Vie et Règle de saint Benoît : deux textes d'une étonnante actualité, par Germain Souchet (10/09/2007)

Vision de saint Benoît, Giovanni del Biondo (1356 ?-1392). Peinture à tempera sur bois. Collection Musée des beaux-arts de l'Ontario. Don de A. L. Koppel, 1953. N° d'acq. 52/37.
Vision de saint Benoît, Giovanni del Biondo (1356 ?-1392). Peinture à tempera sur bois. Collection Musée des beaux-arts de l'Ontario. Don de A. L. Koppel, 1953. N° d'acq. 52/37.



9131d8b56d7aac2dcf5263e52a5da30d.jpgÉditée en un joli format de poche par Médiaspaul fin 2006, la célébrissime Règle de saint Benoît de Nursie est ici utilement précédée d’une «Vie» extraite des Dialogues du pape saint Grégoire le Grand. Seul reproche que l’on peut faire à cette édition soignée, accompagnée d’une préface et de notes très instructives : d’assez nombreuses fautes de frappe, sans doute dues à la traduction (l’édition originale est en italien et l’impression a également été effectuée en Italie).

La Vie de saint Benoît (480 – 547)

Ayant vécu et régné peu de temps après le patriarche des moines d’Occident, le pape saint Grégoire le Grand (540 – 590 – 604) peut s’appuyer sur des témoignages de première main pour raconter le passage sur cette Terre du saint patron de l’Europe. C’est ainsi qu’il nous indique que «le peu [qu’il] s’apprête à en dire, [il l’a] appris des écrits de quatre de ses disciples». De quoi nous faire effectuer immédiatement un rapprochement avec les quatre évangélistes, témoins de la vie de Jésus. Comparaison justifiée par la très grande sainteté de Benoît, dont la vie, entièrement consacrée au Christ dans une totale et pleine soumission, fut de ce fait émaillée de nombreux miracles. Comme l’indique Dom Xavier Perrin dans sa préface, «Benoît se voit comblé par Dieu de dons de plus en plus élevés. Il grandit dans le charisme des miracles jusqu’à ressusciter les morts. Il avance dans la connaissance de Dieu et en vient à lire dans les cœurs et à prévoir l’avenir». C’est sur cet approfondissement permanent de sa foi que le pape Grégoire le Grand insiste tout particulièrement, afin, en cette période de décadence des institutions et des mœurs que constitue le VIe siècle de notre ère, de rappeler les fruits innombrables que le Seigneur accorde à ceux qui le suivent patiemment, humblement et avec persévérance.
En conséquence, ces extraits des Dialogues consacrés à Benoît de Nursie constituent davantage un portrait mystique qu’une véritable hagiographie. L’homme a tendance à s’effacer derrière le saint, ce qui est somme toute normal, dans la mesure où le fondateur de l’ordre des bénédictins «appartient sans conteste au petit groupe des géants de la sainteté», pour reprendre la belle formule de la préface. Est-ce à dire que saint Benoît, dans ce texte, serait désincarné et trop éloigné de nos réalités quotidiennes pour nous toucher encore au début du XXIe siècle ? Bien au contraire.

Car si Benoît a atteint les sommets de la sainteté, il a, toute sa vie durant, dû faire face aux éternels vices de l’Homme : l’envie, la jalousie, le mensonge, l’orgueil, la faiblesse de l’âme… À la lecture du récit de saint Grégoire, il nous semble que l’humanité, malgré les avancées continues de la science et des techniques, hâtivement qualifiées de «progrès», n’a en réalité jamais changé. C’est d’ailleurs ce que le futur pape Benoît XVI constatait dans son livre d’entretiens Le Sel de la terre : «Dans les connaissances techniques, le progrès de l’humanité peut s’arrêter à l’occasion, mais il continue d’une manière ou d’une autre. Ce qui est purement quantitatif [étant] mesurable, on peut constater si tout a augmenté ou diminué. En revanche, il ne peut y avoir de progrès quantifiable dans l’amélioration de l’être humain, parce que chaque homme est un être nouveau et que l’Histoire recommence avec chacun de nous» (1). Rejetant la croyance en un progrès moral continu et automatique de l’humanité, et récusant de la même façon l’idée d’une lutte des classes multiséculaire d'où sortirait in fine, grâce au dépassement de ce conflit, un progrès pour l’Homme, le cardinal Ratzinger prolongeait en ces termes la réflexion de saint Augustin, qui présentait l’Amour et le refus d’aimer comme étant les deux forces modelant l’humanité à travers les âges : «l’Histoire est caractérisée par la confrontation entre l’Amour et l’incapacité d’aimer, cette désertification des âmes qui se fait là où l’homme ne peut reconnaître comme valeurs et comme réalités que les valeurs quantifiables […]. Cette destruction de la capacité d’amour enfante un ennui mortel. C’est l’empoisonnement des hommes. Si cela s’imposait, l’homme et avec lui le monde seraient détruits» (2).
