Le libéralisme méconnu de Renaud Camus, par Roman Bernard (08/04/2011)

Crédits photographiques : Gonzalo Fuentes (Reuters).
518SUNGDnCL._SS500_.jpgÀ propos de Renaud Camus et Parti de l’In-nocence, l’Abécédaire de l’In-nocence, Éditions David Reinharc, 2010.
LRSP (livre reçu en service de presse).


Renaud Camus était, en octobre 2010, un mois avant la parution de son Abécédaire, «candidat à la candidature pour 2012», le premier à se positionner dans la course à l’Élysée. Il est peu probable que l’écrivain croie vraiment à la possibilité de recueillir les 500 parrainages de maires, conseillers généraux ou régionaux, parlementaires nationaux ou européens, nécessaires pour briguer la magistrature suprême. La présence d’un formulaire de promesse de parrainage en annexe du livre n’y suffira pas.
Cet Abécédaire de l’In-nocence, du nom du parti politique qu’il a fondé en 2002, n’en constitue pas moins un véritable programme politique, avec 240 entrées correspondant à autant de thèmes au sujet desquels Renaud Camus et le Parti de l’In-nocence ont publié des communiqués ou des éditoriaux (près d’un millier) depuis près de dix ans.
Puisque Renaud Camus veut être considéré comme un homme politique, c’est le politique et le politique seul que nous jugerons à la lecture de son Abécédaire.

Un contrat social hobbesien plutôt que lockéen
Dès l’introduction (pp. 5-18, l’auteur souligne), Renaud Camus affiche une vision hobbesienne du contrat social : «[L]’in-nocence s’inscrit dans la tradition du contrat social, du covenant, de la convention fondatrice d’état politique ou civique, civilisationnel, citoyen : pacte mythique le plus souvent, bien entendu, imaginaire, mais non moins déterminant pour autant, passé au sein de la horde primitive ou de toute masse humaine où l’homme se montre un loup pour l’homme, selon l’expression consacrée, et où règnent la violence, la nocence, la nuisance généralisée» (p. 5). D’où l’idée que la civilisation se définit par la réduction des nuisances, des nocences, d’un état originel de barbarie vers un état de non-agression maximale.
Cette conception d’un état initial de guerre de tous contre tous n’est d’ailleurs pas si éloignée de celle d’un John Locke (1632-1704), qui s’est inspirée de l’analyse de Hobbes (1588-1679) pour la retourner. Tous deux décrivent un état de nature dans lequel les hommes se font justice eux-mêmes. Mais alors que, pour Hobbes, les contractants doivent abdiquer toute leur souveraineté au Léviathan, Locke voit l’état de société succédant à l’état de nature comme une simple association d’individus libres, pouvant à tout moment reprendre leur pleine souveraineté individuelle si leurs droits naturels sont menacés par l’État, ou par d’autres individus. En cas d’agression, l’individu est ramené à l’état de nature et a donc le droit, selon Locke, de se faire justice lui-même : c’est ce qui fonde le droit au port d’arme et à l’auto-défense dans les rares pays occidentaux qui ont octroyé aux hommes libres ce droit consubstantiel de leur liberté avant l’époque moderne.
L’inquiétant pour le libéral est que Renaud Camus, tout comme Hobbes, ne laisse pas de réelle porte de sortie. Et s’inquiète donc, dans l’entrée consacrée à la police (pp. 414-8), de la privatisation de la sécurité (pp. 417-8) qu’il interprète comme «un sûr indice de la décivilisation en marche» et «non seulement le signe certain mais l’instrument accélérateur d’un retour à la barbarie». C’est pourtant le retour à une sécurité privée, dans l’ère que l’on a appelée féodale, qui a permis que soit sauvegardée la civilisation de la barbarie. Tout État, lorsqu’il entre en dégénérescence – ce qui semble être le cas de la plupart des États occidentaux aujourd’hui – doit permettre une clause de sécession, sans quoi il finit par engloutir la civilisation avec lui.
Renaud Camus, qui habite dans un château, le sait mieux que quiconque, et il reconnaît d’ailleurs dans son introduction (cf. p. 17) que «nous vivons barricadés dans nos immeubles et maisons, encombrés de codes de sécurité, d’alarmes et de portes blindées. Nos rues sont pleines de caméras de vidéo-surveillance […] et si d’aventure nous nous plaignons à nos dirigeants de la violence croissante, que ce soit à l’école, dans la rue ou dans les transports en commun, ils nous répondent que nous ne devons pas nous inquiéter, qu’ils vont augmenter le nombre des policiers, accroître la surveillance de tout, des rues, des routes, des galeries marchandes, des cours de récréation, des salles de classe, des hôpitaux et des cages d’escalier; et alourdir la répression, aggraver les peines. Mais il y a là un malentendu complet. Ce que nous souhaiterions en effet, ce n’est pas plus de policiers, plus de surveillance et plus de répression, même si nous sommes bien obligés de nous en accommoder, comme d’un pis-aller provisoire. Ce que nous voudrions c’est plus de civilisation, et moins de nocence.»
Cette confiance (relative, comme on l’a vu avec l’exemple de la vidéo-surveillance) en l’État explique que ce soit surtout dans les milieux souverainistes, qui aiment tant l’État qu’ils finissent par le mettre au-dessus de la Nation, que Renaud Camus soit le plus souvent reçu, et assez peu dans le nanocosme libéral que l’auteur de ces lignes connaît bien.

