L’Amérique en guerre (19) : 1919 (U.S.A. II) de John Dos Passos, par Gregory Mion (01/12/2020)

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«C’est la langue du basilic, cent fois fourchue et vive comme la flamme.»
George Steiner, Le transport de A. H.


«Nous avons vu ce qui est sans forme assumer une forme.»
Arthur Machen, Le Grand Dieu Pan.



Le programme du Capital : la guerre de tous contre tous

Dos Passos.JPGAu centre de la trilogie U.S.A. de John Dos Passos, entre Le 42e parallèle où l’Amérique amorce une logique exacerbée de la réussite individuelle et La grosse galette où l’Amérique ressemble à un monstre de spéculation financière qui court tragiquement à sa perte, se dresse 1919 (1), un roman qui raconte comment la Première Guerre mondiale a excité les ambitions d’un pays qui devait devenir le gendarme de la planète et adopter définitivement l’idéologie aliénante du capitalisme. À travers un foyer de destins où se télescopent des personnages de fiction et de vraies personnes qui ont participé au torrent de l’Histoire, Dos Passos, pourvu de multiples ressources stylistiques allant de la narration classique aux fulgurances du poème en prose, mais empruntant aussi aux domaines du flux de conscience et des modalités journalistiques, revient sur les très convulsives années 1916-1919, sur ce segment de temps durant lequel les États-Unis ont noué des liens d’amitié ambigus avec l’Europe. En effet, l’entrée en guerre des Américains en 1917, quand on lit Dos Passos, concerne moins les attributs d’une intention morale que les moyens dissimulés d’un opportunisme mercantile hallucinant. On le sait du reste : la Grande Guerre s’enracine dans une matrice de concurrence économique et les Américains, attentifs aux enjeux européens, attentifs également à l’affaiblissement du Vieux Continent depuis le casus belli de Sarajevo, ont senti que la mondialisation de ce conflit pouvait servir leurs intérêts. Parfaitement renseigné sur ce contexte – à la fois théoriquement et pratiquement, puisque Dos Passos, alors étudiant en Espagne, s’était engagé comme ambulancier sur le front dès l’été 1917 avant même que son pays ne s’implique officiellement dans la bataille (2) – l’écrivain entend stigmatiser les «profiteurs de guerre» (p. 208) et la manière dont l’argent, à partir du moment où il se compromet dans l’idéologie capitaliste, traduit un amour immodéré de la guerre (cf. p. 510).
Autrement dit, avec 1919, John Dos Passos décrit l’exigence de se recommander à la guerre, à sa foudre incoercible et crapuleuse, pour que les hommes puissent continuer à idolâtrer la divinité ascendante du dollar américain. Le capitalisme aime la guerre et la paix qu’il fabrique à cet égard n’est qu’une trêve, une accalmie toujours trompeuse pendant laquelle se préparent de nouveaux combats sanglants, de nouvelles dévastations qui feront apparaître au grand jour l’insoutenable existence d’un monde humain défiguré par le système des capitaux, des bourses et des banques. En un sens, la Première Guerre mondiale peut légitimement être considérée à l’image d’un avant-propos des ramifications désastreuses du capitalisme, en l’occurrence comme un mauvais «la» pour la musique initiale du XXe siècle. Par conséquent ne nous y trompons pas malgré la distance qui nous sépare de ces années d’holocauste : la paix actuelle n’est motivée que par un Capital qui refuse pour l’instant toute forme de création ou de destruction, d’où l’impression que nous avons de vivre selon un statu quo axiologique absolument passif et fondamentalement occidentalisé, mais, aussitôt que la nécessité le dictera, aussitôt que l’argent aura besoin d’un détour impératif et qu’il pressera les divers pouvoirs politiques dans cette direction, une autre guerre d’énorme amplitude se déclarera et ravagera encore une fois la Terre. Ne soyons pas dupes d’une situation internationale apparemment sous contrôle. L’absence d’une guerre totale réelle ne signifie pas l’absence d’une guerre totale symbolique où les hommes s’entretuent en nourrissant l’estomac gargantuesque du Capital, ce qui affleure nettement dans les premier et troisième tomes du triptyque U.S.A. , le deuxième étant le lieu même de la guerre suprême en acte.