C’est incontestablement à ce refus de l’Amour, à cet égoïsme – «l’amour de soi jusqu’à la négation de Dieu» (3) –, que saint Benoît s’est trouvé confronté à de nombreuses reprises, et contre lequel il s’est élevé, faisant toujours triompher le Bien sur le Mal. Ainsi de ces moines qui lui avaient demandé de les diriger, et qui, excédés par la rigueur de leur maître (car, comme le dit si bien le pape Grégoire, «la vie des bons dérange toujours ceux qui se conduisent mal»), tentèrent de l’empoisonner en lui présentant une coupe que sa bénédiction fit éclater. Plus tard, il fut envié par un fort mauvais prêtre, qui «aurait voulu recevoir pour son compte les louanges faites à Benoît à cause de ses mérites, mais sans mener lui-même une vie digne d’éloges», confirmant ainsi que «les méchants, hélas, ont la triste habitude de jalouser la vertu des autres, dont cependant ils n’ont cure». Ce prêtre le calomnia, tenta de dissuader ses nombreux admirateurs de lui rendre visite, puis alla jusqu’à lui envoyer un pain empoisonné, présenté comme un pain bénit. Ces deux épisodes, parmi d’autres, montrent non seulement la triste permanence des comportements humains, mais aussi que l’Homme est prêt à toutes les ruses, même les plus sacrilèges, pour réaliser ses sinistres desseins.
Benoît aurait pu désespérer de ses semblables ou s’enfoncer à son tour dans la rancœur et la misanthropie, tentation qui nous guette souvent dans un monde devenu cynique et immoral à force de rejeter la figure du Christ. Mais, ne cédant en rien aux appels répétés de celui que Grégoire le Grand dénomme le «vieil ennemi», saint Benoît répondit toujours par un surplus d’Amour, qu’il trouvait dans une prière permanente et humble, pardonnant à ceux qui avaient tenté de l’assassiner, pleurant la mort du prêtre impie et la joie que celle-ci procura à un de ses fidèles, corrigeant ses disciples afin qu’ils ne s’éloignent jamais du chemin escarpé de la Vie. Enfin, il fonda plusieurs communautés religieuses et rassembla dans sa Règle l’immense expérience qu’il avait acquise au cours de sa vie. Législateur des monastères, il contribua à sauver l’héritage chrétien que la chute de l’empire romain avait mis en péril, et ouvrit la voie à une nouvelle évangélisation de l’Europe. Son choix de l’Amour lui permit ainsi de changer le cours de l’Histoire.
Le choix, en 2005, du prénom de «Benoît» par le cardinal Josef Ratzinger, nouvellement élu au trône de saint Pierre, ne doit évidemment rien au hasard, et peut être regardé comme révélant la priorité absolue de son pontificat : l’évangélisation sans cesse recommencée d’un continent oublieux de ses racines et traversant une crise morale comparable, par son ampleur sinon par ses manifestations, à celle qu’il connut à la fin de l’Antiquité.
Par l’exemple de sa vie et par les préceptes qu’il nous a légués, le père du monachisme occidental, dont les reliques reposent en France (4), continue donc de s’adresser à chacun de nous. Il nous suffit, pour l’entendre, de tendre l’oreille.

