouvert et systèmes économiques fermés totalitaires, les luttes contre les forces réactionnaires ou «antimodernes» et les modifications de celles-ci. Le point nodal du dictionnaire comme de cette histoire étant de repérer en profondeur ce qui amène à l’Affaire Dreyfus depuis les plus lointaines origines (donc depuis le XVIIIe siècle, à cause des intellectuels juifs progressistes d’une part et à cause des intellectuels français progressistes d’autre part, qui tous auraient pu devenir dreyfusards deux siècles plus tard) puis de définir les conséquences de l’Affaire Dreyfus jusqu’à nos jours. L’Affaire Dreyfus étant une affaire juive autant que française, naissant presque avec le sionisme, et au sein de la France la plus intelligente de l’époque, on comprend cette fascination que tout intellectuel juif comme non-juif, qu’il soit historien ou philosophe, journaliste ou sociologue, haut fonctionnaire ou administrateur privé, éprouve presque naturellement à l’égard de ce phénomène intellectuel au sens large puisque qu’il allia le social, le politique, l’historique, le religieux, le philosophique. Rétrospectivement, cette Affaire Dreyfus éclaire assurément ce qui est venu avant elle et ce qui viendra après elle. Dont acte. Mais l’éclaire-t-elle davantage qu’une autre affaire (affaire Calas dans laquelle Voltaire intervient, etc.) de calibre à peu semblable, à défaut d’une nature ou d’une essence semblable ? On peut se poser la question et à son propos, s’en poser une seconde, à savoir celle de la nécessité, ou non, du paradigme en histoire ?Car se la posant, on retombe sur une autre histoire célèbre d’une discipline voisine, supérieure par essence, englobant toutes les autres comme en se jouant, à savoir l’Histoire de la philosophie d’Émile Bréhier. On se souvient que Bréhier avait choisi Plotin comme paradigme de toute l’histoire de la philosophie occidentale. Presque chacun des grands systèmes de l’histoire de la philosophie était comparé, que ce soit au moyen d’une simple phrase pertinente ou, mieux encore, d’un plus ample paragraphe souvent admirable, à celui de Plotin. Bréhier avait choisi Plotin comme paradigme pour des raisons métaphysiques internes à l’histoire de la philosophie, mais aussi sans doute en raison de sa connaissance profonde du système : il édita les Ennéades aux Belles lettre, en C.U.F. avec texte grec et traduction française. Une sourde nécessité interne et une pure contingence avaient, en somme, toutes deux présidé à ce choix du paradigme. Mais il aurait pu choisir aussi bien Platon ou Aristote, Parménide ou Héraclite ! Et si nous revenons à nos moutons (de Panurge), on leur signale que si le mot «intellectuel» date bien de l’affaire Dreyfus (de 1898 précisément), la chose – ou plus exactement les individus que désigne ce terme – existait bien avant. En Occident, l’intellectuel laisse ses premières traces écrites en Grèce entre le Xe et le Ve siècle avant J.-C., en même temps que le premier homme intelligent : Ulysse chez Homère. Homère est un intellectuel qui méprise les intellectuels : il peint des hommes menés par une passion ou plusieurs, doté de quelques qualités communes (Ulysse est nostalgique de sa patrie d’origine et il est, en outre, astucieux, intelligent, fidèle aux Dieux qu’il honore, etc.) mais très peu d’intellectuels, sinon pas du tout. En revanche, il n’hésite pas à peindre des Dieux, des Déesses, des magiciennes, des spectres dont certains émettent parfois des remarques intellectuelles sur la race humaine, son gouvernement, sa société, son monde. En Orient, selon qu’il s’agit du Proche-Orient, du Moyen-Orient ou de l’Extrême-Orient, on peut remonter à une période plus haute encore de l’Antiquité.Revenons-en à la dynamique de Minc et à la statique de Julliard et Winock : les deux ouvrages sont «intellectuellement» très excitants et assurément très savoureux. Bien sûr, la vie c’est le dynamisme, l’action, le mouvement : les trois derniers siècles de la vie intellectuelle de la France, restitués par Minc, sont très vivants. La statique des noms et des biographies, restituée par le dictionnaire, fige inévitablement ce qui vécut en destin désormais accompli : c’est moins vivant. Minc prétend à une totalité et à une généralité temporellement plus amples, dans laquelle il replace des individus d’élite. Le dictionnaire (plus modeste bien que plus analytique et épais) prétendait, pour sa part, à une parcellisation scientifique ramassée sur une période plus brève, plutôt qu’à la totalité dialectique du mouvement d’ensemble. Raison pour laquelle lire ces trois siècles de Minc est plus excitant que de lire le siècle unique du dictionnaire. Si un index avait été établi pour le livre de Minc (c’est une lacune : il n’y en a pas) il ne comprendrait probablement pas les 240 noms que le dictionnaire compte dans son édition originale. Le dictionnaire savait, par exemple, qui fut Lucien Laberthonnière (1860-1932) alors que Minc ne le cite pas : plutôt un théologien qu’un intellectuel, à ses yeux ? Ignoré comme intellectuel ? Jamais lu donc ignoré… totalement ? Après tout, Minc n’écrit pas l’histoire générale des intellectuels mais une histoire des intellectuels, celle de son rapport à des personnalités qu’il estime emblématiques d’un mouvement, donc à des personnalités «représentatives» pour employer un mot démocratique. Minc est un libéral et un démocrate : il croit au succès de l’intellectuel, et mesure ce succès à l’influence politique ou pratique que l’intellectuel a sur la société. Sa conception de l’intellectuel est exactement opposée à celle de Plotin qui méprisait totalement la politique et l’histoire du monde sub-lunaire; il faut se souvenir qu’on ne trouve l’entrée «cité» mentionnée qu’une seule et unique fois dans le monumental Index des mots grecs comme dans l’Index analytique des matières, établis par Émile Bréhier à la fin du dernier volume des Ennéades (tome VI, 2e partie, p. 254 de notre édition originale de 1938) et encore l’y trouve-t-on afin d’y préciser simplement qu’une cité bien gouvernée… n’est pas composée d’égaux ! La République de Platon ? Une simple propédeutique selon Plotin, dixit Maurice de Gandillac dans sa Sagesse de Plotin !Retour à Minc, bien que nous ne nous en soyons écartés qu’en apparence : sa conception de l’intellectuel est au fond bien plus restrictive que la conception plotinienne. Il est certain qu’il synthétise bien le mouvement général des trois siècles écoulés, les enjeux qui sont souvent disséminés dans d’autres manuels ou traités. On comprendra mieux, plus clairement et plus simplement l’histoire intellectuelle de la France du XVIIIe siècle à nos jours en lisant ce livre de Minc qu’en lisant les trois volumes du Lagarde et Michard consacrés au XVIIIe, XIXe et XXe (première comme seconde édition, concernant ce tome sur le XXe siècle) ou le tome II de Bréhier, donc un manuel d’histoire de la littérature et une manuel d’histoire de la philosophie chassant sur des terres proches, s’intéressant aux mêmes évènements et soubassements. Précisons immédiatement : on la comprendra mieux à condition de déjà connaître le contenu précis du Lagarde et Michard, le contenu du Bréhier. Minc connaît aussi ses classiques étrangers : il sait que l’intellectuel français possède certaines spécificités qui le distinguent parfois nettement de ses alter ego étrangers : par exemple, celle de publier individuellement des articles sur divers supports, en fonction de leurs contenus. Nous nous flattons de constater que c’est exactement notre cas, encore aujourd’hui bien qu’un support plus compréhensif ou extensif (comme parle la logique formelle antique) accueille parfois des textes de nature différente : Stalker (Juan Asensio) édite nos notes littéraires, philosophiques, politiques (politique = économie + morale) et certaines de nos petites études d’histoire et d’esthétique du cinéma que nous ne nous résolvons pas à nommer «critiques» en raison de la connotation journalistique négative qui nous semble être attaché à ce méchant terme et bien que ce soit, pour des raisons sociologiques, sous ce nom médiocre que nous en fassions paraître ailleurs. Le Cercle jeune France de Raphaël Dargent a publié notre texte sur Bossuet et celui sur les S.A.S. de Gérard de Villiers bien qu’il s’agisse aussi, en apparence (leur souci métaphysique est pourtant, à qui sait lire, toujours identique, simplement appliqué à divers objets) de deux textes d’essences bien différentes. Oh ! Et puis… à la réflexion, ce terme de critique ne mérite peut-être pas cet excès d’indignité que nous lui attribuons : le «criticisme» de Kant ou de Renouvier, ce n’était pas rien ni rien de médiocre non plus !Certains chapitres de Minc, disions-nous, sont admirables d’humour, d’intelligence, de pertinence, de lucidité, et tout, lorsque c’est le cas, nous y paraît alors bien vrai, bien formulé, bien pensé. Les leçons étonnantes (ou attendues mais qu’il fallait redire : on ne perd jamais à la répétition du