Il s’ensuit que cet amour capitalistique de la guerre suscite une détestation farouche de tout ce qui pourrait venir contrarier son modèle. Lorsque la Révolution russe éclate au mois de février 1917 à la faveur de la Grande Guerre, elle jaillit comme une antinomie du Capital, comme une espérance d’alternative au cœur d’un monde déjà largement exposé à l’hydre de la finance planétaire. L’énergie révolutionnaire des bolcheviks inspire certains pacifistes ou certains rêveurs qui croient en une mutinerie des soldats (cf. p. 263). Ceux-là estiment que l’humanité est à la croisée des chemins, qu’elle est «à la veille d’événements gigantesques» et que «la guerre n’aura pas été inutile si elle aboutit à une civilisation socialiste nouvelle» (p. 263). Mais l’amour de la guerre à des fins économiques constitue un principe d’isolement qui s’oppose aux velléités communautaires du socialisme. L’individualisme violent attisé par un capitalisme croissant élimine toute possibilité d’amour au-delà d’un amour de la guerre (que celle-ci soit d’ailleurs directe ou indirecte). Le Capital, en tant que tel, incarne la plus petite extension de l’amour dans la mesure où sa passion de l’argent ne peut s’assouvir qu’au moyen d’une multiplication de la discorde. Là où quelqu’un tel que Feuerbach a pu écrire que «plus tu te sacrifies toi-même, plus ton amour est grand et vrai» (3), le Capital, à l’inverse, manifeste un désir de sacrifice d’autrui qui fait dégénérer l’amour dans la médiocrité et le mensonge. En provoquant la guerre partout où il émerge, le Capital plonge les uns et les autres dans ce que Feuerbach appelle le «néant», c’est-à-dire le vide existentiel, la suspension de toute intersubjectivité, ce qui «au monde peut le moins être en commun» (4). Si comme le pense Feuerbach l’homme n’est heureux qu’en accomplissant un faisceau de relations humaines où l’individu se réalise en «[posant sa] vie dans un autre» (5), le Capital, par contraste, déréalise le lien amoureux en hypertrophiant la citadelle de l’ego, anéantissant par la même occasion tous les potentiels de réciprocité généreuse qui pourraient structurer l’humanité. Ainsi, à un niveau très intime de la conscience, ce que perçoivent les enthousiastes de la Révolution russe, ce sont probablement les prémices d’un Grand Soir, la promesse d’une aurore où les tendances égoïstes dominantes seraient spectaculairement renversées. Toutefois nous l’avons dit précédemment et nous le reformulons d’emblée : le Capital ne supporte pas l’innovation ou la contestation dès lors qu’il n’est pas à l’origine des initiatives, et les Russes, quoique convaincants et dignes dans leur sursaut militant, ne parviendront pas à pénétrer les lignes de force de la mentalité américaine. C’est pourquoi la Révolution de 1917 ne demeure tout au plus dans l’œuvre de Dos Passos qu’un sujet de conversation, une excitation passagère, l’amour de soi et de l’argent étant plus important sur le long terme. Cela explique en outre les amours erratiques de bon nombre de personnages américains ou américanisés mis en scène par Dos Passos – ils ne sont pas suffisamment autonomes pour opérer un bouleversement significatif de leur âme. Le paradigme capitaliste ne laisse pas s’approcher de ceux qui l’ont intériorisé la dimension créatrice et destructrice de l’esprit révolutionnaire. Pire encore, le capitalisme n’amplifie son périmètre qu’à la proportion de l’autodestruction de la subjectivité, laquelle, négativement, se mue en objectivation du psychisme et entraîne une satano-praxie universelle. Du soldat qui risque sa vie sur le champ de bataille au riche industriel qui accumule des biens de consommation, il n’y a finalement qu’une différence minime puisque chacun se bat pour la même Puissance, pour les mêmes «gouvernements cannibales» (p. 247).