Un libéral nommé Camus ?
Et pourtant, les analyses de Renaud Camus recoupent pour une large part la pensée libérale. M’intéressant aux questions de fiscalité, j’ai lu avec intérêt les pages qui leur sont consacrées (cf. pp. 196-206), où le programme fiscal du Parti de l’In-nocence tranche avec les propos hâtifs de Camus en introduction où il dépeint comme nuisibles («nocents») «ceux qui fraudent le fisc ou la Sécurité sociale» (p. 13) (en décrivant cependant la fuite et la fraude fiscales comme «quasi-contraintes», p. 200), ainsi que «ceux qui ruinent une région et des milliers de vie par leurs spéculations», alors que la spéculation est avant tout une assurance contre la fluctuation des cours, et non l’activité criminelle que ceux qui refusent de la comprendre dénoncent.
«Le parti de l’In-nocence estime que les prélèvements directs globaux ne sauraient en aucun cas dépasser quarante pour cent des revenus des assujettis» (p. 197). Aujourd’hui, le taux marginal de la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu s’élève à 41 %. Si le programme de l’In-nocence était appliqué, il faudrait donc réduire substantiellement la pression fiscale globale, ce qui concorderait avec la proposition de Camus de limiter celle-ci au «tiers des revenus des assujettis». En clair, il s’agirait d’instaurer un bouclier fiscal beaucoup plus ambitieux que celui mis en place par Nicolas Sarkozy en 2007 (50 %), qui n’aura duré que quatre ans : la majorité actuelle, craignant de perdre aux élections de 2012, a fini par obtenir la suppression d’une disposition jugée impopulaire. L’opposition de gauche a en effet, dès son adoption, décrit le bouclier fiscal à 50 % comme un «cadeau aux riches» dans les cas où le fisc reverse aux contribuables le trop-perçu sous la forme d’un «chèque», comme si c’était un don et non un remboursement, «un bon exemple du confusionnisme régnant» selon Camus.
Les mauvaises langues diront peut-être que l’écrivain tient plus à défendre ses royalties que des idées. Il n’empêche que la vision camusienne du capital a de quoi réjouir les libéraux : «Aujourd’hui, le capital est doublement, voire triplement taxé : impôt de solidarité sur la fortune, droits de succession et taxes foncières». L’auteur de La Grande déculturation relie d’ailleurs la question de l’impossibilité de conserver et de transmettre du capital en France avec celle de la perte de la transmission culturelle : «Le parti de l’In-nocence propose la suppression des droits de succession, au moins pour les résidences principales ou secondaires et pour leur contenu, cela afin de ne pas nuire à la transmission culturelle dont il est convaincu qu’elle est facilitée par la transmission patrimoniale, et pour encourager sur plusieurs générations les processus d’intégration aux traditions françaises et européennes. L’impôt de solidarité sur la fortune […], qui détourne ou éloigne le pays du capital, et qui décourage de la constitution de fortunes patrimoniales pourtant très nécessaires à sa prospérité et à son dynamisme culturel, sera également supprimé. Des aménagements fiscaux encourageront beaucoup plus fortement que ce n’est le cas aujourd’hui au mécénat, que ce soit dans les domaines culturel, artistique, musical, scientifique, médical ou social» (p. 198).

