Suite de l'entretien avec Bruno Gaultier (03/09/2006)

Crédits photographiques : Laszlo Balogh (Reuters).
Bruno Gaultier a publié sur son blog, Systar, la première partie de notre long entretien. Voici la deuxième, qui évoque la question des rapports qu'entretiennent l'art et la religion, sans doute l'une des plus occultées par nos modernes critiques. Le reste de notre dialogue sera de nouveau publié sur le blog de Bruno.

Bruno Gaultier
La critique littéraire doit donc avancer mue par une «vocation religieuse». Votre essai La Critique meurt jeune l’affirmait en précisant (page 23) que l’art doit donner lieu à une sorte de prière dont la forme ultime serait le silence. C'est ce rapport religieux à l’art qui va maintenant retenir notre attention. Par la littérature, une parole nous donne quelque chose, qu’il nous incombe de recevoir, d’accueillir comme il se doit. De cette parole, le critique se veut le gardien, le guetteur. Il est l’oreille attentive à tous les dangers éventuels, mais aussi à toutes les musiques répandues dans le monde, au nom de la sensibilité aux «grandes et aux petites joies» qui est celle de tout être incarné. La littérature, nous faisant entendre cette musique, inaugure en nous, comme le chant grégorien le faisait en Dupastre dans La fosse de Babel, un véritable «incendie de l’âme». Comment le critique et le lecteur, peuvent-ils, selon vous, passer de cette musique incendiaire à la prière silencieuse dont vous évoquez la nécessité ?

Juan Asensio
Cher Bruno, c’est là le mystère du saut qualitatif qu’évoquait Kierkegaard… Il ne m’appartient, en aucune façon, d’en sonder les tréfonds, qui sont ceux de toute conscience face à son Créateur, qui sont ceux de l’incarnation puisque la vérité du christianisme s’est incarnée historiquement et, ontologiquement, continue de s’incarner en chacun de celles et ceux qui acceptent de recevoir la Parole. C’est le point essentiel : l’incarnation d’une herméneutique, seule parade au triomphe d’une théorie aussi fallacieuse que désincarnée, flottant dans les airs comme un ectoplasme. Si chacun de mes livres est comme arraché au fer rouge de ma propre chair, de mes échecs et de mes joies, alors pourrai-je dire qu’il ne ment pas et que, peut-être, il tente d’indiquer une voie qui répugne à la critique contemporaine, celle de l’engagement, qu’importe que les doctes me disent, le petit doigt précieusement levé, que je me suis aventuré dans un chemin qui ne mène nulle part. Seul celui qui m’accompagne, ce double mystérieux qu’évoque T. S. Eliot dans je ne sais plus quel poème, aurait le droit, parce qu’il a connu les mêmes peines que moi et fourni les mêmes efforts, seul cet hypothétique compagnon fourbu aurait le droit de me juger et encore... Sans doute se tairait-il. Lui et nul autre.
Du reste, dans ce domaine, les voies sont nombreuses et je ne saurais, sous peine de me condamner au plus haut ridicule, énoncer quelque règle absolue de conduite ou de travail : je ne suis pas un critique surhumain (s’il en existait un seul, il faudrait d’ailleurs, de toute urgence, l’éliminer physiquement…) et j’avance comme je le puis, me trompant tout autant que n’importe lequel d’entre nous. Je veux toutefois vous faire remarquer que, si le silence est, selon Ernest Hello et toute une tradition catholique d’écrivains célèbres comme Bloy ou Claudel, l’horizon d’attente (et d’espérance) de toute parole sérieuse, le guette tout de même le danger pointé par Claude-Edmonde Magny, une critique remarquable aujourd’hui bien oubliée, qui évoquait la voie sans issue de l’hermétisme. Ainsi, le