La Règle : des principes de sagesse à la postérité parfois inattendue

Comme cela nous est rappelé dans la préface, «Benoît […] n’est ni le premier moine, ni le premier rédacteur de règle monastique». Ses précurseurs s’appellent saint Antoine, saint Basile, saint Jérôme ou encore saint Cassien. Sa Règle est elle-même inspirée de la Règle du Maître (dont l’auteur n’est pas connu avec certitude), rédigée en Italie quelques années auparavant. Mais, ajoute Dom Xavier Perrin, saint Benoît a «le génie, proprement évangélique, d’allier la plus grande exigence dans l’essentiel – la charité, l’humilité, le service de Dieu, l’attention aux petits et aux faibles – et la plus divine condescendance pour les faibles de toutes sortes». Sans abandonner les idéaux de la foi chrétienne, ce texte très pédagogique a pour ambition de conduire patiemment des hommes faibles et pécheurs vers une vie digne du Seigneur, et les meilleurs d’entre eux vers les sommets de la sainteté. Sa simplicité, son bon sens et sa sagesse expliquent sans doute qu’il se soit imposé comme un des textes religieux majeurs du Haut Moyen Âge et que son influence perdure encore aujourd’hui.
Composée d’un prologue et de soixante-treize courts chapitres, la Règle de saint Benoît s’adresse d’abord à des moines débutants, afin de leur offrir les repères pour «un commencement de vie religieuse» (chapitre 73, verset 1). Elle prévoit par le menu l’organisation du monastère, des vêtements des moines à l’accueil des étrangers, en passant par la nourriture, le soin des malades et, bien évidemment, le déroulement des journées. La vie des moines est structurée par trois activités : le travail manuel, la lectio divina et l’office divin, ce qui permet d’affirmer, avec la tradition rappelée par le préfacier, que l’idéal bénédictin peut être résumé par la formule latine «ora et labora». Benoît accorde en effet une valeur intrinsèque au travail, lui consacrant l’intégralité du chapitre 48 dans lequel on peut lire que «l’oisiveté est l’ennemie de l’âme» (v. 1) et que c’est «lorsqu’ils vivent du travail de leur main» que les membres de la communauté «sont vraiment moines» (v. 8). Ce travail n’a pas vocation à être rémunéré autrement que pour financer les besoins du monastère, les bénédictins étant invités à «toujours vendre à un prix inférieur à celui des séculiers» (57, 8). La prière, naturellement, occupe une place centrale, tout étant fait pour «qu’en l’espace d’une semaine l’ensemble du psautier soit récité avec ses 150 psaumes» (18, 23). Enfin, les trois «vertus bénédictines», qui font chacune l’objet d’un chapitre spécifique au début de la Règle, sont l’obéissance, le silence et l’humilité, auxquelles il faudrait ajouter la «modération qui est mère de toutes les vertus» (64, 19).
Ces principes spirituels gardent naturellement toute leur pertinence pour les chrétiens d’aujourd’hui. Mais de nombreuses autres prescriptions, en apparence liées à la vie monastique, peuvent parfaitement connaître des applications élargies à l’ensemble de la société, tant elles paraissent être des règles fondamentales de ce que la sociologie contemporaine appellerait le «vivre ensemble». De façon très claire et répétée, la Règle affirme par exemple l’égalité de tous les moines, sans préjudice de leur origine sociale ou de leur âge. Il est en effet écrit que «l’âge ne modifiera nullement et en aucun cas l’ordre des places, ni ne donnera lieu à des préséances, car Samuel et Daniel, bien que très jeunes, ont jugé les anciens» (63, 5-6). De même, les prêtres entrant au monastère, malgré leur dignité sacerdotale, sont contraints «d’observer en tout les normes de la Règle», et ils ne prennent rang après l’abbé que lors de l’office divin, et non lors de la gestion des affaires courantes de l’abbaye. Dans le même ordre d’idées, le chapitre 2 affirme que l’abbé ne doit pas donner «la préséance à celui qui est né libre sur celui qui vient de la servitude, à moins qu’il n’existe un juste motif» (2, 18). Seuls l’ancienneté dans l’ordre et les mérites de chacun permettent d’établir des distinctions entre les religieux. En somme, Benoît affirme dès le VIe siècle – bien avant les penseurs dits Modernes, et à une époque où l’esclavage était encore très répandu – la primauté des actes et des réalisations sur la naissance.