vrai) admirablement tirées ! Tels sont, ou nous semblent être, par exemple, les chapitres sur madame du Tencin et madame du Deffand, ceux sur Victor Hugo, sur Renan, sur Marc Bloch (à un ou deux points près : il aurait peut-être fallu citer aussi le logicien Jean Cavaillès qui servit de modèle au personnage organisateur de «Luc Jardie» interprété par l’acteur Paul Meurisse dans le film français L’Armée des ombres, réalisé en 1969 par Jean-Pierre Melville) et sur Raymond Aron. D’autres nous semblent paradoxalement (car ils ne sont pas moins épais ni intenses que ceux que nous citions antérieurement) plus légers : André Malraux ou Jean-Paul Sartre, pourtant bien fouillés du point de vue de l’histoire de leur action comme de celle de leur pensée sur cette action. Mais justement, le problème est là ! Nous voulons dire que parler seulement de l’aspect politique de la pensée de Malraux ou de Sartre ou de Aron, c’est inévitablement rater Malraux, Sartre ou Aron ! Sartre c’est par exemple d’abord La Nausée, qui est peut-être plus authentiquement métaphysique que la succession laborieuse des dissertations scolaires qui composent L’Être et le néant, et qui est sans doute aussi plus fondamentalement «intellectuelle» – au sens où Minc lui-même l’entend – que les Situations reprises des Temps modernes. André Malraux, c’est aussi sa préface de 1932 à la traduction française de L’Amant de Lady Chatterley de D. H. Lawrence en Gallimard-NRF, et c’est autant son autre préface de 1949 à la traduction française du Sanctuaire de William Faulkner, encore en Gallimard-NRF ! Raymond Aron, c’est d’abord en 1938 son Introduction à l’étude de l’histoire : essai sur les limites de l’objectivité historique, anti-hégélien et pro-hégélien à la fois, méditant les thèses contemporaines de Paul Valéry sur l’histoire, Raymond Aron c’est aussi Les Étapes de la pensée sociologique un peu plus tard. On n’est d’ailleurs pas convaincu du tout du caractère «illusoire» [sic] de ses Dix-huit leçons sur la société industrielle, contrairement à ce qu’en pense Minc : après tout, la convergence politique entre capitalisme et communisme, provoquée par la technologie et les exigences économiques pures, a bien lieu : nous en sommes les témoins vivants. Le capitalisme autoritaire russe ou chinois sont dorénavant plus proches de la démocratie capitaliste ou socialiste européenne qu’ils ne le sont du communisme. Il se peut même qu’ils préfigurent l’avenir des démocraties européennes : un contrôle maximal pour une efficacité maximale. On nous répondra : le Japon est une démocratie capitaliste très proche de la démocratie européenne mais on sait que le Japon est une démocratie bien plus disciplinée que les démocraties européennes. Bref… chacun rêve sans doute de voir le restant converger vers lui, autrui se plier à ses règles : le paradis serait l’unité, en rêve. La réalité de la vie est la diversité, voire la guerre ou l’affrontement, voire parfois et heureusement, l’amour et la réconciliation de la paix.Certains raccourcis de Minc sont parfois douteux : a-t-on le droit d’écrire qu’Albert Camus ou Jean-Paul Sartre furent des «protégés» de la Censure allemande pendant la Seconde Guerre mondiale parce qu’ils publièrent tous deux leurs romans et firent jouer tous deux certaines de leurs pièces de théâtre durant cette période ? Qu’on le dise de Robert Brasillach – dont il faudrait absolument, soit dit en passant, rééditer un jour Notre avant-guerre (Plon, 1941) qui témoigne d’une belle capacité de restitution du concret à défaut de témoigner de la profondeur d’esprit de Brasillach lui-même, qui s’y peint d’ailleurs assez honnêtement comme incapable de comprendre vraiment les cours de philosophie qu’on lui enseignait à Louis-le-Grand, mais qui fut tout de même capable d’écrire une biographie de Virgile d’une manière apparemment inédite, biographie qui nous semble intéressante telle qu’il l’y mentionne et qu’il faudrait peut-être rééditer aussi ! – admettons… mais qu’on le dise de Sartre ou de Camus, c’est une assertion problématique du point de vue historique. Nous avons lu attentivement, et deux fois, intégralement, Les Mémoires d’une jeune fille rangée, La Force de l’âge et La Force des choses : à aucun moment des deux derniers titres, Simone de Beauvoir n’écrit quelque chose qui puisse laisser penser cela de l’un ou de l’autre, si notre mémoire est bonne. Par ailleurs, contrairement à ce que dit le début du chapitre 50 intitulé Les Nouveaux maîtres, il n’est pas historiquement exact que «l’ascendant passe brutalement aux sciences humaines» dans les années 1970. Qu’on relise, si on souhaite se convaincre du contraire, le beau volume collectif dirigé par Gaëtan Picon, Panorama des idées contemporaines (Éditions Gallimard, 1957) qui prenait certes soin de maintenir une saine subsumation de ces dernières sous l’autorité métaphysique et gnoséologique de la philosophie, mais qui leur accordait néanmoins déjà une place très généreuse au long des 800 pages serrées qu’il comptait ! En revanche, dans le même chapitre 50, la manière de parler d’André Glucksmann nous a plu et nous semble bien rendre compte de ses qualités stylistiques, même si le paragraphe est inévitablement très très léger relativement à son sujet. Il aurait peut-être fallu mentionner, par exemple, que Glucksmann fut le premier philosophe français à écrire un livre pertinent sur l’irruption du V.I.H. dans la société française et dans sa manière de penser le rapport de l’amour à la maladie ou à la mort. Chaque génération a sa maladie emblématique dont il faut souffrir et parfois mourir : au XVIIIe siècle, la petite vérole, au XIXe la tuberculose (maladie des Romantiques allemands, anglais, français) et la syphilis, au XXe première moitié, encore la tuberculose, et seconde moitié, cancer et S.I.D.A. : l’intellectuel grec, romain, français, anglais, allemand, espagnol, italien, portugais, norvégien, russe, suédois, polonais, irlandais, autant que l’intellectuel argentin ou japonais, chinois ou thaïlandais se reconnaît aussi à la manière dont il pense, à chaque génération, la mort qui l’entoure et lui ravit ses amis ou ses proches, la menace de mort qui le met en joue personnellement, sa mort annoncée parfois. La femme nue et la tête de mort doivent décorer, à part égale, la bibliothèque de l’intellectuel authentique. Glucksmann a pensé la politique parce qu’il pensait aussi – et aussi sérieusement – la mort et le désir, pas seulement la politique !Et puis il y a les grands absents : rien, nada sauf erreur ou oubli d’une simple mention aussi vite mentionnée qu’oubliée, sur Paul Valéry ! Valéry qui a pourtant publié régulièrement des articles et des conférences sur les problèmes les plus brûlants comme les plus profond liés à la modernité de la première moitié du XXe siècle, articles et conférences rassemblés ensuite vers 1945 sous le titre Regards sur le monde actuel (Gallimard, NRF puis réédition en collection de poche Idées-Gallimard, en deux jolis tirages successifs, le petit et le plus grand format, illustré chacun d’un photographisme différent d’H. Cohen, aussi beau l’un que l’autre). Rien sur Étienne Gilson alors qu’il y a eu une «Affaire Gilson» dans les années 1950 ! Rien sur Régis Debray dont l’itinéraire est pourtant un des plus passionnants de la seconde moitié du XXe siècle ! Rien sur bien d’autres encore… ! C’est évidemment à dessein, et afin de lui rendre justice car nous l’aimons bien, que nous avons voulu ouvrir ce texte par une citation en exergue provenant des lettres de mademoiselle de Lespinasse dont Minc ne dit pas un mot non plus alors qu’elle fut la rivale puis l’égale de madame du Deffand… que nous admirons tout autant. Rien sur Alain Finkielkraut non plus, dans un autre registre. Du point de vue culturel, scientifique, le dictionnaire de Julliard et Winock demeure donc bien supérieur à l’ouvrage de Minc, au moins concernant la période communément couverte, c’est évident. Sur la fin du XIXe et le XXe, le dictionnaire est la Terre, l’histoire de Minc un de ses arbres, ou de ses arbustes qui y poussent.