Peut-on moraliser le capitalisme ? Brèves notes critiques sur les réponses de Nicolas Tenzer et André Comte-Sponville, par Francis Moury (05/04/2009)

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Photographie : Axel Schmidt/AFP.


Modeste et paradoxale contribution à une moralisation du capitalisme, ici.

De ce débat organisé par Le Figaro Magazine entre deux philosophes intellectuellement bien formés – qui sont aussi, certes, et c'est un aspect moins sympathique de leur cheminement, des fonctionnaires, ayant en partie travaillé et fait leur carrière sous le socialisme le plus corrompu et le plus corrupteur – j'attendais mieux.
Dans ce débat, j’escomptais en outre des commentaires et non pas des éructations d'analphabètes. Cela dit, on doit être a priori sans illusion sur la capacité intellectuelle des lecteurs d'un journal : Nietzsche le savait. Les journalistes le savent mieux que quiconque, au demeurant : ils connaissent leurs lecteurs. Passons sur ce point : le social, disait Gabriel Marcel, est le domaine de la désillusion. Preuve apportée par les commentaires en question, d'un niveau culturel et intellectuel réellement désolant. Nos deux «fonctionnaires de la vérité» auraient-ils discuté pour des êtres ne sachant ni lire ni écrire ou ayant oublié comment on lit et comment on écrit ? On pourrait le croire si on lit le débat puis les commentaires dans la foulée, d'une manière détendue et détachée, encore davantage si on s'imagine par exemple que ce débat et ces commentaires seraient les ultimes traces de notre civilisation, découvertes par hasard au fond du disque dur d'un serveur dans cent... ou mille ans par nos successeurs possibles sur Terre : des êtres capitalistes immoraux ou des êtres moraux n'ayant plus d'économie pour cause de destruction de tous les biens et de toutes les manières et tous les arts de les fabriquer comme de se les procurer. Donc n'ayant plus de livres, plus d'ordinateurs, plus de tableaux noirs, plus rien. Dans cette dernière hypothèse, nous pourrions encore imaginer qu'un ultime être humain ait conservé la culture et les moyens matériels de la connaître, la reproduire, la transmettre, et que c'est celui-là qui nous lit... qui nous lira.
Je brise là avec la science-fiction et j'en viens au débat lui-même.
De Tenzer, mon ancien condisciple de Louis le Grand, j'attendais mieux que sa première réponse que je cite : «Savoir si le capitalisme est moral ou non n'a pas grand sens. La vraie question est de savoir s'il peut être soumis à des règles venant du politique, lequel définit le juste et l'injuste, concrétisés par la suite dans des principes et des codes d'éthique impératifs, sachant que ladite éthique peut être soluble dans le politique. En ce sens, il y a bien un ethos du capitalisme, qui n'a rien à voir avec la morale individuelle. Pour que le capitalisme soit accepté, il est important qu'il obéisse à des règles perçues comme légitimes.»

666932273.jpgPremière déception :
J'attendais mieux d'abord parce que la question posée par Le Figaro n'est pas celle à laquelle répond Tenzer. Le Figaro ne demande pas si le capitalisme est moral ou non. Il demande si on peut le moraliser, ce qui suppose qu'il est par définition et déjà immoral. Première confusion commise par l’auteur qui dénonce pourtant les supposées confusions d'une société française dont il est fonctionnaire comme son contradicteur.

Deuxième déception :
Le politique, contrairement à ce que dit Nicolas Tenzer, ne définit pas les règles du juste et de l'injuste. Le juste et l'injuste sont définis par la morale = l'éthique (Morale à Nicomaque, Éthique à Nicomaque : Brochard, Voilquin, etc. ont traduit le titre du traité d'Aristote tantôt par le premier terme, tantôt par le second, pris absolument comme synonymes) pas par Le Politique (Platon) ni par La Politique (Aristote). Mgr. Dies pensait, en 1947 dans son introduction à La République – non pas en C.U.F. mais en Grands textes de l'antiquité classique traduits en français, chez le même éditeur, Les Belles lettres, mais épuisé je pense, depuis longtemps – si ma mémoire est bonne, que Platon n'était venu à la philosophie que par la politique et pour la politique : Victor Brochard avait déjà précisément critiqué d'avance cette erreur. D'autres commentateurs ont d'ailleurs repris ses bons arguments.

