Amende honorable de Julien Capron (18/10/2007)

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«Un minimum de souffrance, un maximum de sécurité, c’étaient là les buts normaux et naturels de la société et de César. Mais ils devinrent les seuls buts, finalement, et le seul fondement de la loi. En ne cherchant plus qu’eux, nous avons inévitablement trouvé leurs seuls opposés : un maximum de souffrance et un minimum de sécurité.»
Walter M. Miller Jr., Un cantique pour Leibowitz [1959] (Gallimard, coll. Folio SF, 2001), p. 452.


Quel peut être le point commun unissant Un cantique pour Leibowitz, le remarquable roman de Walter M. Miller Jr. devenu, à juste titre, un classique et Amende honorable, le premier roman de Julien Capron, l'un des meilleurs, sans doute, de cette rentrée littéraire surestimée ? Appartiennent-ils tous deux, comme on peut le faire remarquer un peu trop vite, au registre de la science-fiction ?
Peut-être, même si le roman de Capron, qui relève de l'uchronie, se caractérise par une économie évidente de moyens : à quelques détails près, l'histoire que nous conte l'écrivain pourrait se dérouler de nos jours. De cette proximité de décor entre une France ayant difficilement survécu à une guerre civile et la situation de notre propre société, de cette certitude que l'intention critique de Julien Capron dissimule bien mal la fable sociale qui peut en être maigrement tirée, les sots se mouilleront délicatement les lèvres, contents à peu de frais de se rassasier ainsi avec l'aigre jus de la satire d'une France tout entière tombée dans les mains d'une affreuse dictature forcément et férocement réactionnaire.
L'auteur lui-même, dans ses Remerciements, nous invite pourtant à écarter cette lecture, fort piètre, de pure circonstance, soumise à l'empressement comique, aux contraintes simplificatrices de la presse. Fort piètre, ce type de mauvaise lecture l'est sans aucun doute, mais on ne peut faire comme si, dans chaque ligne ou presque de notre roman, elle ne s'y trouvait commodément nichée, déjà fardée pour l'exposition devant les puissants projecteurs des plateaux de télévision, nourrissant de sa propre carne les exégèses des imbéciles. Car oui, les dénégations de Capron n'y feront rien, son roman peut être parfaitement tenu pour ce qu'il est : une satire, parfois grinçante et intelligente, parfois peu discrète dans ses trop évidentes bonnes intentions qui plairont toutefois aux peu scrupuleux lecteurs du Nouvel observateur, des institutions politiques et judiciaires de notre pays.
Dès lors, force m'est de reconnaître qu'il me faudra absoudre par avance ces lecteurs d'occasion, tant il est vrai que certaines pages de ce livre (notamment celles où s'affrontent les trois candidats à la présidence de la République) sentent un petit peu trop l'élève appliqué, qui n'a pas raté un seul des duels, une seule des passes d'armes, par médias interposés, qui ont eu lieu, il y a quelques mois à peine, entre les différentes forces politiques en place dans notre pays. Ce n'est pas là le seul défaut, loin s'en faut, de notre roman, qu'il convient tout de même de saluer par l'ampleur de son ambition. Nous sommes, avec Amende honorable, à quelques salutaires foulées de la bassine où commence à fermenter le lénitif lavement de pieds délicats (ayant tout de même foulé mais en rêve les rues mal aplanies de la cité infernale de Dité) que nous propose l'ectoplasmique Yannick Haenel. Il est vrai que Yannick Haenel a écrit tout ce que l'on voudra sauf un roman; parlons plutôt, dans le cas de cet objet moins original que cherchant à l'être à n'importe quel prix, d'un livre comique à force de n'être qu'une tautologie bâtie sur un vide de phrases ne parvenant jamais à s'échapper de leur petit cercle auto-référentiel, d'un pensum remarquablement ennuyeux qui deviendra à n'en pas douter l'objet-fétiche de tous les professeurs de Lettres supérieures, avant d'être définitivement oublié.
Le roman de Capron sera peut-être oublié mais je pense qu'il sera considéré comme la borne à partir de laquelle un écrivain s'est élancé vers d'autres romans, peut-être meilleurs qu'Amende honorable.
J'évoquais plus haut les défauts de ce roman, à vrai dire l'élément qui, à mon sens, me pousse à modérer l'optimisme de nos critiques.
