La Société ouverte et ses nouveaux ennemis d’Alain Laurent, par Roman Bernard (10/01/2010)

Je reproduis la note de présentation du séminaire que tiendra Alain Laurent à partir du jeudi 14 janvier à 19 heures au 53 rue d'Auteuil, métro Église d'Auteuil. Plus de renseignements ici, sur le blog de Damien Theillier. Les commentaires, sur cette note, conformément aux souhaits de Roman, sont ouverts.

Bio-bibliographie
Philosophe (travaux sur Descartes et plus généralement les questions du libre arbitre et de la responsabilité individuelle), essayiste (près d’une vingtaine d’ouvrages publiés – au Seuil, aux PUF, aux Belles lettres, chez Hachette et Autrement; dernier ouvrage paru : La société ouverte et ses nouveaux ennemis, Belles Lettres, 2009) et éditeur (directeur des collections «Bibliothèque classique de la liberté» et «Penseurs de la liberté» aux Belles lettres), Alain Laurent consacre depuis 1990 une part importante de son activité aux problématiques et à l’histoire du libéralisme (Les grands courants du libéralisme, Nathan, 1998; La Philosophie libérale, Belles Lettres, 2002 – Prix de l’Académie française; Le libéralisme américain, Belles Lettres, 2006 – Prix du livre libéral).
L’objet du séminaire sera de prolonger ces investigations en empruntant des «chemins de traverses» qui proposeront des perspectives transversales (éventuellement en compagnie d’invités) allant volontiers à contre-courant des idées reçues, susceptibles de renouveler l’approche du libéralisme et de provoquer le débat – généralement en relation avec des problèmes d’actualité, des travaux en cours ou des publications récentes.
La première séance du séminaire, le 14 janvier, fera en conséquence le point sur l’historique (largement méconnue) et la polysémie des termes «libéral» et «libéralisme» à partir des matériaux inédits collectés en vue de la rédaction d’un chapitre de l’anthologie La Pensée libérale (préparée avec V. Valentin et à paraître en 2011 dans la collections Bouquins chez Robert Laffont).

22510100375640L.gifÀ propos d'Alain Laurent, La société ouverte et ses nouveaux ennemis (Les Belles Lettres, 2008).
LRSP (livre reçu en service de presse).

«Épisodes de la loi contre le port du voile islamiste et sexiste dans la sphère publique et institutionnelle puis des émeutes dans certaines banlieues sur fond de guérilla urbaine latente et de délinquance devenue un mode de vie, manifestations d’antisémitisme inédit, revendications de “visibilité” de la part de “minorités” bruyantes, affaire Redeker avec demandes de promulgation de lois anti-blasphème et invitations à l’autocensure au sujet de l’islam; mais aussi, hors de France, assassinat de Theo Van Gogh et nouvel exil pour Ayaan Hirsi Ali aux Pays-Bas, un Danemark sidéré par l’“affaire des caricatures de Mahomet” et ses suites, une Grande-Bretagne victime d’attentats fomentés par certains de ses citoyens issus de l’immigration et renonçant de plus en plus aux illusions multiculturalistes, une Espagne bouleversée par l’attentat de Madrid et en voie d’être submergée par des vagues de “boat people” africains — et toute une Europe découvrant que même le pape ne peut plus s’exprimer sans déclencher une tempête mondiale de protestations […]» (Prologue, p. 9).