Dans cette lignée d’hypothèses, le personnage de Ben Compton (cf. pp. 489-522), aspirant homme d’affaires qui voulait venger ses parents humiliés par la pauvreté, puis soudainement repenti à la suite d’une rencontre avec un jeune anarchiste prénommé Nick, ne pouvait que sombrer jusqu’aux mitards d’une prison (cf. p. 522). Le socialisme, à l’orée des années 1920 américaines, n’est rien de moins qu’un crime contre la politique générale. Mais de toute façon, nul regret à avoir, car en se laissant convaincre par le libertaire Nick, en écoutant la supplique de ce garçon qui l’exhorta à devenir un «[grand homme] de la classe ouvrière» (p. 498), Ben Compton devait prouver que sa poitrine était pourvue d’un cœur et qu’il aurait donc tôt ou tard failli dans son entreprise de self-made-man vindicatif. Il serait sans doute même tombé dans le piège le plus rodé du capitalisme, à savoir les femmes, meilleurs ustensiles de la corruption masculine selon Nick, fidèles alliées de l’argent et des oukases du train de vie à tenir pour ne pas subir le déshonneur (cf. p. 498). C’est la raison pour laquelle, indéniablement, les femmes, certaines femmes irréductiblement vénales, sont les trophées de chair de ceux qui ont raflé la mise, et, qui plus est, lorsque la stabilité du monde devient précaire, la femme cupide choisit son camp comme Shirl a choisi deux fois le sien dans Soleil vert d’Harry Harrison. À rebours de ce schéma navrant, Ben Compton, surmené par son parcours inattendu de communiste, connaît l’oppression et la violence (cf. pp. 505-6), électron libre bientôt rattrapé par la patrouille, brisé dans son élan par un capitalisme arrogant qui proclame «l’aube d’une ère nouvelle de coopération internationale au sein de laquelle d’immenses réserves de capitaux se [grouperont] pour œuvrer en faveur de la paix et de la démocratie, contre les réactionnaires et les militaristes d’une part et contre les forces sanguinaires du bolchevisme d’autre part» (p. 536). La synthèse d’un univers mollement démocratique ne saurait mieux être exprimée. Dorénavant la guerre et toutes les formes de sédition ne pourront être promulguées que par les décrets patents ou latents de la démocratie capitaliste occidentale.

Figures de proue ou figures de poupe : quelques hommes qui ont fait l’Histoire (et quelques autres qui ont cru la faire)

La rubrique des «Actualités» rythme la trilogie U.S.A. en scandant des titres ou en restituant des fragments d’articles qui vont du fait divers le plus anodin aux plus brûlantes secousses économiques, mais tous ces événements, dans 1919, du plus banal au plus remarquable, sont chacun sans exception corrélés à la volonté métaphysique du marché de la guerre montante, culminante et faussement déclinante après l’armistice du 11 novembre 1918. L’équivoque n’est pas permise lorsque la presse écrit que «la Bourse de New York est le seul marché de valeurs mobilières encore libre dans le monde», cela au milieu d’un brassage de nouvelles où l’on peut lire que la bataille de Verdun fait rage (p. 9). On devine ici la causalité secrète qui anime le monde, la morphologie scélérate qui se dessine pour la civilisation, l’évidence que le malheur des uns contribue au bonheur des autres. Les ruines accumulées de l’Europe donnent de la suite dans les idées aux intelligences obscènes. L’impérialisme américain se négocie au fur et à mesure que la guerre s’enlise. L’abîme de noirceur qui grossit en Europe motive aux États-Unis une rhétorique étincelante de l’espoir et des projets pharaoniques. Au fond, la suppression progressive de l’étalon de mesure européen implique la démesure de l’ambition américaine, et, à bien y regarder, l’Europe est peut-être moins menacée par sa guerre que par les préméditations qui circulent outre-Atlantique. Là-bas, au pays de l’Oncle Sam, tout est indexé sur le devenir de la guerre et sur les manières de l’exploiter. En amont de leur engagement formel dans le conflit, les États-Unis sont informellement accaparés par les mouvements de la guerre, par les offensives et les replis, par les déclarations fracassantes ou les silences prudents, par les crédits ou les débits des belligérants.
D’ailleurs, contrairement à ce que Montesquieu suggérait quand il affirmait que le commerce était un facteur larvé de paix globale, la guerre, pour les Américains, commande une recrudescence d’opportunités marchandes simultanément à une dégradation accélérée du contexte global tout en appareillant le monde en vue d’une future Pax Americana calculatrice, cynique et belliqueuse. En revanche, là où Montesquieu a vu juste, c’est que la paix introduite par les relations commerciales (ce qui sera le cas dès le lendemain du cessez-le-feu de 1918), si elle évite des tensions immédiatement meurtrières entre des nations mutuellement sous contrat, déclenche des tensions inévitables entre les particuliers pour peu que ces derniers aient assimilé l’ensemble des mœurs qui président au commerce (6). La fin de la Première Guerre mondiale sera par conséquent le début certifié des guerres intestines entre des individus que le capitalisme astreint à l’immoralité : la réussite sociale, parmi un réseau de circonstances capitalistes, se fera désormais par le vice et non plus par la vertu. Ce n’est plus le glaive qui tuera l’ennemi en un combat parfois loyal, mais le coup fourré, la manigance, la ruse la plus hypocrite en un combat systématiquement déloyal. Qui, du reste, aura le courage de s’inscrire en faux contre cette sordide réalité en parcourant les journaux en temps de guerre et en y ponctionnant ceci («le taux de capitalisation a augmenté de 104 % tandis que le taux de croissance atteint 520 %» – p. 85) ou cela («Les Rumeurs de Paix Commencent à Jouer sur le Marché du Fer dans le Sud» – p. 165) ?