silence se dédoublerait-il en son jumeau démoniaque, le mutisme. Ce danger guette tout à la fois l’écrivain mais aussi le critique qui, enfermé par exemple (celui-là même que choisit Magny) dans sa connaissance supérieure de l’œuvre d’un Faulkner, sait par avance que tout ce qu’il tentera d’en dire sera voué à l’échec. Ainsi préférera-t-il se taire plutôt que de gaspiller ses forces dans une tentative inutile, alors même que, de nos jours encore davantage qu’à l’époque, pourtant peu lointaine, où Claude-Edmonde Magny s’exprimait, de moins en moins de lecteurs estiment qu’ils doivent accomplir quelque effort que ce soit pour entrer dans une œuvre difficile. Ce même critique absolu (ou plus humblement, érudit et amoureux de l’œuvre qu’il tente de comprendre) jouira-t-il alors de sa connaissance sans pareille des romans d’un auteur qu’il aura étudié pendant des années, toute une vie de labeur peut-être, sachant pertinemment que cette connaissance sera scellée par sa propre mort. Cependant, en dépit de ces deux cas extrêmes et sans doute rares voire tout théoriques, nous devons faire comme si, car nous sommes embarqués, et cela pour la simple et bonne raison que l’art auquel toute perspective religieuse serait retirée ne vaut strictement rien de plus que ce que valent les lamentables colonnes de Buren, les nullissimes romans de Zeller, d’Angot, de Millet, de Darrieussecq et de tant d’autres qui font les joies pestilentielles de journalistes sans honneur, sans culture et sans intelligence, bavant leur petite leçon difficilement apprise en échange de quelque pauvre émolument.
Ces liens, fort complexes, qui unissent l’art à la religion sont amplement développés dans un remarquable ouvrage (récemment réédité par Ad Solem) que je ne puis que vous conseiller chaudement : Les abeilles d’Aristée de Wladimir Weidlé. Du reste, Weidlé a raison de demeurer prudent et de ne point appeler de ses vœux une chimérique renaissance chrétienne des arts qui, dans le monde actuel, ne pourrait être qu’imposée illusoirement, donc nous conduire à l’échec. Dans son esprit, l’art renaîtra au moment même où la foi retrouvera une nouvelle vigueur, comme il le déclare dans une belle image : «Quand la foi coagulée redeviendra liquide, quand elle sera, comme dans son premier âge, amour et liberté, c’est alors que l’art se rallumera une fois de plus à l’embrasement nouveau du feu spirituel et qu’il retrouvera la place qui lui appartient de droit dans l’existence des hommes.» Je déteste cordialement les punaises de sacristie et autres Torquemada de bacs à sable qui, du haut de leur Maxi-Cosi consacré, nous annoncent, à coup de déclamations faussement bernanosiennes, la déréliction très prochaine de notre pays parce qu’il aurait abandonné ses traditions catholiques les plus profondes. D’abord, l’histoire de la France, sous cet aspect, n’est évidemment pas monolithique mais suffisamment complexe pour ne point autoriser de semblables apophtegmes déserts et vides de pertinence, dignes de toutes les approximations journalistiques. Ensuite, je suis à peu près certain que nous ne pouvons, pour le moment, que tenter de comprendre les prémices de la transformation du sacré à laquelle nous assistons incontestablement. Que tous les petits Guillebon prépubères, pour ne point les nommer, retournent donc sagement sur leurs bancs d’école et qu’ils prennent la peine de relire ou plutôt de lire, avant de déclamer, la main en visière et la bouche en cœur, des auteurs tels que Marcel Gauchet, mais surtout Löwith, Strauss, Gentile, Taubes, Benjamin, Kantorowicz ou encore Del Noce.