Revenons donc au point commun, pour le moment mystérieux, qui unit les romans de Miller Jr. et Capron. Il s'agit à dire vrai d'un simple détail, un très mince détail qui rapproche ces deux livres, qu'apparemment tout semble opposer. Ce détail pour le moins discret concerne le motif, récurrent dans le livre de Miller Jr. et presque insignifiant dans celui de notre auteur, de la situation faite à l'écrit, dans un contexte post-apocalyptique dans la magnifique fable de l'auteur américain ou bien suivant une guerre civile dans celui de Capron qui écrit : «Pour une société qui avait massivement perdu l’habitude de recourir au papier, l’effacement de la quasi-totalité de son passé récent fut un traumatisme profond. En plus des banqueroutes personnelles que cet acte entraîna, l’Écran-Noir détruisit littéralement l’imaginaire d’une société» (pp. 294-5)*. Or, ce traumatisme considérable (Capron affirme même qu'il s'agit d'une catastrophe supérieure, véritable tabula rasa culturelle, à celle de l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie), traumatisme dont la mystérieuse organisation criminelle des VII-Épées est responsable, nous ne le ressentons guère ou pour être plus clair : pas du tout, l'ensemble (ou presque) de nos personnages, et ils sont nombreux, s'exprimant comme s'ils répétaient la leçon, soufflée dans quelque recoin de leur cerveau, d'un quadruple docteur en lettres modernes, anciennes, mortes ou comparées leur délivrant de belles phrases au rythme ample, aux inversions élaborées, aux trouvailles lexicales parfois judicieuses. Sans compter le fait que, dans le livre de Miller Jr., la disparition de l'écrit a plongé la civilisation du futur dans un chaos indescriptible, alors que le livre de Capron nous transporte dans une société française qui, ayant joyeusement brûlé toutes ses archives, aussi bien ce qu'il restait des traces écrites que celles qui ont été effacées par un sabotage informatique, est tout de même sillonnée par des voitures, s'est dotée d'une architecture digne de quelque mégalopole futuriste, a expérimenté, pour garder ses prisonniers, des techniques que l'on retrouve décrites dans les films d'anticipation. En fait, cette société du futur, qui a failli être balayée par une guerre civile (puis par la Guerre des Libérations, tout aussi meurtrière, qui a été à l'origine de la République contemporaine) ayant fait des centaines de milliers de morts et annihilé la mémoire vive d'un pays tout entier, paraît s'être relevée des décombres comme par miracle. Les personnages non seulement ne semblent pas avoir été marqués par le spectacle invisible de millions de petits bûchers informatiques ayant réduit en cendres des textes dématérialisés, certains de leurs souvenirs les plus chers, leurs économies, tout ce que l'on voudra d'électroniquement stockable, ce qui peut sans doute s'expliquer assez malaisément toutefois, mais ne paraissent pas en avoir conservé quelque traumatisant souvenir, point nettement plus troublant vous me l'accorderez.
Cette incohérence, assez énorme tout de même, ne semble pourtant pas gêner outre-mesure Julien Capron, alors qu'elle aurait dû, décelée, correctement analysée puis amendée, grever la structure entière de son roman, en paralyser le moindre élancement. Un autre livre (ou même aucun : l'autodafé rageur de celui que nous tenons entre nos mains), tel eut pu être le surgeon de cette hypothèse romanesque incorrectement étayée, dont les conséquences logiques n'ont pas été vues quoi qu'il en soit.
Ne rêvons donc point à ce livre palimpseste qui n'existe de toute façon que dans notre esprit (puisque nul, apparemment, n'a relevé cette bizarrerie flagrante dans le livre de Capron) et continuons de porter le fer dans cette plaie décidément ouverte, par insouciance me dira-t-on ou, justement, manque d'expérience (hypothèse ridicule s'agissant de Capron, qui confesse écrire depuis son plus jeune âge) mais qui n'excuse rien à mes yeux. Car c'est décidément, et ce manquement découle logiquement du précédent, ne pas savoir lire que de comparer Amende honorable à 1984 de George Orwell. Une fois encore, notre jeune romancier n'a semble-t-il pas tiré les conséquences de la situation politique qu'il nous décrit pourtant par le détail : car enfin, je ne comprends guère par quel miracle de mansuétude un régime rien de moins que dictatorial, celui-là même que Julien Capron transpose dans notre proche futur, laisse une entière liberté de ton et de sujet à la presse. Au mépris de toute réalité historique d'ailleurs, le premier et invincible souci d'un État fort étant de limiter la liberté d'expression, Capron ne se soucie pas de cette évidence qu'Orwell, lui, a traitée magistralement, démontrant que le contrôle de la réalité s'exerce au moyen d'un langage tout entier déformé et même, véritable coup de génie de la part de l'écrivain anglais, grâce à un langage qui s'appauvrit à l'extrême, puisque le pouvoir absolu ne devrait avoir en théorie besoin, pour diriger absolument ses esclaves, que de quelques mots artificiellement façonnés (1). Nul, dans cette étrange société que nous décrit Capron, ne paraît avoir été incarcéré pour ses opinions, encore moins pour ses écrits.