L’État moderne, traître et non gardien
Pourtant, comme pour la sécurité, certaines propositions de Renaud Camus tendent à renforcer le Léviathan issu du contrat social, comme s’il était possible, avec un tel abandon de souveraineté, de limiter l’augmentation sans frein des impôts qui va de pair avec la toute-puissance de l’État.
Ainsi, «le parti de l’In-nocence préconise une harmonisation des différents taux [de l’impôt sur les sociétés] des pays de l’Union européenne, sans que cette harmonisation ne se traduise obligatoirement par une baisse des taux. En ce domaine, la fiscalité des entreprises devrait être décidée au niveau européen» (p. 199).
Que Camus se rassure, si tant est qu’il y ait des raisons valables de le faire : au moment où nous écrivons ces lignes, la Commission européenne veut fixer un taux minimal d’impôt sur les sociétés, considérant que le plus faible taux pratiqué par l’Irlande (12,5 %) exerce une «concurrence déloyale» sur la France, dont le taux est presque triple (34 %). C’est pourtant la concurrence fiscale entre les territoires, comme elle existe entre les cantons de la Confédération suisse, qui permet à un ensemble géographique de préserver ses libertés, qui sont, au plan économique, avant tout fiscales.
Étonnante aussi est la défense de la «Sécurité sociale» par l’écrivain, qui affirme que «l’utilité de cette structure n’est pas contestable», alors même qu’elle est inflationniste, déficitaire, et que la qualité des soins va déclinant en France. Renaud Camus se dit «très attaché au service public» (p. 200), dont il constate pourtant qu’en matière d’éducation et de culture, il est inévitablement synonyme de désastre. C’est ce même «service public» qui, en raison des subventions grassement accordées par les administrations aux organisations prétendument «antiracistes», est à la pointe de l’imposition du multiculturalisme à la population française, ce «Grand Remplacement» qu’il n’a eu de cesse de dénoncer.

Écologie, mœurs et École autrichienne d’économie
De même, Renaud Camus défend l’adoption d’une fiscalité écologique (taxe «pique-nique», taxe carbone), le deuxième champ de son programme étant la préservation de l’environnement. En la matière, les prises de positions du parti de l’In-nocence ne sont pas si éloignées de celles des partisans de la «décroissance», de gauche (ATTAC) ou de droite (Alain de Benoist). Ces «décroissants», pas plus que les sectateurs de la croissance à tout prix qui lui font face, ne parlent jamais, semble-t-il, du fait que la croissance qui a caractérisé les économies occidentales depuis trois décennies était une croissance à crédit, reposant sur l’endettement des ménages comme des États, et dont la crise financière actuelle est la rançon. Qu’il convient moins, en fait, de mettre fin à la croissance que de renoncer à un modèle de croissance qui conduit à la ruine des écosystèmes aussi bien que des finances des peuples qui s’y adonnent. La «vie à crédit» qui caractérise l’Occident depuis la fin des «Trente Glorieuses» a en fait été préparée par ces dernières, avec le productivisme agricole et industriel qui a appauvri les sols, détruit la petite paysannerie et l’artisanat, occasionnant ainsi la perte du capital culturel que constituaient les savoir-faire conservés et transmis par des générations d’agriculteurs, d’artisans et d’ouvriers.
Il serait bien présomptueux de donner des conseils de lecture à un homme aussi lettré que Renaud Camus, mais il semble que son analyse rejoint largement celle de l’École autrichienne d’économie, et que cela n’est pas conscient chez l’écrivain (qu’il me démente si je me trompe).
Les penseurs de ce courant animé jadis par des théoriciens libéraux comme Ludwig von Mises, Friedrich Hayek ou Murray Rothbard, ont sans relâche dénoncé la fuite en avant du développement artificiel des économies occidentales par le crédit à la consommation et la destruction de richesses, aussi bien écologique et cognitive que strictement financière, qui en a résulté. Ces économistes, qui ont été les seuls à prévoir et annoncer l’éclatement de la bulle spéculative liée aux crédits subprime, n’en tirent toutefois pas les mêmes conclusions que Renaud Camus en matière de fiscalité : il ne s’agit pas de revenir à la frugalité économique par la taxation, alors que les États qui en bénéficieraient ont été largement responsables du sabordage des économies occidentales depuis les années 1970 au moins. Il s’agit de revenir à la raison par l’épargne plutôt que par la consommation, et cela n’est incompatible ni avec la croissance, ni avec la préservation des ressources, qui ne peuvent être gaspillées que lorsque leurs droits de propriété ne sont pas clairement définis et que personne n’en est responsable.