Bruno Gaultier

Nous partageons, je crois, une commune croyance en la résurrection du Christ. Cette croyance est mise en jeu dans l’expérience de la lecture. Si l’Incarnation et la Rédemption ne constituent nullement une grille unique de lecture de l’œuvre d’art, ni le critère permettant de discerner réussites et échecs artistiques, ce sont néanmoins la question de la venue de l’esprit (ou de la lumière) dans la chair, et celle d’un salut pour l’homme, qu’il soit spirituel, moral ou politique, que vous posez dans votre essai. Ainsi lisez-vous Villa Vortex, du moins le récit qui précède la dernière partie du livre, comme le roman de la marche encore inachevée vers le Christ : «Si Dantec n’a que maladroitement réussi, avec son roman, à évoquer la présence divine, sans doute est-ce […] parce que [le romancier] n’est pas encore arrivé à la figure du Christ.» (page 72 de La Critique meurt jeune).
Quel rôle les grands mystères de la foi chrétienne jouent-ils ou doivent-ils jouer, dans l’accession, par l’art, à la vérité ?

Juan Asensio
Ne soyez donc pas si assuré de ce que vous affirmez puisque, je vous l’ai dit, il se pourrait bien que j’en sois réduit à devoir faire comme si…C’est peut-être un des éléments qui expliquent ce que les imbéciles me reprochent presque systématiquement, je veux dire un texte vibrant de colère. Cette colère, qu’ils ne comprennent pas puisqu’elle provient de mon refus de m’asseoir confortablement sur des assurances morales et religieuses, cette violence, qu’ils refusent de toutes leurs forces débiles, je la retourne d’abord contre moi-même, parce que, à mes yeux, l’expérience de la littérature se doit d’être révolutionnaire au sens le plus noble de ce terme. Il s’agit, selon le superbe titre de l’un des ouvrages d’Harold Bloom, de «ruiner les vérités sacrées». Après la lecture de Kafka, de Dostoïevski ou de Céline, nous ne sommes plus les mêmes et c’est là une transformation douloureuse bien sûr mais absolument nécessaire. De la même façon, les imbéciles d’aujourd’hui louent Bloy et Bernanos, heureusement morts et enterrés mais croyez-vous qu’ils auraient apprécié la fureur de ces deux romanciers-imprécateurs ? Bien sûr que non, puisque la violence de pareils écrivains les auraient retournés comme s’ils n’étaient que des gants de délicate soie…
Ce que vous affirmez m’inquiète quelque peu. En effet, je doute que nous puissions convoquer un autre salut que spirituel, la morale ne m’intéressant pas, du moins lorsqu’on la mélange, un peu trop grossièrement, à des questions artistiques, le salut politique enfin étant, on le sait tout de même depuis quelques années malgré les assurances que nous délivrent les communistes et autres hystérico-révolutionnaires gauchistes, synonyme de lendemains qui déchantent et, au siècle passé, de millions de morts. De plus, je ne sais s’il n’est pas quelque peu dangereux de faire de mon essai un Petit guide rouge pour fanatiques de lettres. Certes, prendre parti pour telle conception de la littérature postulant une dimension qui est à l’évidence religieuse, plutôt que pour telle autre selon le goût de nos contemporains c’est-à-dire au ras des caniveaux, c’est aussi se dresser, je le sais bien, dans le même mouvement, contre l’accablante médiocrité du matérialisme le plus inepte et son visage grimaçant, le triomphe de l’argent, et faire donc, a contrario, le pari de la beauté, de l’intelligence, de la grâce, d’un art en somme qui retrouverait quelque peu de la gratuité splendide qui fut la sienne il y a maintenant bien des siècles. Tenter de faire ce pari est ce qui m’occupe l’esprit, les questions politique et morales ne venant qu’à la suite et comme conséquence inéluctable de ce pari initial. Remarquez que c’est là, déjà, beaucoup, et que c’est même, si j’en juge par la réaction à mon livre d’un Jean-Louis Ezine, l’un de ces journalistes si lamentablement représentatifs du niveau de crasse stupidité de ses collègues, beaucoup trop. Heureusement, Ezine, dressé sur son petit tas de fumier malodorant, est certes loin d’avoir la plus microscopique importance quant à ce qu’il importe de comprendre lorsque l’on évoque la littérature et la critique littéraire.
Votre question finale exigerait, pour tenter de lui apporter un début de réponse à peu près valable, tout du moins honnête, que nous demandions à nos lecteurs de convoquer, dans la tranquillité de leur intérieur, plusieurs milliers de volumes empruntés à quelque bibliothèque virtuelle ! Je ne puis donc qu’être fort bref en vous déclarant ce qui suit : la structure la plus profonde de l’Occident, dans toutes ses dimensions, qu’elles soient celles du droit, de la politique ou de la philosophie, a été modifiée de fond en comble par la révélation du Christ. Dès lors, que nos petits professeurs de vertu progressiste le veuillent ou non, il me semble évident que l’art, singulièrement la littérature, tels qu’ils se pratiquent depuis des siècles dans nos pays de tradition chrétienne, sont eux aussi imprégnés, dans leur essence la plus secrète, de cette même révélation. Nier cette évidence, voilà qui ne peut être le fait que de quelque esprit congénitalement sot et de mauvaise foi, pas même apte à comprendre quelle a été la grandeur et l’échec de la tentative d’un Nietzsche. Je reprendrai à mon compte la tranquille assurance avec laquelle George Steiner demandait, ironique, qu’on lui présente une seule œuvre d’art d’importance qui soit totalement parvenue à se dépêtrer de la question religieuse. Il n’y en a tout simplement aucune à ma connaissance. Je finirai par une belle citation, justement extraite de l’ouvrage plus haut mentionné de Weidlé, qui affirme que : «L’expérience artistique, intégralement vécue, se révèle enracinée dans l’expérience religieuse, et l’imagination qui crée les arts ne saurait continuer à œuvrer indéfiniment dans l’absence de cette justification, de ce support métaphysique, que rien sauf la religion n’est capable de lui fournir.»
Certes, vous aurez beau jeu de me rétorquer que mes péremptoires affirmations peuvent à bon droit être contredites par la simple existence des livres d’un Florian Zeller ou d’un Arnaud Viviant… Oui, je vous le concède, mais les productions de ces nains, de même que celles de la ribambelle des scribouillards célébrés par nos consciences journalistiques les plus autorisées (à quoi, sinon à se taire ?), n’appartiennent en aucune façon au règne des êtres. Ce ne sont que des simulacres de parole, des déchets appartenant à l’immense dépotoir infra-verbal qui menace de nous submerger.

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