Autre règle intéressante : celle concernant l’accueil des moines étrangers. L’hospitalité est naturellement un devoir pour tout chrétien, mais le moine accueilli doit aussi respecter le monastère qui l’héberge. Benoît précise que s’il «ne crée pas de désordres dans la communauté par ses prétentions excessives et s’il se contente simplement de ce qu’il y a, il sera accueilli tout le temps qu’il voudra» (61, 2-3). En revanche, si ce moine «s’est révélé trop exigeant ou rempli de défauts, non seulement on ne lui permettra pas de s’agréger à la communauté monastique, mais on lui dira poliment de s’en aller, afin que sa misère ne contamine pas les autres» (61, 6-7). Ce qui est vrai dans un monastère est tout aussi valable pour une nation : quand des étrangers viennent avec des prétentions excessives et refusent de se soumettre aux règles communes, il ne paraît ainsi pas illégitime – ni moralement ni religieusement – de leur faire quitter le territoire national (5).
Par ailleurs, la Règle de saint Benoît de Nursie contient des principes ayant connu une traduction politique et juridique fondamentale plus d’un millénaire plus tard. En effet, ce texte prévoit que le monastère est dirigé par un abbé, élu à vie (dans les conditions prévues par le chapitre 64), dont le rôle est de faire respecter la Règle, mais dont les pouvoirs sont également encadrés par celle-ci. Le verset 20 du même chapitre 64 est à ce titre essentiel : «Mais, par-dessus tout, qu’il observe la présente règle en tous ses points». La Règle peut ainsi être regardée comme une forme de constitution écrite prévoyant l’exercice d’une autorité encadrée par la loi. Même si le terme est anachronique, il est évident que la notion moderne, pour ne pas dire contemporaine, d’État de droit trouve sa source dans ce texte rédigé aux alentours de l’an de grâce 535. Naturellement, il n’y a pas d’organe juridictionnel chargé de faire respecter les prescriptions de la Règle. Néanmoins, Benoît insiste régulièrement sur le fait que l’abbé devra «rendre compte de sa gestion» (64, 7) au seul vrai Juge, car, «au jour du jugement il sera tenu pour responsable devant Dieu d’autant d’âmes qu’il y a eu de frères confiés à ses soins, y compris, bien entendu, de son âme à lui» (2, 38). De plus, le chapitre 64 fait obligation à «l’évêque du diocèse auquel appartient le monastère, et [aux] abbés ou [aux] fidèles des environs» d’intervenir dans les cas où la communauté élirait à la charge d’abbé «une personne de connivence avec les abus qui se pratiquent en son sein» pour «empêcher que prévale le parti de ces mauvais frères» (64, 3 et 5).
On peut également trouver dans cette Règle, décidément très dense, une préfiguration du principe de légalité des délits et des peines, «inventé» par Cesare Beccaria dans son ouvrage justement intitulé Des délits et des peines, dont la première publication date de 1764 (6). Les fautes pouvant être commises par les moines – on ne parle évidemment pas d’infractions – ne sont certes pas toutes énumérées, mais sont très largement recensées à la fois dans les chapitres 23 à 30 (pertinemment qualifiés de «traité pénal» dans une des notes explicatives) et 43 à 46 (qui traitent des fautes ou des manquements d’une gravité moindre), et à diverses reprises dans des chapitres «thématiques» (7). Mais ce sont surtout les sanctions applicables qui sont très précisément définies, selon le principe – là aussi d’une modernité étonnante – de proportionnalité de la faute et de la peine (8), le terme étant directement employé par saint Benoît : «La dureté de la mise à l’écart ou de la punition doit être proportionnelle à la faute commise» (24, 1). La gradation des peines est la suivante : privation de la participation en commun aux repas qui emporte aussi mise à l’écart à l’oratoire, exclusion du réfectoire et de l’oratoire, punition corporelle, prière de tous les frères pour la guérison du moine dont l’âme est malade, et enfin exclusion. À noter toutefois que Benoît s’attarde longuement sur ce qu’on appellerait aujourd’hui la réinsertion des moines fautifs, l’abbé étant invité à «prendre soin avec sollicitude des frères qui ont été reconnus coupables de fautes graves, car "ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais les malades"» (27, 1). De plus, un moine exclu peut être réintégré jusqu’à trois fois, ce qui montre que l’objectif est avant tout d’obtenir la conversion et le rachat du pécheur.