Peu à peu, donc, John Dos Passos, au gré des fluctuations de la guerre, nous fait voir une irrévocable mutation des rapports sociaux. L’émulation de bon aloi va faire place à la concurrence acharnée. La Grande Guerre acclimate définitivement le monde à une lente et irrésistible aggravation du capitalisme industriel, étouffant tout sur son passage, escamotant les émotions nobles et favorisant les passions ignobles, allant même jusqu’à détourner l’imagination de ses meilleures fonctions. Aucune échappée belle ne paraît envisageable à l’intérieur de cette prison mentale, d’où, en toute rigueur, l’impossibilité de vivre sereinement une histoire d’amour durable et désintéressée. L’incessante et exponentielle activité du Capital de guerre détruit le gisement le plus précieux de l’humanité et condamne les hommes à une déperdition d’eux-mêmes sans précédent. Toute créativité digne de ce nom a l’air compromise d’abord par les injonctions d’une productivité dédiée à la guerre mondiale, ensuite par les préceptes des milliards de guerres particulières que les hommes se font les uns aux autres. L’époque est quasiment subordonnée à un hédonisme décevant : il faut saisir le plaisir véritable tant qu’on le peut, comme le raconte par exemple Stefan Zweig dans Clarissa en nous montrant l’incommensurable force de désunion de la guerre, se prescrire une improbable digression de volupté, avant que tout ceci ne soit emporté par les ouragans de la folie humaine. Or c’est précisément au cœur de cette tourmente que John Dos Passos s’arrête sur quelques destins réels pour nous en révéler plusieurs aspects, plusieurs traits de caractère spécifiques, le plus souvent accordés au tempo funeste de l’Histoire. En poétisant ces biographies célèbres à l’instar d’un Walt Whitman qui battit la mesure de la guerre de Sécession avec Le tambour bat et les Images du Président Lincoln dans nos mémoires (7), le romancier oscille entre la rhapsodie et le verset, nous livrant des portraits intenses dans lesquels dominent ou bien le sentiment d’une lugubre prédestination, ou bien la faillite du héros clairvoyant.
Dans le rang des lucides héros malheureux qui avaient auguré la décadence du libéralisme et qui partirent en croisade pour affronter le démon de plus en plus immatériel de l’argent, on recense John Silas Reed, la «Tête brûlée» communiste (cf. pp. 20-5), correspondant de guerre, témoin de guerre, argonaute d’une Terre épileptique où il n’est jamais loin des «gars qui [ont] été jetés en enfer» (p. 24), colligeant notes et impressions et finissant par écrire Dix jours qui ébranlèrent le monde, une apologie de la révolution bolchévique enfin venue à bout de l’iconologie tsariste. L’Américain Reed se prend à rêver d’un soulèvement similaire aux États-Unis, d’une purge intellectuelle et corporelle, d’un antidote aux discours dégradants du capitalisme. Horrifié par la «farouche réalité» (p. 24) de la marchandisation galopante des corps et des esprits, John S. Reed fustige les membres émérites du «Harvard Club», lesquels, sans réserve aucune, participent aux «services de renseignements» chargés de «rendre le monde sûr pour le consortium bancaire Morgan-Baker-Stillman» (pp. 24-5). Lui-même élève à Harvard, issu d’une famille bourgeoise parvenue au zénith de son outrance, le séditieux Reed a radicalement coupé le cordon avec ces atmosphères captieuses, dédaigneuses et conformistes, composées de belles âmes ostentatoirement pacifistes mais sous-traitantes des plus infimes officines de la guerre. À contre-courant de ces oisifs dont les gants de velours dissimulent