Dès l’abord, Alain Laurent refuse de se cantonner au contexte hexagonal, pour montrer que les problèmes relatifs à l’islam en France sont peu ou prou les mêmes en Europe et en Amérique du Nord. Ce qui permet d’invalider toutes les explications franco-centrées qui empêchent de se faire une idée précise du problème : non, l’islamisation de la France ne signifie pas seulement la «crise du modèle républicain», comme on le lit trop souvent.
«Partout, sur fond de politique de l’autruche, de désir d’apaisement à tout prix mais aussi de complaisance quand ce n’est pas de complicité avec les acteurs volontaires ou involontaires de ces nouvelles menaces, un semblable dénégationnisme tend à minorer, dissimuler même, la réalité et la gravité du drame en cours. Partout, sous l’emprise du “politiquement correct”, il est malséant, suspect, voire quasiment délictuel, de publiquement critiquer l’islam ou simplement de postuler le “choc” de certaines de ses valeurs traditionnelles avec celles de la modernité occidentale. Comme de s’interroger sur les effets induits par une immigration non occidentale de masse et la possibilité objective de son intégration. “Xénophobie”, “islamophobie”, “racisme” : les anathèmes de toutes parts déversés sur qui ose transgresser ces nouveaux interdits le sont au nom d’une ouverture sans limites et d’un impératif d’accueil aux autres cultures et à toute la “misère du monde”. Et, partant, des droits de l’homme, des principes de pluralisme et de tolérance, de libre circulation et installation, et de la liberté religieuse propres aux sociétés ouvertes occidentales» (p. 10).
Plus que la République, plus que la France, plus même que l’Europe et l’Occident, c’est donc la société ouverte qui se trouve menacée aujourd’hui, d’une part par la submersion migratoire des sociétés occidentales, de l'autre par une interprétation maximaliste de ses principes, faisant des sociétés ouvertes des «auberges espagnoles» sans frontières, destinées à être subverties par leurs ennemis puis à s’auto-dissoudre. À travailler contre elles-mêmes.
Le libéral Alain Laurent prolonge ainsi la réflexion de Karl Popper, qui en 1944 écrivait La Société ouverte et ses ennemis, ainsi que de Jean-François Revel, auquel Alain Laurent rend largement hommage dans son ouvrage. Pour Revel, la société ouverte, même une fois ses ennemis nazi et soviétique vaincus, ne pouvait qu’être à nouveau menacée. Il convenait donc d’actualiser le propos initial de Popper, l’anti-nazisme et l’anti-soviétisme ne permettant pas de prendre conscience des menaces actuelles.
Mais qu'est-ce que la société ouverte ? En quoi s'oppose-t-elle à son contraire, la société close ?
La société ouverte, nous dit Laurent, est une société individualiste, tandis que la société close est collectiviste. Cette dernière peut prendre diverses formes, des sociétés régies par la charia à celles, vers lesquelles nous tendons, qui recyclent un marxisme honteux : qu’est-ce que l’écologisme, sinon l’ultime avatar du collectivisme, faisant fi des libertés économiques de l’individu ?
C'est en montrant la similitude profonde des différentes formes de la société close qu'Alain Laurent peut évoquer l'alliance entre leurs tenants sans verser dans le conspirationnisme.

Forfaiture et censure
Comment en sommes-nous arrivés là ? Des sociétés ouvertes bien gouvernées et administrées auraient-elles pu devenir aussi vulnérables à leurs ennemis de l’extérieur, s’il ne s’en était trouvé à l’intérieur, œuvrant consciemment ou non à la ruine des démocraties occidentales ?
Non, évidemment, répond Alain Laurent dans son second chapitre, consacré à la «forfaiture morale et juridique des États», où il dénonce, chose surprenante à première vue pour un libéral, le laxisme migratoire des dirigeants européens. Contrairement à l’image que l’on donne souvent des libéraux, le libéralisme ne signifie pas l’immigrationnisme. Il postule le respect des règles de l’État de droit par les immigrés, ce que les États européens n’ont pas exigé d’eux selon Alain Laurent.
L’auteur n’hésite donc pas à prôner l’expulsion sans états d’âme, et manu militari au besoin, des immigrés clandestins qui s’«invitent» dans les sociétés ouvertes et en violent ainsi les lois.
Il y a forfaiture juridique des États, lorsque les gouvernants et administrateurs, par veulerie, refusent d’expulser les clandestins comme il se devrait. Forfaiture aussi, lorsque des mosquées sont construites sur des terrains publics, loués à des «associations cultuelles» pour des loyers dérisoires, au mépris de la laïcité, dont ces élites ne se réclament que lorsqu’il s’agit de combattre l’Église. Forfaiture encore, quand les gouvernements prennent des mesures de «discrimination positive» pour corriger le défaut d’intégration des immigrés et de leurs descendants, au mépris de l’égalité des droits qu’ils ne cessent pourtant de proclamer.
Ces actes de forfaiture ne seraient pas possibles s’il n’y avait une censure largement répandue dans la classe politico-médiatique, interdisant de nommer les problèmes et ainsi d’en informer l’opinion. Alain Laurent, dans le troisième chapitre, revient sur l’affaire des caricatures de Mahomet, début 2006, au cours de laquelle la quasi-totalité des dirigeants et faiseurs d’opinion occidentaux a justifié les demandes d’interdiction émanant du monde musulman. La liberté d’expression, principe fondamental de la société ouverte, est donc devenue, pour ceux qui en assurent la direction, un poids trop encombrant. Un obstacle.