Troisième déception :
Il affirme que l'éthique est soluble dans le politique. Comme si cela était une loi de la nature. Chez Machiavel, peut-être, mais nullement chez les autres penseurs. L'éthique est l'éthique; la politique est la politique, l'économie est l'économie : Tenzer les identifie subtilement au lieu de maintenir leur distinction. La politique peut même se définir d'une manière simplissime, par une équation qui nous amène loin de ces contresens et de ces confusions qui se trouvent uniquement dans la pensée de Tenzer, pas dans le réel : la politique = l'économie + la morale. Comte-Sponville n'a certes pas inventé la poudre mais il raisonne sur des bases saines, cartésiennes : penser c'est d'abord distinguer. Tenzer confond tout, d'emblée. Il est vrai que la confusion n'était guère possible entre son Banquet et celui de Platon : l'un fut toujours filandreux et très laborieux, l'autre demeure un modèle littéraire dont la clarté dissimule des choses cachées que seul une élite peut découvrir, comme l'a bien montré, en son temps, Victor Brochard.

Quatrième déception :
Comment un système économique pourrait-il produire sa propre morale ? Et quel est cet «ethos» qui serait le résultat d'un système économique ? Si on (re-)lit les deux volumes de l'admirable Marx du phénoménologue Michel Henry (Gallimard, NRF, 1976), on peut aisément voir que Marx se définissait d'abord comme n'étant pas marxiste : il réfutait toute réduction de la politique à l'économie, et toute idée de production d'une morale ou d'une politique par l'économie. Pour Marx, l'économie était… l'économie, la morale la morale, la politique la politique. Comme elles étaient déjà identiques à elles-mêmes et séparées les unes des autres pour Platon, pour Aristote, pour les augustiniens, les thomistes, et qui sais-je encore ?
Je ne peux cependant pas, en dépit de ces critiques fondées et graves, conclure en disant que le contradicteur Comte-Sponville sort gagnant de la dispute.
Je cite cette perle parmi quelques autres : «La justice, ce n'est pas seulement le droit, c'est aussi une vertu morale !»
Lorsqu'on confond droit et justice, tout devient possible, tant la confusion est, là aussi, irrémédiable et totale. Quelle idée étrange que le droit soit la justice, ou la justice le droit ! Si le droit était juste, à quoi serviraient donc les juges ? Et pourquoi Pascal aurait-il songé à franchir les Pyrénées en parlant du droit formel, si le droit formel était doté d'une nécessité identique à celle qui régit la justice ?
D'ailleurs Comte-Sponville n'a-t-il jamais lu Hegel sur ce sujet ? Hegel a dit le dernier mot là-dessus, après bien d'autres. Je le lui cite donc afin de lui rafraîchir la mémoire dont je lui fais néanmoins crédit : «Il faut que ce qui est reconnu être en relation avec l’État fasse aussi partie de ce qui est mis à part […] mais une liberté pour laquelle il y aurait quelque chose de véritablement extérieur, étranger, n’est pas une liberté; son essence et sa définition formelle sont précisément qu’il n’y a rien d’absolument extérieur. […] Si l’on applique cela, par exemple, à la peine, en elle la représaille seule est rationnelle, car, par elle, le crime est réprimé […] ainsi la peine est la restauration de la liberté, et le criminel est aussi bien resté libre, ou, plutôt, rendu libre, que celui qui punit a agi rationnellement et librement. Si, par contre, la peine est représentée comme contrainte […], elle tombe entièrement sous le concept commun d’une chose déterminée, face à une autre chose, ou d’une marchandise en échange de laquelle quelque chose d’autre, à savoir le crime, est à racheter, et l’État tient, en tant que pouvoir judiciaire, un marché avec des déterminités qui s’appellent des crimes et qu’il a à vendre contre d’autres déterminités, et le Code est le prix courant» (G. W. F. Hegel, Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel (trad. B. Bourgeois, Éditions. Vrin, coll. B.T.P., 1972).
Je conclus ce commentaire désabusé et ironique en confirmant que le prénom de Hegel n'est pas «Friedrich», contrairement à ce qu'indique la «citation du jour» du Figaro, mais qu'on doit mentionner, lorsqu'on veut le mentionner correctement, l'intégralité abrégée de ses trois prénoms. Ce qui donne, afin d'éviter toute erreur : G.W.F. Hegel.
Ces critiques émises, à l'encontre de Tenzer d'abord, de Comte-Sponville ensuite, et même un peu à l'encontre du Figaro qui laisse polluer un débat, malgré tout de haute tenue, par des commentaires ahurissants, c'est le résultat de ma belle liberté, critique et sévère mais conceptuelle, contre celle des commentateurs abrutis qui ont écrit sous le débat leurs éructations qui sont dénuées de rigueur, voire de sens car elles ne renvoient parfois même pas au contenu ni à la forme du débat lui-même : savoureuse mise en relation, en tout cas, qu'il faut déguster en gourmet pessimiste et nihiliste !

On me demandera peut-être : «Et vous, qu'en pensez-vous ? Peut-on moraliser le capitalisme ?»

Si on me pose une telle question après avoir lu ce qui précède, c'est qu'on ne l'aura, bien sûr, ni vraiment lu, ni vraiment compris.

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