des mains attirées par le Mal absolu, John S. Reed se transforme en indéfectible soutien des travailleurs, s’informant par exemple, épouvanté, des tenants et des aboutissants du massacre de Ludlow (Colorado) où la répression des ouvriers grévistes, le 20 avril 1914, a été sanglante. Et même s’il «attrapa le typhus et mourut à Moscou» (p. 25) en octobre 1920, Reed, possiblement, aura été révulsé par le massacre de Centralia (Washington) le 11 novembre 1919, au cours duquel périt Wesley Everest (cf. pp. 527-533), un bûcheron syndicaliste qui incarna la figure mythique de Paul Bunyan ainsi qu’un avant-goût de ce que devait instruire Ken Kesey dans son inoubliable roman Et quelquefois j’ai comme une grande idée. La commémoration du premier anniversaire de l’Armistice, pour Wesley Everest, redoublée de revendications sociales, s’acheva sur les territoires dont on ne revient plus. Il fut lynché à mort par les commis d’une autorité illégitime sourde à toutes les doléances. Lui aussi, n’en doutons pas, tel John Silas Reed, avait perçu la dérive capitaliste de son pays, de surcroît après avoir expérimenté le pandémonium des tranchées au sein d’une Europe saccagée par les obus et ombragée par le soleil noir d’une idéologie qui ne faisait qu’attendre son heure. Au reste, cette base de militantisme concret ne saurait être complète sans la jonction avec son sommet Joseph Hillström, alias Joe Hill (cf. pp. 487-9), anarcho-syndicaliste originaire de Suède et catapulté aux États-Unis pour y semer le vent de la révolte dans les milieux très conservateurs de l’Utah, finalement vaincu par le mysticisme cruel des Mormons, ceux-ci ayant été inspirés par la trompette soi-disant dorée de l’ange Moroni (cf. p. 489).
Ces trois hommes représentent une Trinité d’insubordination qui essaya par tous les moyens de résister aux conquêtes du Grand Satan capitaliste et qui choisit de faire la guerre à la Guerre. Ils sont d’une certaine façon soutenus par l’activisme livresque de Randolph Bourne (cf. pp. 123-5), pacifiste invétéré, sensible aux rebelles, séduit par les marginaux peut-être en raison de ses propres difformités physiques, disciple de John Dewey qui rompit avec la pensée du maître quand celui-ci entretint l’idée que la guerre était un kairos pour propager le modèle démocratique. Connu pour avoir énoncé que «La guerre est la santé de l’État» (p. 125), le «bossu» (p. 123) Randolph Bourne posséda la flamme de la théorie et demeure aujourd’hui encore une lanterne qui permet d’expliquer la schizophrénie d’une nation de policiers chaotiques ou de pompiers pyromanes. S’il n’eut pas le panache de Reed, la fureur d’Everest et la témérité de Hill, le studieux Bourne, cependant, eut le cran de disserter contre la guerre au risque de déshonorer les siens et de tomber le masque des répugnants principes démocratiques lestés d’affreuses conséquences (cf. p. 125). Les uns furent ainsi des guerriers qui voulurent couper la tête de la Guerre et du Capitalisme pullulant, ils s’obstinèrent à exorciser le monde d’une présence maléfique polychrome, furieusement polycéphale, et l’autre, l’éclopé Randolph Bourne, fut le monstre théorique qui s’attaqua au Monstre Pratique de la démocratie américaine in actuality. Ils ont échoué, bien sûr, ils n’ont pas pu empêcher l’arrivisme cyclopéen des États-Unis, ils n’ont pas pu contrarier le mécanisme de vampirisation déguisée en intervention militaire, avec, en sus, ce pressentiment que l’Amérique sortirait de la guerre économiquement renforcée non sans avoir mis l’Europe sous perfusion monétaire et culturelle (cf. p. 264).