Enfin, la Règle propose des modes d’organisation et de «management» dont la validité reste entière. En matière organisationnelle, Benoît recommande la séparation entre le «cœur de métier» et les fonctions de «soutien» : l’abbé peut donc nommer un prieur, véritable second de l’abbaye pour les questions spirituelles, tandis que les tâches de gestion quotidiennes sont confiées à un cellérier, sorte de secrétaire général avant l’heure. Il est nécessaire de souligner que ce grand mystique qu’était saint Benoît attachait beaucoup d’importance à la logistique du monastère, sans laquelle rien ne serait possible : un chapitre complet est ainsi consacré au rôle du cellérier, de même qu’aux «ustensiles et biens du monastère», aux «cuisiniers de la semaine», à «la quantité de nourriture» et à «la quantité de boisson», aux «vêtements et aux chaussures des moines», etc. En effet, tout doit être mis en œuvre pour que les moines n’aient pas de raison de «murmure[r]» (34, 6), ce qui les éloignerait de la contemplation sereine du Seigneur. C’est pour cela que le cellérier doit «avoir soin de tout», veiller à «fournir[…] à ses frères la quantité de nourriture établie […] en temps voulu, pour ne pas les irriter» et enfin «distribuer et demander le nécessaire aux heures prescrites, afin que personne, dans la maison de Dieu, ne soit troublé ou attristé» (31, v. 3, 16 et 19). À l’inverse, les questions matérielles ne doivent pas prendre une importance exagérée : c’est pourquoi le cellérier est nommé par l’abbé, et non pas élu, qu’il doit agir en suivant en tout les instructions de son supérieur et qu’il doit être capable «d’expliquer humblement et raisonnablement [qu’une] demande est exagérée» (31, 7). De leur côté, les moines doivent accepter certaines restrictions quand les conditions l’exigent. Et saint Benoît de rappeler : «Nous insistons surtout sur ce point : que tous s’abstiennent de murmurer» (40, 9). On retrouve sur ce sujet, comme sur tous les autres, la modération et le sens de l’équilibre qui caractérisent cette Règle : l’Homme et ses conditions de vie sont au cœur des préoccupations de Benoît, mais il les met au service de la finalité propre du monastère, à savoir la louange permanente du Seigneur, par la prière et par les actes.
Sur le management, maintenant : le terme peut faire sourire et paraître incongru. Pourtant, dans un remarquable ouvrage intitulé L’Éthique ou le Chaos ? (9), le moine bénédictin Hugues Minguet (actuellement responsable du séminaire «Éthique et performance» du MBA d’HEC) fait référence à la Règle pour dégager quelques principes clefs de management. On peut notamment retenir le devoir d’exemplarité de l’abbé, ou, en d’autres termes, de cohérence entre ses actes et ses demandes, qui seule peut susciter l’adhésion des hommes qu’il dirige. Ainsi, «dans sa conduite, il ne devra jamais faire ce qu’il a enseigné aux disciples comme contraire aux lois de Dieu, "afin qu’après avoir été le héraut des autres, il ne soit lui-même disqualifié"» (2, 13). C’est bien le souci de la cohérence qui conduit Benoît à recommander la récitation du Notre Père à la fin des Laudes et des Vêpres, «de sorte que les moines présents, conscients de la portée de cette prière qui demande "pardonne-nous nous offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés", s’amendent de ce genre de faute» (13, 13), ou encore à inviter les moines à réfléchir «sur la façon dont nous nous comportons en présence de Dieu et de ses anges» afin que, «quand nous participons à l’Office divin, […] notre âme soit en harmonie avec notre voix» (19, 6-7). Il suffit de retirer les éléments explicitement religieux de ces passages et de se souvenir que, quand on dirige une administration ou une entreprise, on est soumis en permanence au regard scrutateur de ses subordonnés, pour comprendre que ces préceptes restent de mise. La crédibilité de la direction est à ce prix et, si elle est mise à mal, tout l’édifice peut s’effondrer.