Julien Capron n'a pourtant pas ménagé sa peine et nous a donné un volume de plus de 600 pages, vice de forme ou pas, colonne vertébrale bizarrement contrefaite. C'est donc qu'il y a autre chose à radiographier dans ce roman qu'une surprenante scoliose, à moins de nous arrêter au moment où Capron nous dévoile cet élément vital qui aurait dû constituer la texture même de son roman et qui paraît aussi vite oublié qu'il a été énuméré, comme un des épisodes livré par quelque historien du futur : l'écrit a été balayé et aucune conséquence notable n'a surgi de cette catastrophe colossale.
Cette autre chose, cette beauté qu'une très vilaine bosse ne parvient à enlaidir qu'en lui ajoutant une touchante imperfection est peut-être bien ce qu'il nous importe de souligner : le motif dans le tapis qu'il s'agit de débusquer.
Amende honorable n'est donc pas seulement un premier roman ambitieux, selon la présentation, sotte et affligeante de banalité, que n'hésiteront pas à nous servir les sots. Il n'est pas seulement une satire, parfois fine, le plus souvent passablement lourde, de notre société telle que la comédie politique en règle l'apparat, les drames et les bouffonneries. Ni même une galerie d'une multitude de personnages qui, malheureusement, n'ont guère de psychologie et sont réduits à de simples fonctions narratives commodément affublées d'un masque grossier, afin que nous ne nous trompions pas sur le rôle qu'ils jouent : le père traumatisé par le meurtre, ignoble, de l'une de ses filles; le flic désabusé, belle gueule solitaire puis trouvant sa moitié (elle-même femme flic et amoureuse transie n'osant pas se révéler), lequel survivra à tous les déchaînements de violence; les responsables politiques qui, eux, paraissent beaucoup moins chanceux puisque le roman de Capron s'ouvre et se clôt par un assassinat; le directeur inflexible (l'un des personnages les plus fouillés de notre roman) d'un monastère transformé en prison ultra-sophistiquée, lequel pourtant se trouvera être bourrelé de remords; la belle révolutionnaire n'ayant aucun scrupule à condamner son nigaud de jeune amant; ce dernier enfin, belle âme juvénile condamné à tort et soumis à la torture, qui finira par livrer le nom de celle qui l'a trahi, etc.
Amende honorable, roman ambitieux dont l'ambition ne peut se résoudre cependant à quelques numéros de voltige narrative (qui tous, hélas, ont été mille et mille fois exécutés par d'autres, quel que soit l'accoutrement du trapéziste...), n'est pas même une méditation tout de même plus dynamique que celle où Le Tunnel de William H. Gass s'enfonce puis s'empêtre, sur la culpabilité et l'innocence auxquelles les hommes doivent, toujours, se confronter s'ils veulent tenir leur rang d'homme. La bête ne juge pas : elle tue. L'homme tue mais exige, pour la paix civile et la quiétude de son âme tourmentée, le jugement, du meurtrier tout autant que du bourreau. Il y a encore autre chose, nous approchons à grandes enjambées du cratère du livre dont nous apercevrons bientôt le fond.
Amende honorable est tout simplement, mais c'est sans doute ce qu'il est difficile de voir, un livre dont le centre est absent. Pourtant, on peut dire que le récit tout entier se précipite dans ce cratère que Mario Vargas Llosa, dans La vérité par le mensonge, affirme être l'origine en même temps que la fin de tout roman digne de ce nom. Ce cratère est le silence, magnifié par le lent cérémonial auquel Capron nous convie, dans un livre qui pourtant rugit de violence : les horaires de l'abbaye de Cluny, à l'époque des équinoxes ajoute l'auteur, c'est-à-dire durant le temps pascal.