Le sabot d’enrayage de ces nobles volontés, le sabotage, en somme, des saintes voies de la sobriété, s’initie dans le parcours guerrier de Theodore Roosevelt (cf. pp. 168-175), en proie aux contradictions du pouvoir et aux incertitudes profondes, diverti par le safari et l’élan du colonialisme, puis décédé «tranquillement dans son sommeil / à Sagamore Hill / le 6 janvier 1919 / [laissant] sur les épaules de ses fils / le fardeau de l’homme blanc» (p. 175). Durant les mandats de ce Roosevelt se fomentèrent les mandats de Woodrow Wilson (cf. pp. 282-292), lequel succéda au décevant républicain Taft, presque anecdotique dans son rôle de courroie de transmission idéologique. Avec Wilson se constituèrent l’administration de la guerre et les premiers accoutrements de la maréchaussée mondiale. Tel un Roi Soleil du Nouveau Monde, il put envisager qu’il personnifiait l’État et que la Maison-Blanche était Versailles (cf. p. 287). Il put concevoir qu’il était l’homme providentiel de l’Europe et que ses fameux 14 points équivalaient au moins les 95 thèses de Luther (cf. p. 289). Sa tournée européenne, à la suite de l’Armistice Day, fut la tournée d’un dieu sur Terre. En compagnie de Georges Clemenceau et de Lloyd George, l’irradiant Wilson fut l’un des «trois vieux bonhommes qui battaient les cartes» (p. 289) de la géopolitique internationale, donnant au monde le faciès d’un colossal terrain d’exploitation. Par ailleurs, quelque part dans les coulisses de ce remaniement géant, se tient «La Maison Morgan» (cf. 389-394), dirigée par le milliardaire John Pierpont Morgan, héritier du pionnier Joseph Morgan, lubrificateur de capitaux et accélérateur de toutes les particules du profit. Sorte de Maison Nucingen balzacienne qui aurait atteint des proportions tératologiques, la Maison Morgan a grossi sa fortune en visitant toutes les variétés de la rapacité, se prévalant de la «guerre et [des] krachs boursiers, [des] banqueroutes» également (p. 390), autant de «beau temps pour les récoltes de la Maison Morgan» (p. 390), déjà omniprésente à la vigie de l’usure lorsque retentirent «les premiers coups de canon […] sur Fort Sumter» (p. 390), c’est-à-dire au commencement de la guerre de Sécession qui déchira l’Amérique mais unifia fondamentalement les spécimens du clan Morgan. Il n’y a donc guère de surprise lorsque les Morgan, en 1917, investissent «un milliard neuf cent millions de dollars» à destination des Alliés, ceci à dessein de «défendre la démocratie et l’honneur du drapeau» (p. 394). Rupture pour les uns, fraternisation pour les autres, la guerre anéantit le Juste mais fortifie l’Injuste, et c’est sur les décombres de ce conflit qui sévit de 1914 à 1918 que l’Amérique construit l’hégémonie qu’elle n’a depuis jamais abandonnée.

Personnages contaminés par la maladie de la guerre (et du capitalisme)

Intéressons-nous maintenant à quatre itinéraires fictifs pour approfondir les effets de la guerre sur les hommes et sur les femmes. Il y a d’abord Joe Williams, clandestinement passé de la flotte militaire à la marine marchande, à l’inverse du Billy Budd de Melville que l’on somma d’embarquer sur un bateau de guerre. Lassé du nomadisme et des escales trop rapides, lassé peut-être aussi des rigueurs de l’armée qui accentuent l’impression de rapidité des escales (cf. pp. 36-7), Joe Williams, naïvement du reste, entrevoit une panacée avec le roulis ordinaire des périples commerciaux. Ses nombreux voyages entre le Nouveau Monde et le Vieux Continent font apparaître deux éléments considérables : d’une part la guerre qui embrase l’Europe est dotée d’une violence solide qui contraste avec une espèce de violence liquide qui condamne l’Amérique à une guerre désespérément sournoise, et, d’autre part, étant donné que les deux continents sont l’un et l’autre gangrenés par une polémologie insupportable, Joe Williams, en toute logique, ne se sent lui-même qu’avec «la mer bleue» (p. 67), métaphore d’une polémologie naturelle où le mouvement des vagues conjure les faux mouvements artificiels de la finance et des assauts balistiques. La mer seule, l’océan seul sont des points de stabilisation pour cet homme constamment déséquilibré par l’Histoire. À cet égard, il est quasiment fantomatique d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique – on ne perçoit chez lui que des esquives, des stratégies d’évitement, comme s’il vivait sur la terre ferme (lieu de l’instabilité humaine) en se languissant chaque fois des courants marins (lieu de l’équilibre intérieur et lieu d’une vérité beaucoup plus vaste). Il est en quelque sorte un témoin détaché des affaires humaines tout en feignant d’être concerné (et, parfois, il a l’air d’essayer sincèrement de s’intégrer au chapelet des préoccupations mondaines).