«[…] impasses voulues, choix assumés… tous les ingrédients sont là d’un procès en sorcellerie. Mais un peu de mauvaise foi souriante n’est pas interdit vis-à-vis des intellectuels qui cultivent souvent la mauvaise foi grinçante.»Minc a, certes, répondu par avance à nos reproches en introduction reprise en quatrième de couverture : non pas une histoire complète, générale, où tous les noms d’un monumental dictionnaire seraient rassemblés et analysés, mais son histoire, une histoire parmi d’autres possibles, son point de vue (de faux Candide, plutôt d’amateur très éclairé) sur cette histoire. Dont acte, à nouveau.Reste que… même sur le plus concret et le plus singulier, sur le moins douteux car le plus rapproché, on peut ne pas voir ni comprendre du tout les choses comme il les voit et les comprend. Rien que de naturel mais enfin il faut le dire ! Minc assène ainsi très tranquillement page 360 que Bernard Henri-Lévy est le premier intellectuel à avoir bien «manié» la télévision, comme Valéry Giscard d’Estaing est, selon lui, le premier homme politique à avoir bien «manié» la télévision. Concernant BHL, on ne pense pas que le fait d’avoir été l’un des premiers (Sartre l’avait précédé, sur son tonneau non pas diogénien mais prolétarien) à s’y montrer sans cravate lui confère un brevet d’intelligence médiatique ou médiologique (clin d’œil à Régis Debray) supérieure. Concernant l’ancien Président de la République Giscard d’Estaing, on garde pour notre part le souvenir d’un personnage caricatural, insupportable, mettant en scène ses vœux compassés aux Français, rigidement assis d’un côté de sa cheminée, son épouse de l’autre alors que le moindre document de l’I.N.A. montrant le Général Charles de Gaulle prouve avec éclat que le Général était bien plus à l’aise avec la télévision ! Il faut par exemple se remémorer son admirable répartie aux journalistes qui lui faisaient part des soupçons pesant sur son «coup d’État» et à qui il répondait en substance, s’amusant et les amusant bien aussi : «Est-ce que vous croyez que c’est à mon âge qu’on prendrait plaisir à faire un coup d’État !?», très détendu et alerte, aux antipodes d’un Giscard d’Estaing glacé et impersonnel. Autre problème, historique celui-là : on parle un peu d’Althusser mais en négligeant de signaler qu’il fut interné après avoir étranglé sa compagne. Ce n’est pourtant pas rien lorsqu’on s’intéresse à un intellectuel qui fut directeur de l’E.N.S. et marxiste ! Il aurait fallu le signaler. Enfin on ne pense pas, contrairement à Minc, qu’Internet change quoi que ce soit à la situation politique de l’intellectuel qu’il nomme «e-intellectuel» : les media sont neutres, contrairement à ce que les médiologues voudraient nous faire croire. De même que les armes sont neutres, ou que les stylographes furent neutres. Minc est un intellectuel mais il lui manque la culture profonde des choses : il ignore qu’en technique d’armurerie, on conçoit d’abord le calibre, qu’on fabrique ensuite la munition et que c’est seulement ensuite qu’on élabore le fusil qui tirera cette nouvelle cartouche. Un texte, qu’il soit diffusé par lecture orale, de bouche à oreille, ou par papier, ou par Internet qui n’est qu’un papier potentiellement «omniapparent» par-delà l’espace et le temps, sous réserve que la technique du réseau demeure active (elle pourrait mourir un jour, détruite par un virus informatique terroriste activé par un groupe ou un État, que sais-je ?) et demeure un texte, donc, à l’origine, une simple idée. Les idées gouvernent le monde. Les sentiments gouvernent le monde. Les croyances gouvernent le monde. Les intellectuels ne sont que des personnes un peu plus sensibles que les autres : des morceaux de cire sur lesquels le Destin, les Dieux, le Hasard, l’Histoire ou Dieu impriment mieux que sur les autres ces idées et ces sentiments et ces croyances.Quelques remarques matérielles, à présent : la chronologie finale et la bibliographie finale sont très honorables mais il manque (on l’a déjà dit) un index des noms cités. Il manque aussi les références des citations. On sait bien qu’en Lettres supérieures puis en Première supérieure, il fut un temps (1979-1981 en ce qui nous concerne) où les professeurs nous expliquaient que citer exactement sa source dans une dissertation était vulgaire, inutile et qu’il ne fallait surtout pas le faire. Cela nous amusait et nous navrait tout à la fois puisque nous savions que c’était l’inverse qui devenait vrai à partir du moment où nous voudrions devenir des universitaires respectés. La démocratie – au moins l’enseignement démocratique ! – c’est de donner accès aux sources, par définition. Qui est responsable de cela ? Gabriel Zucman, le jeune normalien remercié page 369 pour avoir sélectionné des «extraits d’ouvrages», a pioché des citations parfois tout à fait remarquables mais on ne sait pas d’où elles sortent, ni comment les retrouver, ni comment les lire dans leur contexte, tout bonnement dans leur texte pour le dire plus simplement en ne donnant pas prétexte à mauvais jeu de mots. Décision du prince Minc, probablement mais nous nous avançons peut-être à la légère : l’éditeur a peut-être aussi suggéré qu’on n’alourdisse pas inutilement les bas de page puisque la cible visée n’était pas en priorité le public étudiant ? Qui sait ? Bref… il aurait donc fallu citer ces sources. Au fond, c’est ce qui nous a le plus agacé : on attend une seconde édition avec les pages et les éditions précises ! Pour nous venger, nous n’avons pas donné toutes nos sources non plus dans cette recension. On précise qu’on accepterait sans difficulté qu’une édition nouvelle le précisant soit vendue plus chère en raison de l’augmentation de savoir qu’on en retirerait : nous sommes libéraux de ce point de vue, nous aussi, et nous savons comprendre la loi de l’offre et de la demande ! Plus d’informations, vaut davantage naturellement d’argent. D’une conséquence de l’informatisation de la société : retenir l’information à la source est preuve de savoir, mais aussi preuve de pouvoir. La classe 2010 n’est pas de voir apparaître le visage, la date de naissance, l’adresse, la localisation ni d’entendre la voix d’un individu sur le rectangle visuel d’un téléphone portable, c’est d’être invisible, secret, inconnu mais effectivement influent. Le nouvel intellectuel : l’influent qui ne dit pas son nom ni son adresse mais qui pénètre subrepticement les esprits. Bon… foin de fantasmes dignes du docteur Mabuse de Fritz Lang dans ses trois versions cinématographiques (celle de 1922, celle de 1932 et celle de 1960) mais de grâce, revenons-en à la saine habitude des parchemins et des collations méthodiques des philologues ! Guillaume Budé must rule !Bref… à lire absolument, même sans les sources des citations !Le plaisir du texte, c’est aussi le plaisir du suspense d’un texte actuel devenant texte possible, imaginaire, rêvé, parfait.Notes(1) Proust ne craint pas d’ajouter, quelques lignes après, à la page 440 de notre édition : «…si revenu que je sois depuis longtemps de tous les dreyfusards nantis qui essayent de se faire une position dans le faubourg Saint-Germain…».(2) Définition ne correspondant ni à celle du dictionnaire Larousse Universel en deux volumes de 1922 ni à celle de l’admirable Vocabulaire technique et critique de la philosophie en un fort volume dirigé par André Lalande et la Société française de Philosophie, édition originale parue dans les fascicules du Bulletin de la S.F.P. de 1902 à 1923 puis nouvelles éditions en volumes, constamment revues et augmentées jusqu’à la nôtre, la 12e de 1976 aux P.U.F. Cette œuvre monumentale demeure un des titres de gloire de la philosophie française en raison de la variété et de la qualité – inédites auparavant et depuis jamais égalées – des contributeurs.Liste de quelques coquilles et erreurs relevéesNous relevons ci-dessous quelques coquilles à corriger, en vue d’une seconde édition : - p. 80, second paragraphe : Joseph de Maistre mal orthographié «Mestre».- p. 110, premier paragraphe, un curieux «au mitant du siècle» au lieu de «au mitan».- p. 165, première ligne, on cite Le Ménage au lieu du correct En ménage de J.-K. Huysmans.- p. 169, à la liste des intellectuels allemands cités en bas et en s’en tenant à la définition restrictive de Minc, il faut (au moins) rajouter Novalis et F.-W. Schelling.- p. 171, le dernier texte du philosophe allemand Kant n’est pas, contrairement à ce qu’affirme le second paragraphe, l’Anthropologie de 1798 : on prie le lecteur de se reporter à la dernière page du sérieux tableau chronologique (couvrant sa vie et sa bibliographie) établi par Théodore Ruyssen. Kant (Librairie Félix Alcan, collection «Les Grands philosophes», troisième édition revue et corrigée, couronnée par l’Académie française, 1929), p. 380. On prend plaisir à signaler, en cette année où Kant est (une fois de plus) au programme de l’agrégation de philosophie, ce beau volume qui demeure une des meilleures synthèses jamais publiées sur son œuvre en langue française, avec celles – plus techniques et donc d’un niveau de difficulté inévitablement supérieur – données à la France par Émile Boutroux (métaphysique), Victor Delbos (philosophie pratique ou morale) et Victor Basch (esthétique et problème téléologique).- p. 174, il est inexact que Walt Whitman, parmi d’autres écrivains américains cités à la fin du second paragraphe, se soit désintéressé de la réalité sociale et politique qui l’entourait : il suffit de lire les Specimen Days [Pages de journal] sélectionnées et traduites par Léon Bazalgette, éditées au Mercure de France en 1926 puis leur version plus complète chez le même éditeur en 1993, pour s’en convaincre.- pp. 244-245 : il manque des italiques au titre du journal Marianne.- p. 407 : c’est sans doute Edgar Morin, plutôt qu’Edgar Maurin, qui est l’auteur de L’Homme et la mort en 1976.