Sans revenir dessus, il est possible de rappeler qu’un dirigeant doit veiller à ce que chacun dispose de tout ce dont il a besoin pour travailler, ce qui permet aussi de délégitimer rapidement des demandes excessives ou infondées, qu’il doit être capable de moduler ses attentes et ses demandes en fonction de ce que chacun peut faire – ce qui est différent de ce que chacun prétend pouvoir faire – (2, 32 : «qu’il sache s’adapter et se conformer à tous, selon le caractère et l’intelligence de chacun») et qu’il doit prendre des conseils, y compris auprès des plus jeunes, avant de décider (3, 2 et 3 :«après avoir écouté attentivement l’avis de ses confrères, il réfléchira bien et décidera ce qu’il aura jugé le plus utile», et encore «le Seigneur peut aussi révéler la meilleure solution à celui qui est le plus jeune»). Dernière recommandation de Benoît, et elle n’est pas des moindres : un dirigeant se doit d’être juste, récompensant les méritants et sanctionnant les mauvais. saint Benoît résume sa pensée en reprenant la formule de l’Apôtre – «reprends, menace, exhorte» –, appelant à «corrige[r] […] durement les indisciplinés et les agités, tout en exhortant au contraire les obéissants, les dociles et les patients à progresser davantage» (2, 23 et 25). Et d’insister sur le courage dont doit faire preuve l’abbé (ou plus largement le dirigeant) : «Qu’il ne feigne pas d’ignorer les manquements des transgresseurs, mais qu’il les coupe à la racine, immédiatement, dès qu’ils se manifestent […]» (2, 26).
Exemplarité, cohérence, crédibilité, équilibre entre les demandes formulées et les moyens accordés, justice : autant de valeurs et de principes qui, s’ils étaient effectivement appliqués par les dirigeants contemporains, ne manqueraient pas de donner des résultats très probants.
Quoi qu’il en soit, il ressort de ces quelques modestes lignes que la Règle de saint Benoît de Nursie, rédigée au milieu du VIe siècle de notre ère, ne relève pas seulement des curiosités historiques, mais que, condensé de sagesse et précis de valeurs chrétiennes fondamentales, elle peut toujours nous servir de guide dans nos actions quotidiennes. Un texte à lire, à relire et à méditer, car ses fruits, innombrables, n’ont pas subi les ravages du temps.

Notes :
(1) Cardinal Josef Ratzinger, Le Sel de la terre, entretiens avec Peter Seewald (Flammarion / Cerf, 2005), p. 210.
(2) Op. cit., p. 273.
(3) Ibidem.
(4) Dans la magnifique abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, dans le Loiret (voir la photographie du tympan du portail latéral de l'abbatiale). Ainsi, on peut dire, non sans une certaine fierté, que le cœur de l’Europe bat au cœur de la France.
(5) À condition, cela va sans dire, que ces personnes n’aient pas formulé une demande d’asile pour échapper à des persécutions dans leur pays d’origine.
(6) Ce principe est ainsi formulé : «Nullum crimen nulla poena sine lege».
(7) Pour ne citer que deux exemples : un moine déjeunant hors du monastère sans en avoir reçu l’autorisation de l’abbé commet une faute (51, 1-3); de même, celui qui accepte des lettres ou objets sans autorisation de l’abbé «sera soumis aux normes disciplinaires prévues par la Règle». Et ainsi de suite.
(8) Principe que l’on retrouve notamment à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : «La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires […]».
(9) Jean-Loup Dherse, Dom Hugues Minguet, L’Éthique ou le Chaos ? (Presses de la Renaissance, 1999), 381 p.

Lien permanent | Tags : Religion, saint Benoît, vie monastique, monachisme, Germain Souchet | |  Imprimer