Sur une île, stalker, quels livres emporteriez-vous ?, 5 (12/07/2006)

Photographie de l'auteur.

Dimanche 2 juillet

Ici, mes journées sont réduites à leur épure, ici, mes journées jouissent d'une transparence qui, dans mes souvenirs, deviendra je le sais la certitude d'avoir conquis une minuscule parcelle d'éternité : lectures et promenades, tout en ayant soin d'éviter le flot des premiers touristes qui submergeront ce lieu paradisiaque dès la seconde quinzaine du mois de juillet. Face à la mer, je prends aussi le temps d'écrire, sur un volumineux cahier, les lignes que vous lisez. Ma vie parisienne, pressée de toutes parts, c'est ici que je me rends compte à quel point elle manque de la plus vivifiante simplicité : sur une île, le temps n'a plus aucune importance, à moins bien sûr d'être un pêcheur (il en reste un seul je crois) ou un ouvrier agricole (ils sont tout de même quelques-uns). Et que dire de mon autre vie (non point autre : comme la doublure de celle-ci, le revers inconsistant de ses joies et de ses douleurs), appelons-la virtuelle, bien sûr, elle aussi purement parisienne puisque la capitale est le centre de la toile française, virtuelle donc absente, irréelle, fugace, trompeuse, qui m'a fait passer des heures entières derrière un écran à converser avec des êtres de moins de chair et d'épaisseur que n'en ont les fantômes, à moins qu'il ne s'agisse encore plus simplement de cadavres. Bien des bouches invisibles, sales, ricanantes, frénétiquement avides de me parler, de me boire, de boire mes propres paroles, comme elles me l'ont juré sur tous les tons, sont, ont été, face à mon visage, les bouches vides de morts, des trous noirs puant le mensonge et la saloperie. J'aurais dû, tout bêtement, imbécile que je suis, reconnaître immédiatement l'odeur caractéristique de la viande pourrissant dans la chaleur et, avant de prétendre escalader la scala coeli de Jean Gobi, pour quelle maigre révélation au ciel trompeur des putains, me souvenir qu'il avait dialogué avec les âmes errantes, sans ne rien apprendre d'elles. L'odeur de la décomposition nous renseigne bien assez sur la répugnante besogne qui se déroule à l'abri de la lumière. Laissons les morts enterrer les morts, selon l'incroyable parole d'une dureté d'un autre monde. Laissons le mort, l'impuissant, l'eunuque, conduire à l'autel la morte amoureuse (forcément) qui tôt ou tard, devant les yeux effarés de notre Thibaud de La Jacquière spéculatif, révélera ses charmes corrompus, la ligne bleuie de son ovale, son regard vitrifié de charogne attirante, quel tas de larves se tenait à la place de ses entrailles, quels mensonges elle remâchait dans sa bouche gangrenée. Et, abandonnant les morts à leurs agapes funéraires, revenons à la lumière, au souffle chaud de la vraie vie, le christianisme selon Werner.
medium_couv_servitude.jpgSlobodan Despot, ancien de L'Âge d'Homme, m'envoie un courriel où il me donne du lecteur de votre acabit, affirmant que l'un des titres de sa toute nouvelle maison d'édition, Xénia, devrait fortement m'intéresser : il s'agit de La Maison de servitude d'Éric Werner, habitué des pages d'Éléments ou de Conflits actuels. Le livre est en effet intéressant même si l'auteur écrit trop de chapitres qui nous éloignent de son sujet, facilement défini : le christianisme qui est la Parole est la Liberté absolue, seule capable de déjouer les plans du Grand Inquisiteur mais aussi de... l'Islam, auquel Werner consacre des pages où sont affirmées sans peur quelques évidences comme celle-ci (p. 135) : «L’islam conquérant menace aujourd’hui de mort ceux qui le critiquent ou disent la vérité à son sujet. La seule réponse à lui opposer est de se montrer intraitable : rien, aucune concession. Et si l’islam conquérant offre l’épreuve de force, acceptez-la sans crainte : l’islam ne se montre fort qu’avec les lâches (et ceux pratiquant des politiques d’apaisement, comme on le voit aujourd’hui en Europe).» Dès lors, il faut prendre garde de ne point séparer, abusivement, la modernité et le christianisme puisque celui-ci, qui est la liberté absolue du Verbe, qui comme l'affirmait Auerbach met en mouvement les couches les plus profondes de la société, ne peut être autre chose que la modernité, entendue comme une perpétuelle conquête d'autonomie rationnelle. Ce christianisme réel est l'ennemi de la spenglérienne pseudomorphose, définie comme étant un christianisme antique influencé (corrompu ?) par la philosophie grecque. Il est aussi, mais j'avoue éprouver bien des réserves sur ce point, l'ennemi de la tradition, que l'auteur définit, à mon sens bien pauvrement, sans la moindre référence, par exemple, aux lumineuses pages consacrées par Maistre ou Gómez Dávila à cette question, comme l'éternel retour du Même. Autre réserve : poser comme une évidence que le christianisme est le visage même de la modernité, c'est peut-être vouloir lui conférer une extension dangereuse en y englobant ses ennemis, qu'il s'agisse du matérialisme ou, je l'ai dit, de l'Islam.