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15/01/2011 | Lien permanent

Ainsi parlait Zoroastre, par Francis Moury

Crédits photographiques : Raul Arboleda (AFP/Getty Images).
41IJ+pQN2IL._SS500_.jpgÀ propos de Joseph Bidez et Franz Cumont, Les Mages hellénisés - Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d'après la tradition grecque, un fort volume in-8° relié, illustré H.T., de 297+412 pages (710 pages environ) avec notes, addenda, deux tables des matières, trois index des sources bibliographiques, des noms propres, des mots grecs et latins, Éditions Les Belles lettres, collection Études anciennes / série grecque : volume n°134, 1938, nouveau tirage 2007.«[...] Quel sens faut-il donc attacher à l'idéal ascétique chez un philosophe ? Voici ma réponse – on l'aura d'ailleurs devinée depuis longtemps : à son aspect le philosophe sourit, comme à un optimum des conditions nécessaires à la spiritualisation la plus haute et la plus hardie, – par là il ne nie pas «l'existence», il affirme au contraire son existence à lui, et seulement son existence, au point qu'il n'est peut-être pas éloigné de ce voeu criminel : pereat Mundus, fiat philosophia, fiat philosophus fiam !...».Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, troisième dissertation, § 7, traduit de l'allemand (première édition : 1887) par Henri Albert (Éditions Gallimard-NRF, retirage in collection Idées, section Philosophie, 1966), p. 160.«[...] le papier est ancien et décoloré, tombant en morceaux, l'écriture passée, presque indéchiffrable, mais significative, familière dans sa forme et son sens, dans le nom et la présence des forces instables et subtiles : on les mélange dans les proportions requises, mais rien ne se produit; on relit la formule, lentement, attentivement, intensément, pour s'assurer qu'on n'a rien oublié, qu'on ne s'est pas trompé dans ses calculs : on mélange de nouveau, et, de nouveau, rien ne se produit : rien que les mots, les symboles, les formes elles-mêmes, vagues, inscrutables et sereines, sur cette toile de fond déclamatoire d'une atroce et sanglante mésaventure humaine».William Faulkner, Absalon ! Absalon ! (avec chronologie, généalogie, plan dessiné et annoté par Faulkner, traduit de l'américain par R.-N. Raimbault et Ch. P. Vorce, Éditions Gallimard-NRF, collection Du monde entier, 1953), p. 88.Ainsi, du moins, le faisait-on parler, et ainsi ne parlait pas toujours le Zarathoustra de Nietzsche mais il faut pourtant bien, après lecture de ce monument de la philologie que sont Les Mages hellénisés, admirer l'ampleur et la profondeur des connaissances philologiques de Nietzsche qui furent bien à l'origine du choix qu'il fit de ce fondateur mythique d'une religion afin d'exprimer sa propre pensée sous formes d'aphorismes poétiques, des aphorismes qu'il fallait interpréter, comme il fallait interpréter les oracles chaldaïques. Ce furent, comme on le sait, les Grecs qui interprétèrent ces mystérieuses énigmes, les Grecs avides de religions inconnues ! Ces Grecs, de Pythagore et des présocratiques jusqu'aux commentateurs alexandrins néo-platoniciens ou aristotéliciens qui collationnaient et annotaient les manuscrits de la bibliothèque d'Alexandrie, influencés par Zoroastre (ou ses autres noms dont les variantes sont d'abord iraniennes, puis babyloniennes, syriennes, judaïques, grecques et latines) que Nietzsche avait si admirablement étudiés, et sur lesquels il avait si admirablement médité, d'abord dans sa Naissance de la tragédie, ensuite dans ce qui demeure un de ses livres majeurs (et pourtant pratiquement jamais étudié à l'université d'une manière réellement suivie ni sérieuse) : nous voulons bien sûr parler de La Naissance de la philosophie antique à l'époque de la tragédie grecque. Ces Grecs qui discutaient de l'origine iranienne du mythe d'Er le Pamphylien à la fin de la République de Platon, et qui discutaient aussi de problèmes zoroastriques (tantôt les rattachant tant bien que mal à leur source, tantôt se les appropriant en les attribuant, légendairement, à une autre source grecque) métaphysiques : le Temps avait-il précédé le couple primordial de la Lumière et des Ténèbres, assimilés ou distingués du couple Bien et Mal, Dieu positif et Dieu négatif ? Quelle était la durée du cycle, en millénaires formant des sous-cycles à part entière, à partir de la création du Monde jusqu'à son terme apocalyptique ? Quelles relation le monde sublunaire entretenait-il avec les sept planètes qui l'entourent ? Les Dieux pratiquaient-ils l'inceste, reproduits dans certaines dynasties proche-orientales ? Celui qui voulait être sauvé devait-il consommer de la viande ? Plus tard, après qu'une sorte de «diaspora magique» iranienne ait fait concurrence en discussions sophistiquées à la diaspora judaïque dans le monde méditerranéen et oriental, Zoroastre fut commenté par les Pères de l'Église, puis les théologiens médiévaux. On se souvient que saint Augustin avait été manichéen (source gnostique voisine du zoroastrisme en dépit du fait qu'il ne faille pas confondre les deux courants) avant de se convertir au catholicisme et qu'il écrivit sur le manichéisme. Les relations tissées par la mémoire individuelle et collective, par l'érudition, les mythes, les légendes, la littérature et l'histoire aboutirent à un corpus (800 manuscrits environ dans la Bibliothèque d'Alexandrie) et à des commentaires considérables de ce corpus. Avec cette conséquence ahurissante, lorsqu'on y réfléchit, que ce sont nos Grecs qui nous ont transmis, en raison des heurs et malheurs linguistiques de l'antiquité orientale, la majorité de nos sources sur le courant original comme sur les courants dérivés. Zoroastre : contempla-t-il un feu sacré surnaturel au sommet d'une montagne ou fut-il au contraire brûlé par ce feu ? Fut-il ennemi de la magie ou au contraire le premier des magiciens et des alchimistes ? Fondateur d'une religion révélée ou sage antique ? La plupart des grandes questions dérivent de ce grand passage, de cette transmission par la Grèce, dépositaire puis subtile modificatrice de ces mythes et rites orientaux. Un Orient où on ne devait ni enterrer ni brûler les morts mais les laisser être dévorés par les oiseaux, en arrière-plan du temple grec classique, aux colonnes doriques, ioniennes, corinthiennes.En 1938, au carrefour de l'histoire des religions, de l'histoire de la philosophie, et de l'histoire littéraire, les deux grands philologues, épigraphes, archéologues belges francophones Joseph Bidez (1867-1945) et Franz Cumont (1868-1947) (1) publièrent Les Mages hellénisés, résultat d'une alliance à laquelle leurs travaux respectifs les prédisposaient : Bidez qui enseigna assez longtemps à l'université de Gand avant que la néerlandisation ne le contraignit à interrompre son enseignement francophone (oui à Gand, la ville natale de Jean Ray... aussi fréquentée par Bidez et Cumont !) était un spécialiste de l'Empereur Julien mais aussi l'auteur de recherches sur la biographie d'Empédocle et sur la Vie de Porphyre, le philosophe néo-platonicien. Cumont de son côté avait suivi très jeune en Allemagne les cours de certains des plus grands savants allemands (Usener, Th. Mommsen, Wilamovitz-Moellendorff, Erwin Rohde) et avait publié, après des Textes et documents figurés relatifs aux mystères de Mithra, son classique Les Religions orientales dans le paganisme romain (c'est la quatrième édition de 1929 parue chez Geuthner qui est