Le suivre dans sa valse-hésitation terrestre et son ancrage maritime nous apprend cependant que l’Europe, dès que Joe accoste là-bas pour des causes marchandes, reproche aux Américains de ne pas entrer sur-le-champ dans la danse macabre de la guerre (cf. p. 41). Plus tard, à Liverpool, après un épisode bureaucratique absurde où Joe et ses camarades yankees sont menacés d’une erreur d’identification, un magistrat anglais les sauve du danger et leur rappelle, incidentally, qu’ils lui doivent tout et que l’Amérique devrait se déterminer à faire la guerre ne serait-ce que pour protéger l’Angleterre outragée (cf. pp. 57). Ensuite, pendant un temps prolongé de vie sur le sol américain, Joe subit l’épreuve du chaos social, sondant la chair des États-Unis en traversant une myriade de petits boulots, de filles faciles et d’errances, jusqu’à ce qu’il fasse connaissance avec Della Matthews, qu’ils s’enivrent tous les deux avec des promesses et des plans sur la comète (cf. pp. 58-64), avant de voir leurs projets balayés par l’impossibilité d’aimer à une époque où le désamour est devenu l’être du monde (cf. p. 197), à une époque où l’Amour, dirait Walker Percy, sera désormais astreint à se vivre «parmi les ruines» d’un monde à l’agonie (8). Malgré un mariage fiévreux (cf. p. 83), malgré le désir de Joe d’en finir avec «toutes ces garces qu’on [rencontre] dans les ports» (p. 69), le navigateur de commerce ne parvient pas à discerner, parmi les ténèbres d’une Amérique davantage dirigée par le comptoir Morgan que par son Président, un avenir de sérénité ou une impressionnante vision d’amendement des mentalités.
Dans le fond, l’Amérique n’aura pas d’autre guerre intramuros, d’autre chance d’accomplir allégoriquement ses ablutions pour se laver de ses péchés, elle n’aura pas une seconde guerre civile qui verrait s’affronter non plus deux factions opposées pour de navrantes raisons, mais deux factions opposées pour des raisons plus graves, plus décisives, où l’on aurait l’espoir de voir mourir celle qui soutient les puissances de l’argent. L’Amérique n’aura pas cette guerre interne qui eût pu la sauver, la purifier d’un Satan bien plus malfaisant que l’esclavage car la finance, évidemment, poursuit l’œuvre de l’esclavage tout en poursuivant son œuvre de déréalisation totale du peuple américain. Tout cela, nécessairement, accapare d’une manière ou d’une autre la conscience terrassée de Joe Williams, et même le pont de Brooklyn, pourtant symbole de liaison et de perspective avec son panorama new-yorkais, ne relèvera pas cet homme de sa pesante neurasthénie (cf. p. 65). Une partie de lui a acquis la certitude que la vie ne peut être dignement vécue dans un pays qui ne croit plus à rien sinon aux pouvoirs de l’argent, un pays où Dieu, progressivement, se trouve exproprié de sa transcendance.
L’euphorie de Bordeaux n’est en outre qu’une parenthèse à demi-enchantée lorsque les États-Unis officialisent leur participation à la guerre (cf. p. 180). Il y a réellement quelque chose de malsain à observer les gens «se [mettre] en quatre» (p. 180) parce que l’Amérique, enfin, s’est inscrite au registre des combattants. Les filles d’Aquitaine, devenues très accortes auprès de Joe, ne le guérissent pas de son effondrement majeur. Et Della, en femme vaincue par le patriotisme et par la sophistique des guides suprêmes, se couvre de ridicule quand elle accuse Joe d’être un «embusqué» (p. 197), un poltron, un lâche, du fait de son existence d’agent de commerce qui éviterait à cette occasion la grande et belle virilité des tranchées. Mais Joe n’est pas dupe : il sait que son rôle accessoire sur les navires marchands n’est qu’une extension de la guerre, mais il sait aussi, du moins à un étage plus enfoui de sa lucidité, que le rôle des tranchées, pour les Américains, n’est qu’un alibi pour le gouvernement qui aménage déjà les conditions politiques de l’après-guerre. Sa femme a donc raison et tort de lui en vouloir – elle a raison parce que Joe n’est que la pièce modeste d’une Machine infernale, mais elle a tort parce qu’elle a incorporé jusque dans ses dernières fibres une image de l’héroïsme qui n’est en définitive qu’un brutal supplément du cynisme. Cette perspicacité est d’autant plus nette qu’elle trouve un écho inopiné lorsque Joe entend les oracles d’un duo de téteurs