Léon Bloy redivivus (11/05/2005)

Crédits photographiques : Andrew Vaughan (The Canadian Press/Associated Press).
Pour saluer la réédition en poche de l'impeccable Exégèse des lieux communs (que l'on préférera de loin à sa récente mouture sous la plume de Jacques Ellul) dans la collection Petite bibliothèque de Rivages Poche, je remets en ligne un vieil article de critique consacré à l'édition en deux volumes du Journal de Léon Bloy par Pierre Glaudes.

Léon Bloy, Journal 1 (Le Mendiant ingrat, Mon Journal, Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, L'Invendable) et 2 (Le Vieux de la Montagne, Le Pèlerin de l'Absolu, Au seuil de l'Apocalypse, La Porte des Humbles), édition établie et annotée par Pierre Glaudes, Robert Laffont, coll. Bouquins.

La réédition du Journal de Léon Bloy a été un événement et continue de l’être, non pas tant pour la poignée de lecteurs perspicaces qui avaient pu en lire le texte, en quatre volumes, procuré par Joseph Bollery au Mercure de France, que pour les nouveaux lecteurs que va toucher sans aucun doute la large diffusion dont bénéficient les titres de la collection Bouquins. Guy Schoeller, directeur de cette excellente collection, est un homme éclectique, capable de promouvoir les oeuvres d'auteurs du Moyen Âge, d'Edgar Poe ou de Lovecraft, des sœurs Brontë ou même de Léon Daudet, le fils prodigue d'Alphonse, crétin que ne goûtait guère Bloy, l'auteur de Tartarin ayant prétendu un jour ne pas connaître le Mendiant ingrat, sur lequel se refermait lentement la porte étanche de la conspiration universelle du silence. Pour sa part, Pierre Glaudes, responsable de cette nouvelle édition (plutôt que réédition, puisque ce texte a bénéficié de la publication du premier volume du Journal inédit de Bloy, chez L'Âge d'Homme), est un très grand spécialiste de l'auteur de L'Âme de Napoléon, qu'il préface ici superbement et très finement (1).
Quoi qu'il en soit, la lecture ou la relecture de cette œuvre grandiose est un séisme dans le monde lilliputien des actuelles productions littéraires. Car allez donc faire un tour au supermarché littéraire d'une quelconque FNAC, afin de vous délecter du spectacle : au rayon des nouveautés, le portrait de Bloy semble fixer les auteurs racoleurs qui osent étaler leurs œuvres infectes près de son Journal de l'âme, et réduire leur verbiage aigre à un mince filet limoneux, qui s'évaporera sous la chaleur de l'astre bloyen, dont le spectre étonne encore les spécialistes. De la dureté, de l'ironie, de la fureur, de l'imprécation, de la grâce, une soif furieuse de Dieu, du désespoir et de la misère, voici donc les éléments lourds qui composent l'étonnante singularité astronomique, effondrée sous son propre poids, comme s'il s'agissait d'un de ces trous noirs invisibles. Mais l'astre lourd, l'étoile super-massive a un autre secret : tous ces éléments exotiques éclairent les somptueuses drapures de la nébuleuse de l'Aigle qui, en réfléchissant leur lumière acérée, fait baigner dans ses vaporeuses dentelles les jets âpres de l'écriture bloyenne.
C'est que, le croirez-vous, la violence, chez cet auteur, n'est pas première ; le sont en revanche le regret, l'imprescriptible nostalgie du royaume perdu, mais surtout, l'attente – énorme, puisque ses cris résonneront jusqu'à la dernière heure de Bloy, mort le 3 novembre 1917 – du retour de l'homme providentiel, saint ou démon, ange ou bête dont Le Salut par les Juifs nous donne le saisissant et mystérieux portrait, qu'un instant, Bloy, compagnon d'une prostituée (dans le milieu des années 1880) du nom d'Anne-Marie Roulé qu'il convertit et qui lui donna en échange la clé des visions qui allaient la faire sombrer dans la folie, pensera n'être autre que lui-même. C'est le secret de Bloy, éventé en partie par le verbiage paraclétien de Huysmans dans son Là-bas, néanmoins aussi impénétrable que celui de Kierkegaard, l'un et l'autre ayant déchaîné une folie de commentaires plus ou moins intelligents. Quoi qu'il en soit, la nostalgie de Bloy est une attente, ou plutôt, elle est ce que je pourrais appeler la nostalgie du futur, puisque pour l'auteur le temps qui gouverne nos destinées n'est rien de plus qu'une illusion du Démon, qui a figé le monde immédiatement après la Faute. De sorte que la lecture de son Journal, j'expose ce paradoxe révélateur de l'exégèse bloyenne, lecture faite par l'un de nos lecteurs qui sans doute n'a jamais rien su de Bloy jusqu'à ce qu'il parcoure ces lignes et qu'il en sorte retourné comme un gant, a peut-être favorisé, dans sa lutte contre les Anglais, les efforts de la Pucelle ou ceux du géant Napoléon, ou peut-être même, j'ose cette folie, a permis la naissance de Bloy à la vie érémitique et prophétique qui fut la sienne, ou encore, a permis que tel illustre mécréant, au soir de sa vie impie, trouve enfin le repos consolateur.