L’«islamophobie» n’est pas d’extrême-droite
Cette censure ne s’est pas imposée d’elle-même. Elle est la résultante de l’imprégnation de l’idéologie prétendument antiraciste dans les mentalités occidentales depuis les années 1970.
Autre avatar du marxisme honteux, l’“anti”racisme a conduit à faire assimiler à du racisme toute critique des effets d’une immigration massive, dont l’islamisation des sociétés d’accueil. L’alliance objective de l’islam et du gauchisme est même devenue manifeste avec la lutte de la gauche contre l’ «islamophobie», fumeux concept forgé naguère par l’ayatollah Khomeiny.
Depuis lors, toute personne qui critiquerait l’islam serait immédiatement considérée comme étant d’extrême-droite, quand bien même elle serait issue de la gauche ou de l’extrême-gauche, ou tout simplement du centre ou de la droite démocratiques. Alain Laurent évoque notamment le cas du député néerlandais Geert Wilders, libertarien comme lui et assimilé à tort à l’extrême-droite pour ses prises de position anti-islam. Il est pourtant tout à fait cohérent, pour un libéral qui n’a pas perdu de vue l’idéal de liberté, de critiquer les aspects liberticides inhérents à l’islam, et de dénoncer la complaisance dont ils jouissent en Europe.
Rompu à l’art du contre-pied, Alain Laurent rappelle que la véritable extrême-droite, celle incarnée en France par Jean-Marie Le Pen et le Front national, se retrouve sur la même dénonciation de l’«islamophobie» que ses ennemis “anti”racistes supposés : Le Pen était par exemple opposé à l’interdiction du voile islamique dans les écoles publiques, et favorable à la censure des caricatures de Mahomet. Puisque la gauche morale ne cesse de «nazifier» toute personne qui tiendrait ponctuellement des propos proches de ceux de Jean-Marie Le Pen, il conviendra donc, à l’avenir, de rappeler qu’elle communie avec Le Pen dans l’islamophilie.

Les défenseurs de la société ouverte en Occident et dans le monde arabo-musulman
Alain Laurent consacre les cinquième et sixième chapitres aux résistants intérieurs et extérieurs à cette alliance islamo-gauchiste objective. Il montre que des intellectuels anti-totalitaires, souvent issus de la gauche (Bruckner, Finkielkraut, Redeker, Taguieff), ont été qualifiés à tort par les “anti”racistes de «néo-réactionnaires», alors qu'ils ne faisaient, selon lui, que rappeler et défendre les valeurs fondamentales, et oubliées, de la société ouverte.
D’autres défenseurs de la société ouverte proviennent du monde musulman. C’est à ces «(ex-)musulman(e)s libres» qu’Alain Laurent dédie son ouvrage ainsi que le sixième chapitre : Ayaan Hirsi Ali, Chahdortt Djavann, Irshad Manji, Taslima Nasreen, Wafa Sultan.
Ce qu'Alain Laurent ne dit pas, c'est que ces (ex-)musulman(e)s libres sont occidentalisés. Leur défense de la société ouverte est donc aussi une défense de la civilisation occidentale.
Le lecteur remarquera qu’il s’agit principalement de femmes. Il existe une explication simple à cela : si les femmes originaires de pays musulmans savent très bien ce qu’implique, pour elles, l’invraisemblable intolérance islamique, les hommes sont beaucoup plus ambigus : ainsi du navrant Mohamed Sifaoui, qui, reprenant la distinction artificielle entre islam et islamisme, essaie de faire croire que le terrorisme islamique est un dévoiement, pis, une négation de sa tradition. On se demande alors comment une religion qui, dès lors qu’elle devient majoritaire dans une société, s’accompagne toujours de violence, de pauvreté et d’ignorance, pourrait n’avoir aucun rapport avec ces fléaux. Mohamed Sifaoui est à comparer à ces anciens communistes qui, reconnaissant les crimes de Staline, estiment que le vrai communisme n’a pas été appliqué. De ces «alliés» de circonstance, Alain Laurent appelle donc à se méfier.

Occident, soleil couchant
Alain Laurent démontre bien que l’ennemi majeur de la société ouverte est autochtone. Sans lui, l’ennemi extérieur, islamique, ne serait rien, puisqu’il n’aurait pu franchir les frontières.
On pense d’emblée à la gauche radicale, qui dédouane systématiquement la racaille de ses crimes et absout les djihadistes lorsqu’ils commettent des attentats. Elle est aussi de tous les combats pour la régularisation massive des clandestins, notamment au travers d’associations «sans-papiéristes» qui profitent du droit du sol en France pour y importer des immigrés.
Mais cette ultra-gauche ne pèse qu’en raison de la capillarité qui existe entre elle et la gauche morale, porteuse d’un “anti”racisme dévoyé. C’est cette gauche-là qui se laisse séduire à la fois par l’extrême-gauche et par l’islam, qu’elle persiste à voir comme une religion d’amour, de tolérance et de paix. C’est cette gauche-là qui détient le système éducatif et les médias, et partant exerce le pouvoir moral décisif pour instiller le poison qu’est le multiculturalisme.
Cet ennemi intérieur est d’autant plus difficile à combattre qu’il se réclame des valeurs de la société ouverte, notamment le pluralisme qui, interprété de manière hyperbolique, conduit au multiculturalisme, dont il est la perversion. Avec le multiculturalisme disparaît l’individu derrière sa communauté, qui obtient des droits collectifs, comme les horaires réservés aux femmes dans les piscines publiques ou l’insertion de la charia dans le droit civil.
Comment ne pas être d’accord avec l’auteur quand il décrit ce dévoiement des sociétés ouvertes par ceux qui prétendent les défendre comme la preuve d’une haine de soi, d’un masochisme occidental qui s’apparente de plus en plus à un authentique suicide culturel ?
Si les sociétés ouvertes occidentales sont vulnérables, c’est que la civilisation occidentale, qui en constitue le substrat et le refuge, est décadente, prête à s’autodétruire devant ses ennemis.
Il faudra donc, parallèlement à la défense et à la réaffirmation des idéaux de liberté qui sont partie intégrante de son identité, que l’Occident refonde ses valeurs, qu’il pratique sur lui-même un inventaire qui doit mener à une renaissance : une rénovation occidentale. C’est ce qui manque à l’ouvrage d’Alain Laurent, et qui doit nous conduire à formuler trois remarques.