La nécessaire restriction du champ politique
Le troisième axe du programme de Renaud Camus, celui relatif aux mœurs (le «mœursal»), fait d’ailleurs écho aux écrits de Friedrich Hayek (qui reconnaissait en la matière sa dette à l’égard du penseur contre-révolutionnaire Edmund Burke) sur la question. Partant de «la disparition ou la quasi-disparition des manières de table», qui constituent pour Camus «un champ précieux de la connaissance et un objet capital de transmission» (du Hayek dans le texte !), il écrit : «Elles étaient au centre, pour chaque culture dans le monde, de l’idée même de civilisation, et d’abord de socialisation. Certains de leurs préceptes pouvaient être absurdes, certes, ou revêtus d’un sens et de motifs qui aujourd’hui nous échappent complètement […] Les préceptes relatifs aux manières de table n’avaient pas toujours directement pour but d’éviter les nuisances, les nocences : mais d’abord de signifier aux autres, par leur observance, comme l’homme qui ôtait son chapeau sitôt qu’il passait le seuil d’un lieu couvert, comme le conducteur qui ralentit perceptiblement avant un carrefour au lieu de piler à la dernière seconde (ou de ne pas s’arrêter du tout, comment savoir ?) qu’ils n’ont pas à s’inquiéter, qu’on est résolu à ne pas nuire, à ne pas nocer» (pp. 11-2).
On peut néanmoins se demander si le rôle d’un parti politique est de prôner la moindre politique en matière de mœurs qui relèvent davantage de la société civile que du gouvernement. Camus se plaint de l’«hyperdémocratie» qui règne dans des domaines où la démocratie n’a rien à faire, comme la famille, l’école ou la culture, mais ne craint-il pas de mettre, de manière analogue, la politique dans un domaine où l’État ne peut vraiment agir qu’en mal ?
Il semble que les libéraux conséquents liraient avec profit Renaud Camus (si toutefois ils daignaient s’intéresser à autre chose qu’aux questions économiques), et, pour ceux qui ont quelque compétence à faire valoir, gagneraient à s’en rapprocher.
Ainsi pourraient-ils apporter à l’écrivain les éléments théoriques qui manquent au programme du Parti de l’In-nocence pour en faire un corpus cohérent et vraiment crédible.
Cela permettrait, accessoirement, de faire le tri parmi certains de ses soutiens sur la Toile, qui ne semblent retenir de l’œuvre de Renaud Camus que ses écrits sur l’immigration et négliger l’essentiel, à savoir la nécessité de défendre la liberté, l’esprit civique, la modération et les bonnes mœurs, en un mot la civilisation, contre la barbarie qu’ils prétendent combattre.

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