L'écriture de Bloy qui se moque du temps comme elle se moque de la racoleuse modernité et de ses corollaires assassins que sont l'idée de progrès, de réussite sociale et de morale, je pourrais la définir comme une gigantesque entreprise de déchirement du voile. En effet, le temps n'est rien, mais le Mal aussi, pourtant déchaîné dans le paroxysme de la Première Guerre que Bloy ne pense être que le prodrome de la Grande Tribulation qui se prépare, mais, tout autant, la raillerie des hommes, leur mépris, la haine que les contemporains de l'écrivain déversèrent à gros bouillon saumâtre sur la tête de ce pèlerin du Silence. Les mépris de Léon Bloy sont devenus légendaires, ainsi que ses pages flambantes d'une haine surnaturelle contre Huysmans ­– un temps son ami –, Péladan, Bourget ou Zola qui fut, aux yeux de l'auteur du Désespéré, le puits de toutes les avanies, l'immense loupe concentrant dans le foyer de son coffre-fort les rayons d'une gigantesque sottise alliée aux mérites d'un flair boutiquier sans pareil.
C’est de cette haine parfois involontairement drôle, mais aussi de cette grandeur de vue, de ce génie de l'écriture (avec et sans majuscule), je pèse mes mots, qui fut probablement unique dans l'histoire des Lettres, que Jean-René Huguenin est né (celui, pamphlétaire et logocrate, du superbe Journal), mais aussi, mais bien sûr, Georges Bernanos, qui lui dédia un texte émouvant (Dans l'amitié de Léon Bloy) après avoir découvert la prose de ce Georges Darien apostolique dans les tranchées de l'Avant, où il pataugeait en regardant fixement la prunelle furieuse de son abbé Donissan. Sébastien Lapaque ou même Philippe Muray, mais également Marc-Édourad Nabe, qui l’a lu et oublié au milieu de sa collection de préservatifs, se réclament d'une aussi noble lignée, bien qu'ils n'égalent d'aucune façon la hargne de cet imprécateur né, qui écrivait, le 3 septembre 1893 : «Ma colère est l'effervescence de ma pitié...». Que voulez-vous, ces écrivains de talent (je répète que Nabe se galvaude complaisamment depuis son dernier roman, Printemps de feu) de même que tous les surgeons frénétiques se réclamant du Vieux de la montagne, aussi sincères qu'ils paraissent, auraient bien de la peine à fouailler les profondeurs d'une âme aussi véhémente que celle de Bloy, écrivant, le 19 mars 1900, dans le second volume de son Journal : «Je ne sens rien en moi que la présence, à une profondeur où je n'ose descendre, d'un sombre lac de douleurs dont les vagues me submergeront peut-être à l'heure de mon agonie». Applaudissant ce Lacordaire à la muflerie incandescente, Kafka comparait Bloy aux prophètes du vieil Israël qui secouaient leurs pieds harassés par la marche dans les déserts sur le seuil des demeures riches et avares de la Parole, en plaçant toutefois ces dangereux contempteurs de la lâcheté du Peuple élu dans les rangs des admirateurs, donc des débiteurs de Bloy. Borges, lui, génial et subtil entomologiste, écrivain pourtant au nadir de ce zénith de violence qu’est l’auteur des Histoires désobligeantes, déclarait le goûter plus qu'aucun autre, avec Carlyle et Poe.
Mais qu'importent, au demeurant, les paternités spirituelles, qui constituent la trame réelle du monde invisible et qu'importe encore que je rapproche Bloy d'autres noms, qu'il goûta et tenta de propager dans les ornières des consciences de ses contemporains, le plus souvent engorgées par les immondices et la plus veule des médiocrités : Barbey d'Aurevilly qui fut son mentor littéraire, Villiers de L'Isle-Adam qu'il aima jusqu'à la mort misérable de l'auteur des Contes cruels, Lautréamont qu'il découvrit presque le premier, Ernest Hello qui fut son frère en souffrance et en génie : cette poignée d’écrivains et quelques autres moins connus furent les vrais compagnons du splendide vociférateur. C'est que Bloy, comme n'importe quel autre grand écrivain, est un inclassable. Le cliché fuligineux et stupide d'un Bloy antisémite (2) et réactionnaire traîne dans toutes les urinoirs de la bêtise irréparable. Sur la première fausse critique, laissons l'auteur du Salut par les Juifs répondre dans l'une de ses lettres : «L'antisémitisme, chose toute moderne, est le soufflet le plus horrible que Notre-Seigneur ait reçu dans sa Passion qui dure toujours ; c'est le plus sanglant et le plus impardonnable, parce qu'il le reçoit sur la Face de sa Mère de la main des chrétiens». Sur la seconde, pour les petits desservants qui fréquentent – encore – les cercles étriqués de l'Action Française, Bloy est sans aucune ambiguïté lorsqu'il écrit des catholiques monarchistes, dans ses remarquables Méditations d'un solitaire en 1916, «qui rêvent de je ne sais quelle restauration de la vieille bâtisse royale, où une niche à chien de garde serait offerte à Notre Seigneur Jésus-Christ», qu'ils sont à ranger dans le même sac – celui de la plus crasse nigauderie – que les prélats ralliés lesquels, comme le cardinal-archevêque de Paris, Mgr Amette, déroulent un tapis rouge (c'est le cas de le dire !) aux partisans de l'Union Sacrée : une fois la guerre terminée et gagnée, la République qu'ils idolâtres naïvement saura répondre convenablement à leurs rêves sots d'entente cordiale. Ces pitoyables socialistes de la Grâce font partie, selon l'auteur (23 septembre 1910, Le Pèlerin de l'Absolu), du «monde religieux moderne s'efforçant […] de prolonger un passé défunt dont Dieu ne veut plus».