systématiquement citée dans Les Mages hellénisés) avant de se spécialiser dans les problèmes de la mort et de la survie de l'âme dans l'antiquité : Lux perpetua, édité posthume en 1949 est toujours l'un des livres majeurs à consulter concernant le milieu païen dans lequel évoluaient les premiers disciples du Christ (2).Religion antique, alchimie, magie, apocalypses proches-orientales pré ou para-bibliques, philosophies présocratiques, platoniciennes, aristotéliciennes et néo-platoniciennes sont les fils entrecroisés tissant, à travers des témoignages iraniens, babyloniens, syriens, judaïques, grecs, romains, médiévaux, les étranges phénomènes que constituèrent, en Iran d'abord puis dans les pays voisins, ensuite en Grèce, les figures apocryphes de ces mages, aux origines de la magie noire comme de la magie blanche, mais aussi aux origines de certains éléments philosophiques pythagoriciens, et aux origines enfin du dualisme manichéen (peut-être le courant religieux le plus persécuté dans l'histoire des religions, en dépit de son immense influence) comme mazdéen, de cet univers religieux du dualisme qu'Henri-Charles Puech et Simone Pétrement (3) devaient, dix ans plus tard, à nouveau illustrer et enrichir de leurs propres recherches.Une ultime remarque matérielle : ce nouveau tirage des Mages hellénisés comporte deux tables des matières distinctes, une située pp. 292-297 concernant les études, une seconde située pp. 411-412 concernant les textes. Cette difficulté de présentation (qui n'est pas éclaircie par un avertissement de l'éditeur et dont on s'est rendu compte assez tardivement durant notre lecture : à l'origine, le livre était paru en deux tomes, cf. note de l'index général en haut de la p.253 de la première partie) nous fournit l'occasion de proposer, infra, un outil original permettant un accès plus aisé à ce livre. Il s'agit d'une table générale des matières rédigée par nos soins et réunissant les deux tables séparées, donnant au lecteur une représentation détaillée de la richesse du livre.Contribution à une table générale des matières de Les Mages hellénisés regroupant les deux tables du volume : la table intermédiaire située pp. 292-297 et la table finale située pp. 411-412. Les numéros entre parenthèses renvoient aux premières pages de chaque chapitre.1) Première partie : études, addenda, 1 index, 1 tableIntroduction.Étude sur Zoroastre.I) Vie de Zoroastre (5); II) Doctrines de Zoroastre (56), III) Oeuvres de Zoroastre : témoignages anciens (85), les livres sacrés (89), écrits philosophiques (102), les quatre livres sur la nature (107), le lapidaire (128), livres d'astrologie (131), livres de magie (143), l'alchimie (151), apocryphes gnostiques (153), oracles attribués à Zoroastre par Gémiste Pléthon (158)Étude sur OstanèsI) Vie d'Ostanès (167), II) Œuvres d'Ostanès : théologie, angélologie, démonologie (175), la nécromancie (180), les vertus des herbes et des pierres (188), l'alchimie (198), appendice : lettres d'Ostanès à Pétasius, de Démocrite à Leucippe, textes syriaques et arabes (208).Étude sur HystaspeI) Vie d'Hystaspe (215), II) Œuvres d'Hystaspe : l'apocalypse (217), le livre de la sagesse (222), écrits astrologiques (223)Addenda et index général de la première partie (253-292)Table de la première partie (293-297)2) Seconde partie : textes, 3 index, 1 tableLa pagination repart de zéro !Textes sur ZoroastreTémoignages biographiques (7), doctrines et appendice : textes syriaques, livres sacrés (63), les quatre livres sur la nature (158), extraits des Geoponica (173), le lapidaire (197), Astéroscopiques et apotélesmatiques (207), appendices (233), écrits magiques (242), apocryphes gnostiques (249), Zoroastre, prétendu auteur des Oracles chaldaïques (251)Textes sur OstanèsTémoignages biographiques (267), fragments religieux et magiques (271), Alchimie (309)Textes sur HystaspeTémoignages biographiques (359), Fragments de l'Apocalypse (361), le livre de la sagesse (376), écrits astrologiques (376).Index de la seconde partieI) index des sources bibliographiques (379), II) des noms propres (385), III) des mots grecs et latins (397). Ces trois index concernent uniquement la seconde partie, à laquelle ils se rattachent en réalité directement bien que leur présentation, en fin de volume, puisse naturellement faire croire qu'ils couvrent l'ensemble du volume. Les numéros des pages renvoyant donc uniquement à la seconde partie (textes), nullement à la première (études).Table de la seconde partieCette table des pp. 411-412 ne couvre que la pagination de la seconde partie et de ses trois index.La pagination totale du livre est donc approximativement de 710 pages.Notes(1)«[...] L'un des plus chers amis belges et ancien collègue de Cumont à l'ancienne Université de Gand était Joseph Bidez. Ils publièrent en collaboration étroite l'admirable édition des Lettres de l'Empereur Julien dans la collection Budé en 1922 et un recueil de documents sur l'influence de Zoroastre en Grèce : Les Mages hellénisés, en 1938. Mais les occupations relatives aux conceptions antiques de la survie dans l'au-delà furent la note dominante des dernières années de Cumont. Ce fut l'objet de multiples études encore sur l'eschatologie du «mysticisme astral» et de deux volumes imposants rédigés dans l'atmosphère lourde et périlleuse de la guerre : Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, 1942, et Lux Perpetua, resté manuscrit et publié en œuvre posthume par les soins de la marquise de Maillé et de Louis Canet, ses amis parisiens, en 1949, mais dont le thème avait été développé en de brillantes leçons au Collège de France en 1943. On y trouve les fruits d'une longue carrière scientifique, consacrée aux angoissants problèmes de la mort et de la survie, tels que les ont considérés les philosophes, les mystiques, les artistes, les écrivains et le simple peuple de l'Antiquité, d'après les témoignages écrits ou figurés, qui en sont parvenus jusqu'à nous [...]», F. De Ruyt, Franz Valéry Marie Cumont in Biographie Nationale [belge] (1976, t. 39), pp. 211-222, recopié in Academia Belgica ici.Nous suggérons au lecteur de lire l'intégralité de cette intéressante notice. De ces deux amis et collègues académiciens belges que furent Bidez et Cumont, c'est indéniablement Cumont qui fut le plus brillant (biographiquement comme intellectuellement) des deux.(2) Cf. Claude Tresmontant, Saint Paul et le mystère du Christ (Éditions du Seuil, collection Maîtres spirituels, 1956), pp. 188-189, qui cite, outre Cumont, Les Religions orientales dans le paganisme romain et Lux Perpetua, les ouvrages non moins classiques de A.J. Festugière (1898-1982) et, en particulier : L'Idéal religieux des Grecs et l'Évangile (1932), Le Monde gréco-romain au temps de Notre Seigneur (1935), La Révélation d'Hermès Trismégiste (1942-1953 puis nouveau tirage en un seul fort volume de 1 700 pages aux Belles lettres en 2006 dans la même belle collection reliée que ce Bidez et Cumont) sans oublier De l'essence de la tragédie grecque (Éditions Aubier-Montaigne, 1969) que Tresmontant n'avait pas encore lu.(3) Cf. Simone Pétrement, Le Dualisme chez Platon, les Gnostiques et les Manichéens (Éditions P.U.F. 1947) et H.-C. Puech, Le Manichéïsme, son fondateur, sa doctrine (Musée Guimet, tome LVI, 1949 repris en partie, avec quelques corrections et mises à jour, in En quête de la Gnose, tomes I & II (Éditions Gallimard-NRF, Bibliothèque des sciences humaines, 1978).