medium_9782213628714.gifQuel que soit le sujet et le genre d'un livre de Jean-François Colosimo, qu'il s'agisse du magnifique et ténébreux roman intitulé Le jour de la colère de Dieu (Jean-Claude Lattès, 1999) ou bien d'une enquête sur les hauts-lieux de la spiritualité orthodoxe (Le silence des anges, Desclée de Brouwer, 2001), irrécusable, se lève l'évidence d'une écriture au style sec et pourtant gorgé de précieux nectars, tous dangereux lorsque l'on connaît l'homme, aussi bégueule que pourrait l'être un noir démon vous fixant d'un regard pénétrant : dans quelques secondes, ses griffes se planteront dans votre gorge. Jean-François Colosimo, avec Dieu est américain. De la théodémocratie aux États-Unis (Fayard), nous livre une passionnante enquête dont bien des points seront sans doute contestés par les spécialistes des affaires politiques (1), dont je ne suis pas. Je préfère me contenter de noter telle pensée flamboyante, telle phrase énigmatique, comme celle-ci (p. 17) : «J’ai connu de ces grâces automatiques tenant pour l’essentiel à l’émotion de buter sur des signes sans destin», ou encore relever la mise en garde que Colosimo a raison d'adresser à la vieille Europe n'ayant jamais oublié ce que furent, sur son propre sol, les terribles guerres de religion, avançant également, à mots voilés, l'idée que la politique américaine est en train de procéder à une sorte d'élimination de la sphère surnaturelle au profit d'un matérialisme sacré : en effet, les guerres que l’Amérique mène au dehors «seraient-elles censées n’exister que pour écarter le spectre d’une guerre civile, plus précisément une guerre de religion, au-dedans ? Fragile leçon mais que l’Europe devrait méditer plutôt que de célébrer en processions son désenchantement désarmé : le choc des civilisations n’exclut pas l’implosion des cultures» (pp. 176-177). Du reste, cette critique n'est point nouvelle puisque, me plongeant dans quelque vieux numéro de Réaction (n°3, juillet 1930, p. 85) que Colosimo sans doute connaît aussi bien que moi, je puis lire, sous la plume de Roger Magniez, ces phrases sans ambiguïté, que nous pourrions certes discuter mais qui, je crois, sont globalement justes : «L'Amérique n'est que la dernière expression de la décomposition dont l'Europe fut victime depuis qu'elle cessa de former un ensemble chrétien. Ce qu'on nous propose pour nous régénérer n'est au fond que le mal dont nous souffrons, poussé à ses dernières extrémités dans un milieu où il pouvait se développer librement. Cette vieille société, qui ne voit qu'elle n'est qu'un produit des vieilles hérésies occidentales libérées depuis trois cents ans : nationalisme, scientisme, positivisme.» On le constate, l'hérésie continue pourtant de vivre et, selon quelques experts en tératologie, elle semblerait même témoigner d'une inquiétante vitalité si on la compare à l'Europe à bout de force et de foi.

Notes
(1) D'ailleurs, Colosimo prend la peine de nous prévenir : «Le fait est que cet opuscule, cousu en coin d’un projet plus grand, un traité sur le Golgotha théologique et politique que connaît l’idée de Dieu depuis deux siècles, et dont les États-Unis ne sont qu’une station, risque fort de rendre également insatisfaits deux sortes de lecteurs : les américanolâtres et les américanophobes, voire de les faire communier dans un dédain partagé s’ils se targuent d’une quelconque science en matière d’américanisme» (pp. 19-20).

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