Amende honorable est ainsi un roman sur les tragiques conséquences découlant d'une réalité banale dont nul artiste ne semble pouvoir faire l'économie depuis des siècles : Dieu absent, l'homme doit bien s'ériger en juge s'il ne veut point que sa cité ne retourne au chaos. Cette radicale brisure entre l'homme et Dieu entraîne d'innombrables conséquences que Julien Capron évoque selon diverses perspectives qui toutes cependant dirigent notre regard vers quelque hors-cadre que suggère le tableau, malheureusement affublé de la même tare qu'est cette définitive impuissance. Le tableau, à dominantes de gris, tend un maigre doigt vers une hauteur inaccessible : «Le destin s’était éloigné d’eux. Il s’était brisé dans les mille morceaux des faits furibonds. Il n’y avait plus ce lien organique avec le monde qui était la prétention des rois. L’espérance de le recréer, comme ç’avait été le but ultime de la Guerre des Libérations par la démocratie, n’était absolument plus brûlante. L’après-guerre était finie. On était entré dans une ère nouvelle, qui ne disait pas de quoi elle était faite ni vers où elle tendait. Une ère où les choses passaient en fulgurances sans jamais laisser derrière elles un goût de vérité. Le sens allait sans sensation. Il filait entre les doigts en faisant ses malheureux d’une heure ou ses satisfaits d’une heure» (219).
On se doute que cette critique stigmatisant le gouffre séparant les pensées des actions qui en résultent (c'est tout le drame de Macbeth), mélangeant inextricablement le mensonge et la vérité, l'absolue fadeur et la lumineuse grandeur (2), dépeignant une époque, la nôtre, qui semble gangrenée par l'ennui (3) et le bizarre sentiment que tout, durant notre sommeil, absolument tout a été changé de place, cette critique donc ne serait pas complète si elle n'évoquait pas le lien rompu entre les mots et les choses (4), le romancier s'appliquant dès lors à tenter de patiemment recomposer l'antique tapisserie (par le travail, par exemple, sur les patronymes savoureux des personnages ou sur les techniques d'une narration moins polyphonique qu'éclatée, quelques fulgurantes métaphores (5), etc.).
Et cet effort purement littéraire de recomposition d'un monde de nous faire entrevoir l'horizon caché vers lequel Julien Capron nous invite pourtant à tourner notre regard. Qu'importe que rien ne vienne de cette ligne où terre et ciel se confondent puisqu'il nous faut sans cesse faire office de vigie et attendre que le vent soulève le sable du désert des Tartares.
Amende honorable de Julien Capron est ainsi un livre tout entier tendu vers Celui avec lequel il importe, seul, de dialoguer : Dieu. Un roman par défaut, suivant la voie négative propre à toute expérience butant sur l’imperfection radicale de la langue, un roman sur le faux dieu remplissant comme de la cire fondue la place laissée vide, l'idole que devient l'homme lorsqu'il prétend s'ériger en Juge, et exiger, au cours d'une période probatoire pouvant être reconduite (l'amende honorable justement), de celui qui sera de toute façon exécuté une transparence qui, forcée sur Terre, ne peut qu'être diabolique.
La multitude de références bibliques (le Deutéronome mais aussi les Psaumes et l'évangile de Matthieu) émaillant ce roman ou plutôt lui imprimant son rythme, son souffle, nous invite pourtant à tracer les contours de sang d'une figure encore plus secrète et terrible que celle du Vieux Juge du Désert que l'homme défie crânement (6), El Shaddaï. Cette figure absente (7) est celle du Christ, dont pas une seule ligne d'Amende honorable ne prétend atténuer la souffrance, encore moins la moquer, l'auteur, et c'est bien la marque des meilleurs romanciers, accompagnant avec une compassion réelle chacun des pauvres hères dont il campe les hésitations et tourments lorsqu'ils se trouvent comme Celui qui les a précédés au bord de l'abîme. C’est ce véritable dialogue forcément solitaire (8), malgré une multitude de voix mises en branle, avec une figure inscrite en creux qui constitue le texte invisible d’Amende honorable et c'est en lui que je veux voir la maîtrise future, la promesse plutôt d’un véritable romancier, Julien Capron.

Notes
* Toutes les références des pages données dans ce texte renvoient au roman de Julien Capron (Flammarion, 2007).