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13/05/2011 | Lien permanent

Danger : planète inconnue, par Francis Moury

Crédits photographiques : Nikon Small World.
Résumé du scénarioLa sonde Phoebus 1 lancée par un centre spatial européen localisé au Portugal et dirigé d’une main de fer par Jason Webb, détecte une planète inconnue de l’autre côté du soleil possédant la même orbite que la Terre. La découverte puis le meurtre d’un espion déclenchent l’intérêt des États-Unis. Le colonel Glenn Ross, un astronaute aguerri, et John Kane, un astrophysicien anglais, sont alors envoyés en mission d’exploration sur cette étrange planète. Ross découvre qu’elle est une planète «double» strictement identique à la nôtre (chaque être humain possède ainsi son double individualisé, là-bas) mais… un double inversé. Une catastrophe spatiale efface toute trace de la découverte et de ses témoins principaux. Seul Webb, rescapé mais au seuil de la mort, s’en souvient.Danger : planète inconnue [Journey to the Far Side of the Sun / Doppelganger] (États-Unis, 1969) de Robert Parrish est un film de science-fiction mésestimé qu’il convient de réévaluer à l’occasion de sa reprise en DVD zone 2 Pal chez Bach Films. Thématiquement et esthétiquement, et en dépit de la modicité relative de son budget, il soutient en effet à plusieurs reprises la comparaison avec le célèbre mais inégal 2001. A Space Odyssey [2001 : l’odyssée de l’espace] (États-Unis, 1968) de Stanley Kubrick.Du cinéma fantastique, le scénario retient le thème fondamental du double. Du cinéma d’espionnage, il retient l’idée, historiquement exacte, de la guerre froide comme moteur de la recherche spatiale. Du cinéma de science-fiction, il retient le thème de la découverte d’une nouvelle planète. L’intelligence du scénario, très sophistiqué, dénie toute satisfaction réelle aux amoureux des trois genres : c’est la raison pour laquelle le film fut, à sa sortie, une déception pour leurs aficionados respectifs. Mais c’est précisément cette négation qui porte en profondeur son génie, témoin d’une rigueur particulièrement rare dans le cadre du cinéma commercial de série B et de «l’entertainement».Car le thème du double, porté au niveau cosmologique, s’interdit toute représentation autre qu’allusive. Saisie par hasard (un champ magnétique détourne la sonde Phoebus de son itinéraire photographique durant quelques secondes), la planète inconnue demeure inconnaissable. On croit y atterrir alors qu’on est déjà revenu sur la Terre. On croit pouvoir y retourner mais la polarité inversée de l’électricité interdit aux machines de fonctionner correctement. Et celui qui le décide – le survivant de la précédente expédition – le décide aussi pour son double qu’il entraîne donc logiquement dans sa propre mort, vérifiant du même coup la justesse post-mortem de son hypothèse. Ultima ratio : le dispositif technologique de la découverte (les installations valant des milliards de livres sterling et de dollars américains : les Allemands et les Français sont, en 1969, tenus pour des radins refusant de mettre la main au portefeuille !) est annihilé par la même conséquence. Oubliée de tous, la découverte demeure vivante dans le seul souvenir d’un vieil homme malade, à l’article de la mort : l’ancien responsable du projet, obsédé par le drame et qui se suicide en se précipitant contre l’image… renvoyée par son miroir. Le danger généré par cette planète inconnue retourne à l’oubli avec le retour à l’ignorance de l’existence même de la planète. Très belle et très étrange poésie cosmologique et gnoséologique, traversée par des éclairs expressionnistes langiens (la révélation de la dualité de Hassler, et de son œil) autant que par une sorte de sourde poésie romantique.De cet argument génial, et très logiquement développé puis porté à son terme tragique par le scénario de Journey to the Far Side of the Sun, subsiste une amère méditation sur la mort, le temps et l’espace. Sans oublier une vision parfois toute tarkovskienne de la beauté terrestre : Ross, de retour de voyage, contemple intensément les êtres, les objets de la terre pour tenter de les saisir dans leur spécificité. L’idée d’un dédoublement vient à Ross parce qu’il est tombé amoureux d’une femme qui l’aime réellement, à la différence de son épouse névrosée et agressive. Avoir confié à Roy Thinnes, vedette de la série Les Envahisseurs [The Invaders] produite dans les années 1965 par Larry Cohen, le rôle principal du film était une bonne idée de casting : Thinnes voit déjà, pour le spectateur téléphile de 1969, ce que les hommes ordinaires ne peuvent voir.Techniquement, la mise en scène de Parrish est élégante et souvent très sophistiquée ; l’œil caméra de Hassler, l’inversion de la droite et de la gauche au sein de la perception de Ross : autant d’idées graphiques très bien mise en scène. Les effets spéciaux concernant la technique spatiale, sur terre comme dans l’espace, sont précis, souvent très bien montés : Parrish avait d’ailleurs obtenu un Oscar comme monteur à la fin des années 1940, avant de devenir réalisateur – notamment de l’également sophistiqué et tout aussi génial film noir The Marseille Contract [Marseille contrat] (G.-B.-Fr, 1974). Les équidensités perceptives et mémorielles d’une part, les hallucinations d’autre part, éprouvées par Ross et Webb aux moments-clés de leur existence empruntent à certaines idées visuelles introduites par Kubrick et son spécialiste des effets spéciaux Douglas Trumbull l’année précédente. Elles durent moins longtemps, mais sont aussi belles. Bref, un grand film de science-fiction appartenant à une époque charnière, une époque-clé de l’évolution du genre : celle où il est rattrapé par la réalité, le contraignant à un approfondissement ouvertement intellectuel et non plus seulement plastique.

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16/12/2007 | Lien permanent

Alexandre Mathis visionnaire, par Francis Moury

Photographie (détail) de Juan Asensio.
Il y a bien longtemps, Alexandre Mathis, répondant à l'invitation de Francis Moury, eut la gentillesse de m'envoyer un exemplaire dédicacé de son premier roman intitulé Maryam Lamour dans le béton. Je n'ai pu le lire, malgré les sympathiques objurgations de Francis, les piles d'ouvrages s'accumulant de toute façon dangereusement dans mon medium_condors1.jpgmodeste logis, tout comme je n'ai pu lire son deuxième roman, Les condors de Montfaucon. Je répare donc, par ces lignes toujours précises de Francis Moury (le sous-titre de son article est : Surnaturalisme et réalisme dans la trilogie parisienne de Mathis), quelque peu de ma procrastination qui, aux yeux d'un auteur (je ne le sais que trop...!), paraît toujours coupable : quoi se dit-il, se peut-il qu'un lecteur ne se précipite pas immédiatement sur mon livre pour le dévorer ? Comment est-ce donc possible ? Oui, hélas, cela se peut, cela est parfaitement possible, cet oubli, cette distraction, ce refus de l'onction du baptême qu'est, en une image à peine exagérée, la lecture. Un livre qui n'est donc pas lu est d'une certaine façon un livre mort (ainsi considérée, ma bibliothèque, pourtant modeste, est déjà un vaste mausolée) ou, mieux, l'une de ces âmes enfantines qui erre plaintivement dans les limbes.