Trois remarques d’ordre général sur La Société ouverte et ses nouveaux ennemis :

Règlement de comptes à OK Libéral
Pour qui connaît un peu le microcosme (on devrait même, en France, parler de nanocosme) libéral, il est manifeste qu’Alain Laurent a voulu régler des comptes avec les libéraux relativistes (et donc multiculturalistes), comme le risible Guy Sorman. Dans son livre La Philosophie libérale, Alain Laurent avait déjà excommunié de la tradition libérale tous les liberals américains comme John Rawls, plus soucieux de libertés sociétales qu’économiques ou intellectuelles. Hélas, c’est cette tendance qui semble dominer dans le désert libéral français. On attend toujours que les groupuscules libéraux hexagonaux s’expriment sur le sujet de l’islam, qui préoccupe pourtant une part croissante de l’opinion publique européenne.
La démarche d’Alain Laurent est louable, mais on ne voit guère où il trouvera des alliés dans sa famille idéologique. Le libéralisme français, moribond, ne semble pas près de renaître.

Les pompiers-pyromanes du laïcisme et du féminisme
Une limite importante de l’approche d’Alain Laurent est qu’elle trahit un laïcisme farouche, s’opposant à l’islam d’abord en tant que religion. On pourrait pourtant lui rétorquer que la déchristianisation de l’Europe n’est pas sans lien avec son islamisation actuelle. En sapant les fondements religieux de la culture occidentale, les laïcistes l'ont rendue très vulnérable aux idéologies messianiques de substitution (fascisme, nazisme, communisme et aujourd’hui “anti”racisme, écologisme) ainsi qu’à l’islam, qui vient remplir la place laissée vacante par le christianisme.
Par ailleurs, Alain Laurent ne semble pas voir l’incohérence des féministes engagées dans le combat anti-islamique : Anne-Marie Delcambre, Caroline Fourest, feue Oriana Fallaci. Si les sociétés ouvertes sont impuissantes face à leur islamisation, ne faut-il pas aussi en attribuer la responsabilité à un féminisme misandre et castrateur, facteur d’effacement du père, de déclin du courage, d’éclatement de la famille, puis de dénatalité ? La même remarque est à faire à l’adresse de Geert Wilders, qui dénonce régulièrement l’«homophobie» inhérente à l’islam.
Croit-il sérieusement arrêter les moudjahidines d’Al-Qaida avec les chars de la Gay Pride ?
Une critique particulière doit donc être faite du média Riposte laïque, tout à la fois socialiste, laïciste et féministe. Les auteurs de ce site font preuve d’un beau courage contre l’islamisation de l’Europe. Mais leur entreprise a autant de chance de réussir qu’un pompier qui tenterait d’éteindre un incendie en reliant son tuyau d’arrosage à un camion-citerne rempli d'essence.

Pas de liberté sans identité
Il était judicieux de dépasser le champ trop restreint de la France. Mais il est dommage qu’Alain Laurent ne se soit pas saisi pleinement, comme Philippe Nemo (1), de la question identitaire. C’est d’abord l’Occident chrétien qui est visé par le Djihad. Et c’est d’abord la conscience commune d’une identité occidentale qui peut conduire les Occidentaux à s’unir pour contrer le péril islamique, et, avant toute chose, à mettre fin à leur propre suicide.
On imagine mal les Occidentaux se lever pour défendre un concept aussi abstrait que celui de la société ouverte. En revanche, peut-être que les derniers hommes libres qui subsistent en Occident accepteront de se battre pour leur pays et pour tout ce qui relie ce pays aux autres pays occidentaux : le christianisme.

Note
(1) Qu’est-ce que l’Occident ?, 2004.

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