George Steiner est décidément à la mode (11/03/2004)

Crédits photographiques : Lucas Jackson (Reuters).
Steiner est rarement absent des librairies, la majorité de ses ouvrages ayant été traduite en français et disponible, bien souvent, en édition de poche (Folio, Pluriel ou 10/18). Deux nouveaux ouvrages de celui que Cécile Ladjali, dans un livre d’entretiens extatiques (1), nomme son «Maître», viennent ainsi d’être publiés dans la collection Pluriel d’Hachette, qui ne sont pas à proprement parler des nouveautés. L’un, Extraterritorialité, disponible en langue anglaise depuis une vingtaine d’années, regroupe un certain nombre d’articles et l’autre, De la Bible à Kafka, n’est que le recueil de préfaces et de conférences non traduites dans la version française de No passion spent, Passions impunies (Gallimard). L’ensemble de ces textes présente un intérêt inégal et, en aucune façon, le lecteur déjà familier de l’œuvre de Steiner n’apprendra rien qu’il ne sache déjà, même s’il faut saluer, dans le premier de ces recueils, la belle amplitude d’analyse de l’article intitulé L’homme doué de langage, où l’auteur aborde ce qu’il considère comme le tournant épistémologique du langage, «creusé» par un Broch, un Wittgenstein ou un Mauthner. Ces analyses seront reprises dans Réelles présences, l’ouvrage le plus connu de l’auteur. Remarquons aussi, dans De la Bible à Kafka, ouvrage factice dont il faut déplorer l’absence de préface, l’article intitulé Au travers d’un miroir obscurément, où Steiner reprend, une fois de plus, l’analyse l’ayant conduit à affirmer une responsabilité directe du christianisme (déposé en celui-ci depuis les injonctions «meurtrières» de saint Paul) dans la Shoah.
Steiner affirme ainsi que nulle tentative d’explication, qu’elle soit politique, historique ou économique de l’extermination des Juifs, ne saurait faire l’économie, malgré la prétention souvent bien réelle des chercheurs, d’un ancrage dans une théologie dévoyée par les Nazis, derniers (?) surgeons païens du christianisme. L’explication n’est certes pas nouvelle qui affirme que les Juifs tiennent en otage le christianisme et, singulièrement, qu’ils retiennent le Christ cloué sur sa croix d’infamie : Pascal et Bloy, pour ne citer qu’eux, ont longuement et douloureusement médité sur le mystère du refus du Christ par les Juifs. Cette explication n’en demeure pas moins surprenante et rarement menée avec autant d’apparente rigueur et, surtout, de conviction, puisque son auteur l’évoque à nouveau dans Errata, son autobiographie.
Je crois pouvoir avancer que cette explication reste paradoxale, tant Steiner répugne à étayer sa thèse sur des auteurs, lui qui d’habitude n’est jamais avare de références, tant le recours à un vocabulaire de l’intime conviction, voire de l’illumination (mais noire, parodique et inversée) est évident. Ainsi de ces phrases au style haché, qui paraissent des évidences ténébreuses mais que Steiner, comme s’il les apercevait au travers d’un miroir, ne parvient pas à exposer pleinement : «Sans le Juif, il n’y aurait eu, il n’aurait pu y avoir cet effacement de l’homme qu’est Auschwitz : effacement symétrique de celui des prétentions de Jésus au divin, incarné dans le souvenir du rejet par le judaïsme. Effacement pour effacement. L’éclipse du Golgotha et le trou noir dans l’histoire de la Shoah. La ténèbre qui appelle la ténèbre». Nul doute que Steiner ne se soit fendu d’un méprisant commentaire sur le film de Mel Gibson, y voyant, une fois de plus, la traditionnelle résurgence de l’accusation chrétienne contre les Juifs. Peu importe car ce qui est troublant avec Steiner, ce n’est pas l’évidence claire de sa très grande culture, pas même la volonté de stigmatiser une époque, la nôtre, qui se complaît, par goût du néant et d’une relativité de bon aloi, dans les petits jeux de la déconstruction (quitte à témoigner, comme il le fait dans Extraterritorialité, d’une bizarre admiration pour l’œuvre de Rebatet), pas même encore la certitude que, si rien n’est fait pour combattre cette fascination de la tabula rasa, nous courons joyeusement à notre perte, pas même enfin la tentative difficile d’expliquer, à des juifs comme à des chrétiens, qu’ils sont tous deux mystérieusement unis par le Golgotha qui, du haut de sa colline de souffrance, contemple la fosse béante d’Auschwitz, cette Passion grotesque et dénuée de sens, cette Passion inversée, ce simulacre de sacrifice.
Non : ce qui demeure étonnant dans l’œuvre de Steiner, c’est la façon toute allusive par laquelle l’auteur ne craint jamais de réduire à néant les prétentions exagérées de l’intellect, de la Raison dans sa volonté puérile de venir à bout du Mal. Un indice de cette volonté peut nous être fourni, dans le corpus steinerien, par le recours à la forme romanesque (Le transport de AH : voir à ce sujet mon article dans le Cahier de l’Herne sur Steiner) mais aussi par l’usage de la métaphore, empruntée à l’astrophysique, du «trou noir», cette singularité que les scientifiques ne décrivent qu’avec d’extrêmes précautions méthodologiques, tant le concept d’un astre qui, s’étant effondré sous l’effet de sa propre masse et dévorant tout ce qui l’entoure, peut sembler invraisemblable. Cette image commode du trou noir revient sans cesse sous la plume de Steiner (BHL l’emploie à tour de bras sans se soucier de la définir), comme la cristallisation d’un innommable, de ce qui résiste à la transparence intellectuelle, de ce qu’il importe donc de sonder, le Mal, s’il est évident que l’urgence de notre époque réside, ou plutôt devrait résider, dans sa volonté infatigable de questionner cela qui jamais, comme le pensait Bernanos, ne donne de réponse. Le Mal, que la pensée ne peut comprendre, invite pourtant à penser, comme avait raison de le croire Paul Ricoeur. Ainsi, contre les petits apôtres du progressisme effréné qui s’imaginent que la technique viendra tôt ou tard à bout de la vermine malfaisante, cette vilaine moisissure que représente l’horreur, la guerre, l’exploitation et la misère, sur la toile autrement immaculée de la civilisation occidentale, contre les nains intellectuels qui aimeraient que Steiner se taise, l’auteur des remarquables Dialogues avec Pierre Boutang ne cesse de répéter cette joyeuse certitude : l’homme devra toujours affronter le Mal.

Ouvrages récents de/sur George Steiner :
Cahier de l’Herne George Steiner (L’Herne, 2003).
Les Logocrates (L’Herne, 2003).
Maîtres et disciples (Gallimard, 2003).

En édition de poche :
Extraterritorialité (Calmann-Levy, 2002 puis Hachette, coll. Pluriel, 2003).
De la Bible à Kafka (Bayard, 2002 puis Hachette, coll. Pluriel, 2003).
La Nostalgie de l’Absolu (10/18, 2003).

Note
(1) Pas besoin d’insister sur l’ouvrage de cette jeune professeur de banlieue (Éloge de la transmission du maître à l’élève, Albin Michel) qui, de bout en bout de pages éplorées de béate reconnaissance, dans un style orgasmique qui rendrait fade la langue extasiée d’une Angèle de Foligno, n’en finit pas de remercier son génie tutélaire et son idole de s’être penché sur sa très humble mission éducative, au demeurant admirable sans être bien évidemment unique ni même forcément originale. L’incompréhensible est que George Steiner, qui décidément aime qu’on le flatte, se soit si commodément prêté à cet exercice sans aucun intérêt.

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