(Nota bene : les droits sont réservés pour les photographies illustrant cet article, prises par Alexandre Mathis et reproduites dans Les condors de Montfaucon).

I Citations parallèles chronologiques en guise de préliminaire critique

«Évidemment, je l’admets, Damaïchos a besoin, pour se faire croire, de lecteurs de bonne composition; mais, si son récit est vrai, il réfute victorieusement l’assertion de ceux d’après lesquels il s’agit d’une pointe de rocher, arrachée au sommet d’une montagne par des vents et des ouragans, et qui, tournoyant comme les toupies, se mut dans les airs jusqu’au moment où le tourbillon se ralentit et cessa ; elle fut alors précipitée en bas et tomba.»
Plutarque, Vies Parallèles (trad. Bernard Latzarus, éd. Garnier Frères, coll. Classiques Garnier, tome V, 1955 – Sauf exception, la ville de publication est toujours Paris).

«Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoique nous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toute part, ils servent à tout, ils expliquent tout.»
Honoré de Balzac, La Comédie humaine / La Vieille Fille (1836, éd. Club français du Livre, coll. Classiques – Œuvres de Balzac, vol. 11, 1950).

«J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. […]. De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner.»
Charles Baudelaire, Œuvres complètes (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1975).

«Une des caractéristiques du Loup des steppes était d’être un homme nocturne. Il craignait le jour qui ne lui était pas propice, ne lui avait jamais apporté rien de bon. […] Il était entouré maintenant de l’air du solitaire, de cette atmosphère silencieuse, de ce dépouillement du monde environnant, de cette inaptitude aux relations humaines, contre lesquelles ne pouvaient lutter aucune volonté ni aucune nostalgie.»
Hermann Hesse, Le Loup des steppes (1927, éd. Calmann-Lévy, trad. de Juliette Pary, 1947).

«L’histoire a dans tout ceci resserré le temps, comme l’espace s’est resserré sur cet endroit fatidique de la Beregonnegasse. Ainsi dans les archives de Hambourg, on parle d’atrocités qui se commirent pendant l’incendie par une bande de malfaiteurs mystérieux. Crimes inouïs, pillages, émeutes, hallucinations rouges des foules, tout cela est parfaitement exact. Or, ces troubles eurent lieu plusieurs jours avant le sinistre. Comprenez-vous la figure que je viens d’employer sur la contraction du temps et de l’espace ? […] Et ne doit-on pas, avec horreur et désespoir, admettre cette loi fantastique de contraction de Fitzgerald-Lorenz ? La contraction, monsieur, ah ! ce mot est lourd de choses !»
Jean Ray, La ruelle ténébreuse (1932) in Les 25 meilleures histoires noires et fantastiques (éd. Gérard & Cie., Bibliothèque Marabout, série fantastique, Verviers 1961).

«Un des aspects les plus déroutants du problème des mythes est certainement le suivant : il est avéré que dans de nombreuses civilisations, les mythes ont répondu à des besoins humains assez essentiels pour qu’il soit dérisoire de supposer qu’ils ont disparu. Mais, dans la société moderne, on voit mal de quoi se satisfont ces besoins et par quoi la fonction du mythe est assumée.»
Roger Caillois, Le mythe et l’homme (1935), livre III, § 3 Paris, mythe moderne (Gallimard, coll. Idées, 1972).

«Des arbres ? Elle ne se rappelait pas avoir vu une rangée d’arbres à cet endroit lorsqu’elle était passée par-là la fois précédente. Bien sûr, cela remontait à l’été dernier et elle était arrivée à Fairvale en plein jour, fraîche et dispose. Aujourd’hui, elle était épuisée parce qu’elle avait conduit dix-huit heures d’affilée ; néanmoins, elle se souvenait fort bien de la route et sentait confusément qu’elle s’était trompée. Se souvenir : ce mot déclenchait tout. Or, elle se souvenait vaguement avoir hésité il y avait une demi-heure environ en arrivant au carrefour. Oui, c’était bien cela : elle avait tourné dans la mauvaise direction. Et maintenant elle était perdue, Dieu sait où. La pluie tombait et tout était d’un noir d’encre alentour…»
Robert Bloch, Psychose (1959, trad.Odette Ferry éd. Gérard & Cie, Bibliothèque Marabout géant, Verviers, 1960).

«Les secrets de l’art sont pour Freud de vrais secrets, inoculant à ceux qui les approchent le désir ardent de les déchiffrer tout en restant, à jamais, indéchiffrables.»
Dr. Francis Pasche, La métapsychologie balzacienne (1968), revu et augmenté sous le titre La mort et la folie dans l’œuvre de Balzac in À partir de Freud, chapitre13 (éd. Payot, Bibliothèque scientifique, coll. Sciences de l’homme, 1969).


II La création littéraire chez Mathis

Le processus de la création littéraire romanesque de Mathis s’accélère : le résultat est ici non moins vertigineux que dans son premier roman. Albert Béguin avait étudié Balzac visionnaire (1946) : nous allons étudier Mathis visionnaire (2005).

Dimensions de la création romanesque chez Mathis : ampleur de la vision

Qu’on en juge d’abord et tout prosaïquement par le rapport temps/quantité littéraire créée : un premier roman paru de Mathis, Maryan Lamour dans le béton (éd. I.d.é.e.s./Encrage, Les Belles Lettres, 1999) accouché d’abord de 1982 à 1990 puis repris en 1996 jusqu’à sa version définitive de 661 pages et 30 photographies. Aujourd’hui Mathis nous offre ce second roman, Les condors de Montfaucon (éd. E-dite, 2004) en gestation de 1998 à 2001, principalement rédigé de mars à septembre 2001 et comprenant pour sa part 619 pages et 20 photographies. On indique ces données pour l’histoire future de la littérature française qui nous remerciera de notre précision possible grâce à l’amitié de l’auteur. Face au génie, on n’est jamais trop précis. Il faut bien entailler le marbre par un endroit pour le faire sien et commencer à le travailler. Face à ces deux blocs de marbre pur que sont ces deux romans, le critique doit modestement faire son travail, d’abord chronologique et factuel.
Enfin ce troisième, Chambres de bonnes – Le succube du Temple. Conte fiévreux (éd. E-dite, Paris, octobre 2005) rédigé en 2003, comprenant 273 pages et de nombreuses illustrations, situé lui aussi à Paris et qui constitue le dernier volume de ces «errances parisiennes», dixit l’auteur. Ce dernier est moins ample quantitativement mais son espace-temps comme sujet est tout autant démesuré que celui des deux romans précédents.