Oui, comme Léon Bloy, terrible vivant au milieu des morts, plus vivant que les milliers de masques qui monologuent perpétuellement dans les caves de notre vieux pays, paraît décidément les précéder d’une perpétuelle longueur, eux qui, comme ils sont d’une pathétique mauvaise foi, ne lui pardonneront jamais cette offense.

Notes
(1) Je relève toutefois une étrange erreur, page 42 de son Introduction ; parlant de l'Inconnu que Bloy a attendu tout au long de sa vie, Pierre Glaudes écrit : «Ce personnage sublime, qui ne peut être saisi que par la négation ou par l'indéfini, relève à l'évidence de la logique du neutre, qui est proprement celle de l'utopie». Non ! Cette tentative n'est pas celle qui déboucherait sur une espèce d'entité politico-surnaturelle neutre, mais celle, apophatique, qui tente de focaliser l'attention des lecteurs sur le paradoxe absolu, c'est-à-dire l'alliance rigoureuse du oui et du non. Le neutre n'exige jamais le saut dans la foi qui, selon Kierkegaard, dénouait seul le nœud gordien de la catégorie du paradoxal.
(2) Sur cette question douloureuse et difficile, qui semble toujours résister aux hâtives lectures d’auteurs tels que Éric Marty (voir son pourtant corrosif Bref séjour à Jérusalem), une excellente mise au point nous est donnée par l'article de Denise Goitein, Léon Bloy et les Juifs, Cahier de l'Herne Léon Bloy, n° 55, (éditions de l'Herne, 1988), pp. 280-294.

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, léon bloy, éric marty, pierre glaudes | |  Imprimer