(1) «Comparé au nôtre, le vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de presque tous les autres en ceci qu’il s’appauvrissait chaque année au lieu de s’enrichir. Chaque réduction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir», George Orwell, 1984 (Gallimard, coll. Folio, 2001), p. 434. Le lecteur quelque peu au fait de ces problématiques abondamment évoquées sur Stalker aura gardé en mémoire l'exemple, remarquable, que nous fournit Victor Klemperer d'une réification du langage dans son fameux ouvrage, LTI La langue du IIIe Reich (Presses Pocket, coll. Agora, 1998, pp. 40-41) : «Mais elle [la langue nazie] change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret.»
(2) «Aucune société ne fait à un individu l’honneur de lui confier une fonction réellement importante. On a bourré jusqu’à la gueule le moindre emploi de ces compromis grâce auxquels on fait, fragilement, vivre ensemble les orgueils. Dès lors, il n’y a plus de petits et plus de grands. Il y a ceux qui refusent le marché et ceux qui endossent le faux mérite. Dès lors, il n’est plus de choix que de rater par dévotion à ses principes, ou de réussir avec le soupçon de mal faire, et cette sempiternelle et molle consolation de faire tout de même» (p. 576).
(3) «Les études sont faites pour nous justifier face aux œuvres impitoyables que nous ont laissées ceux qui n’ont pas admis de mourir du mol et lent suicide de vivoter» (p. 287).
(4) Comme le remarque le présentateur vedette du journal télévisé, Hippolyte Binasse, moquant une phrase typiquement journalistique : «Exceptionnellement rare… Quand on ne comprend même plus ce que les mots veulent dire, on en donne deux pour le prix d’un. Recharge paniquée du verbe quand, malgré la paresse à se faire une voix, il faut bien dire», (p. 249). Notons que les pages les plus savoureuses écrites par Julien Capron sont sans conteste celles qui décrivent les rouages d'une des grandes chaînes nationales de cette France future et décidément copie fidèle de celle dans laquelle nous vivons. Quoi qu'il en soit, l'une des conséquences de cette rupture entre les mots et les choses est, paradoxalement, le sentiment selon lequel nous n'avons plus notre place, nous ne la tenons plus, puisque les faux mots et les fausses images paraissent avoir envahis les hommes creux que nous sommes devenus : «La voilà, la texture réelle des faits, l’insoutenable cuauté du monde indéniable. Comme le froid, comme la pluie. Nous ne racontons pas la guerre. Images, télévision, information, nous sommes devenus le front. Au-delà de nous. Plus de terre, plus de frontière. Plus que nous à gagner et à détenir. Nous, mase. Nous, gibier de génocide. Nous, réservoir de bourreaux. Nous, infinie foule toujours à vaincre. Nous, flots à irriguer par la peur» (254).
(5) Ainsi : «L'eau froide et noire se frayait un chemin à travers les grandes soutanes des immeubles» [...] (p. 203). Ou encore : «Quand je ne verrai plus jamais dans tes yeux la peur même que flanque l’amour aux gars qui rêvent encore de s’enfoncer toujours plus loin vers l’ouest, avec la tronche burinée et en négociant leur cheval, pour braconner les squaws agiles sur le chemin» (p. 470).
(6) «Brins de nature, timides concessions au ciel, c’était l’homme avec ses yeux luisants qui regarde Dieu bien en face et lui affirme qu’il ne lui fait pas peur» (p. 327). Cette phrase m'a fait songer au magnifique roman intitulé Smeterling de Georges Ribemont-Dessaignes dans lequel on peut lire : «Il y a une manière de croire à Dieu qui consiste à l'obliger de paraître au seuil du ciel, en face de sa créature», Smeterling (Allia, 1988), p. 257.
(7) Je viens de relire mes notes et je me dois de nuancer ma phrase, par cette image, superbe : «[…] quand les mèches du Fils de l’homme avaient été léchées de feu au bord de l’abîme» (p. 467).
(8) «Il fallait faire face au passage de l’horreur et se tenir debout. Demander justice si on le pouvait. Pour s’aider à dormir. Mais c’est tout.
C’est seul qu’on éprouve. Seul qu’on traverse. Demander à l’État de vaincre cette solitude, c’est lui faire beaucoup trop d’honneur. Un honneur dont il saura se servir un jour pour punir toutes les intimités qui le dérangent» (643).

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