Le style visionnaire de Mathis

L’écriture maintient et même approfondit sa beauté déjà si particulière, celle d’un authentique diamant noir brut et contemporain, nourri de notre présent (bien des faits réels, autobiographiques ou non, y figurent) mais aussi riche de tout notre passé, parfois lourde de notre futur immédiat. De Maryan Lamour dans le béton à Chambres de bonnes en passant par Les condors de Montfaucon, mêmes caractéristiques fondamentales.
Ce style nous met en présence d’un météore qu’on doit placer d’évidence dans le panthéon le plus pur de notre langue, le plus pur mais non le moins ardu : l’effort requis du lecteur est cependant apparent plus que réel. Une fois qu’on y est, qu’on a pris le pli, on se laisse porter dans le recoin le plus actuel comme le plus inactuel, le plus inattendu comme le plus ténébreux. Mathis est du côté de la poésie médiévale, du côté de la poésie urbaine d’un Balzac comme d’un Céline, parallèlement aux meilleurs écrivains de l’histoire de la littérature française, y compris celle reconnue comme marginale d’abord puis devenue aujourd’hui classique. Mathis décrit donc comme Robbe-Grillet et les auteurs du Nouveau roman des choses, des espaces, des itinéraires, des faits objectivement donnés. Mais il sait que Balzac en a décrit avant Robbe-Grillet : il est nourri aussi bien des deux et les a intégrés tous les deux. Il peut se souvenir du passé en longues phrases ciselées (10 lignes ne sont pas rares, semées d’incises mais rigoureuses) comme celles de Proust mais de telles phrases peuvent aussi servir à rendre un banal présent hallucinant, à prévoir un futur terrifiant, à enregistrer une faille psychique comme spatio-temporelle menant au fantastique voire à la terreur. Mathis marche dans Paris comme Céline, violent, lucide, moral absolument et peintre absolu de l’immoralité la plus atroce. Il marche aussi comme Ulysse de Joyce dans Dublin, parfois même comme Ulysse chez Homère : rusé (au sens qu’Hegel donnait à ce terme dans sa célèbre expression concernant la nature de la raison, bien sûr !), intelligent, saccadé, heurté, pointu, taraudant les espaces réels à peine ouverts à l’œil public pour les écarter d’une manière secrète, nouvelle, vers le noir et le rouge du cauchemar urbain. Ce faisant, Mathis s’élève régulièrement à la vision authentiquement apocalyptique et prophétique, à la poésie biblique, antique aussi, la plus noire. Mathis écrit comme les auteurs contemporains de la littérature policière et du roman noir anglo-saxon comme français. Et il écrit parfois comme un auteur de littérature fantastique américain ou européen.
Tout cela est brassé, intégré, restitué pour nous donner de l’absolument nouveau : pas si paradoxal ! Car le style c’est l’homme et il n’y a qu’un Mathis. Celui qui vit en observateur à Paris hic et nunc, en témoin libre, concerné, impliqué, aventurier. Le risque stylistique que prend Mathis est d’une essence différente de celui pris par ses prédécesseurs – qu’il va peut-être nous reprocher d’avoir cités en déniant vigoureusement certaines au moins de ces parentés ressenties par notre subjectivité comme évidente, mais pas du tout pour lui ? – car Mathis vit à Paris ici et maintenant. Il ne vit pas dans le désert antique, ni dans le Paris médiéval, ni dans celui de Balzac, ni dans celui des années 60 : il les a certes connus voire vécus. Mais il vit dans «notre» Paris : celui que nous reconnaissons nôtre parce que nous y vivons aussi. Et dans le temps qui est le nôtre parce que nous avons connu esthétiquement le Paris des années 1950-1960 par les films et les livres, puis vécu celui des années 1980, celui des années 1990, celui de cette transition 2000 qui arrive à nous en 2005 chargée du travail de la conscience créatrice, du travail de l’histoire du monde, d’une conscience dont nous sommes absolument, subjectivement comme objectivement, les éléments contemporains, les témoins aveugles trompés par les illusions et les apparences, jetant de temps en temps un œil vers la paroi de notre caverne parisienne multimédia dangereuse car multiforme, une caverne que Platon lui-même peut-être aurait du mal à reconnaître s’il revenait parmi nous.
Différences cependant entre le premier et le second roman : dans Les condors de Montfaucon, moins de monologues pensés donnés ouvertement comme des «courants de conscience» – qui évoquaient directement Faulkner ou Joyce voire Sartre – que dans Maryan Lamour dans le béton. Ils sont encore là certes mais davantage dilués entre des identités qu’on saisit au vol avec souplesse et clarté, entrecoupés de remarques du narrateur, et d’une narration objective classique. Une construction d’ensemble encore plus sophistiquée, plus labyrinthique que dans Maryan Lamour dans le béton mais pourtant plus aisée à pénétrer, plus épurée et aérée : un personnage peut reparaître dix pages plus loin sans que le fil soit interrompu ni perdu tant la structure est solide et étudiée. Elle permet cette interaction démesurée d’une multitude de visions entre deux catégories principales de personnages – les démoniaques et les autres – tournant pour la deuxième fois autour d’une figure salvatrice féminine en danger, témoin pur(e) à abattre. Construction plus ample mais pourtant plus aérée que celle de Maryan Lamour dans le béton, celle des Condors de Montfaucon fait corps, nous a-t-il semblé, plus absolument comme plus naturellement avec son sujet. Elle coule plus aisément.
Dans ce second roman comme dans le premier, on passe discrètement du romanesque à la poésie en prose, rappelant parfois celle toute baudelairienne du Spleen de Paris. Certaines phrases sont quotidiennes, d’autres sont «sur-quotidiennes», réflexives. De l’argot documentaire encore et toujours présent comme vulgarité presque poétique, nouvelle sauvagerie restituant son innocence perdue et barbare. Une forme capable de jouer avec l’espace et le temps internes comme externes, prenant la syntaxe comme élément dramaturgique novateur. D’une dynamique stylistique permettant à différents niveaux de langages de rivaliser en pertinence face à une réalité dont chacun saisit un fragment mais dont seul l’ensemble offre une totalité signifiante elle-même novatrice par son architecture. Tel est le reflet de la quête, du dédale par lequel l’écriture conçue comme témoignage inspiré doit passer pour trouver derrière le visible, l’invisible. Merleau-Ponty aurait aimé ce roman. Il aurait aimé aussi le roman précédent.
Chambres de bonnes, le troisième roman, se distingue nettement des deux précédents par une phrase plus simple, moins longue mais sa narration utilise toujours le thème de l’entrelacement et des fils tendus constituant progressivement un réseau de consciences : réseau dont le centre ne cesse de se dérober à mesure que la dynamique de l’intrigue se noue, fait rebondir le lecteur d’une facette à l’autre, d’un fragment à l’autre d’une «vérité-réalité» cachée, n’apparaissant que par bribes.
Dans les trois romans, le style permet à la perception de devenir phénoménologie et à la phénoménologie de devenir perception : les deux extrémités dialoguent de concert, en permanence. Interne et externe sont tournés et retournés : l’actif et le passif alternés. Ce style permet à différents endroits de décrire précisément la fracture par où le fantastique le plus pur – comme objet d’angoisse puis de terreur – peut s’introduire au sein de la fiction romanesque la plus réaliste et la plus cruellement observatrice. Une description objective pure de la vie végétale et animale du Parc des Buttes-Chaumont peut amener à une auto-analyse psychologique débouchant sur le surnaturel objectif. En un même paragraphe. La transparence absolue du style permet à sa matière de s’y exhiber comme ressource première : c’est un style travaillé pour qu’il permette à l’invisible d’y transparaître aisément au sein du visible décrit avec un réalisme strict et maximal. La contrariété n’est ici nullement contradiction mais matrice d’un accouchement absolument réussi d’une réalité analysée puis transfigurée par la rigueur analytique elle-même. Du réalisme au surnaturalisme, la conséquence stylistique est bonne chez Mathis. Elle est bonne, claire, simple, évidente par-delà son apparente complexité, constamment déjouée puis reconstruite puis déjouée de nouveau. Jusqu’au bout, jusqu’au moment où le jeu stylistique se heurte à sa propre matière qu’il ne peut dès lors plus que transcrire aussi fidèlement que possible. Unité retrouvée après les fractures. Pour combien de temps ? Chaque unité est grosse d’une fracture nouvelle. La liberté de l’esprit est ici la liberté du monde : infinie. Mathis nous avait confié qu’il considère la toile d’araignée comme le paradigme de son écriture. Dont acte filaire.

Les matières du style : thèmes visionnaires de Mathis

Maintien et même approfondissement des thèmes bien résumés au verso du livre et leur énumération précise est exacte : il y a tout cela dans Les condors de Montfaucon. Un Paris contemporain (Marianne Lamour dans le béton, Les Condors de Montfaucon) ou un Paris moderne (Chambres de bonnes se situe dans le quartier du Temple à Paris vers 1950-1958) souvent satirique mais aussi souvent dangereux, vampirisé par un Paris oublié, une économie souterraine du crime que seuls quelques regards professionnels ou impliqués par hasard peuvent décrypter car ils savent rési

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28/02/2005 | Lien permanent

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