natifs de Chicago : «toutes ces histoires de guerre [ne sont] que propagande et entourloupes» et «si les travailleurs refusaient de marner dans les usines de munitions où ils [fabriquent] des obus pour envoyer ad patres d’autres travailleurs, il n’y aurait plus de satanée guerre» (p. 200). Instinctivement, Joe avise les deux hommes de son assentiment, à la nuance près qu’il précise que l’on peut gagner confortablement sa vie dans ces manufactures de projectiles. Et du tac au tac la dyade oraculaire imbibée le corrige : «si les travailleurs [gagnent] quelques dollars de plus [c’est] parce que les profiteurs [gagnent] quelques millions de plus» (p. 200). Ainsi, assigné à la résidence d’un spleen américain appesanti par ces paroles spontanément véridiques, Joe, derechef, veut s’enfuir en mer afin de ne plus être effrayé par l’ambiance délétère des États-Unis (cf. p. 205). La guerre effective de l’Europe est plus viable que la guerre abstraite de son pays natal, et, à New York, pour parachever ce tableau de désappointement, «la guerre révélait de telles profondeurs d’abjection fangeuse et d’hypocrisie que tous ceux qui en furent témoins en sont restés frappés à vie» (p. 214). Par conséquent, c’est en étourdi, en homme sonné, en individu atomisé que Joe Williams assiste à l’armistice à Saint-Nazaire, spectre flottant au milieu de la liesse et des optiques de résurrection (cf. pp. 277-8).
La lente dissolution de Joe Williams dans les vapeurs méphitiques de la guerre et de ses répercussions se rapproche du cheminement régressif de Richard Ellsworth Savage, étudiant à Harvard, séduit par la candidature de Wilson à la présidentielle, censée défendre une «Harmonie Industrielle entre le Capital et le Travail» ainsi qu’une sacro-sainte «Neutralité en Pensée et en Acte» (p. 109). En tant que pacifiste affiché, Richard E. Savage croit que la victoire de Wilson dans les urnes retiendrait les États-Unis de jouer les va-t-en-guerre (cf. p. 111). À ce titre, Savage se découvre sous les traits habituels du militant précoce et candide, factieux par accoutumance académique et postulant au rang d’homme de lettres, bien décidé à vivre pour «la Beauté» et le «Péché» (p. 105). Cela dit, en dépit de ce profil typique d’universitaire progressiste à l’abri des véritables difficultés existentielles, le pseudo-poète Savage s’aventure à la guerre, sans doute pour se prouver quelque chose, sans doute également parce qu’il a senti que l’Amérique était malade d’une maladie pire que la guerre qui dévore l’Europe. Il sera «ambulancier volontaire» et son point de chute sera la France (p. 114).
L’expérience directe du front le scandalise et désarçonne sa foi chrétienne (cf. p. 235). Il fait le constat d’un abâtardissement inouï de l’espèce humaine en amont de toutes les désillusions d’un Robert Antelme. Il suggère même une animalisation magique des hommes afin que ceux-ci puissent prendre le large avec leur nature patriotiquement pervertie : «Je viens de penser que ce serait rudement chic si on pouvait réorganiser l’économie des cellules de notre corps pour changer d’espèce […] j’aimerais être un chat, un bon gros chat dodu assis devant le feu» (p. 222). Quoiqu’il ait du répondant éclairé de la part de certains acolytes pareillement désabusés, Richard E. Savage n’en sera pas moins critiqué pour ses positions romantiques et pour son écœurement du champ de bataille (cf. p. 245). En conséquence de quoi, il sera rétrogradé comme «brancardier bénévole» à l’hôpital américain de Paris, «avenue du Bois-de-Boulogne», transportant des seaux de viande humaine, du sang et des souffrances matérialisées, hanté par le son perturbant des «râles atroces» provenant «des cages thoraciques défoncées» (p. 246). Ce cabinet des horreurs, pourtant, ne rivalise pas avec l’horreur figurative qui s’est emparée des États-Unis (cf. p. 403). C’est pourquoi le déboussolé Savage, revenu un instant en Amérique, repart aussitôt pour l’Europe où contre toute attente il est promu capitaine. Il est à Tours pour l’armistice (cf. p. 412), et, par la suite, il va beaucoup voyager, allant de Paris à Rome, en passant par Varsovie, à la merci des agitations et des nécessités militaires. Son orbite ambulante croisera Eveline Hutchins et Anne Elizabeth Trent, deux femmes huppées sur lesquelles nous reviendront. Bien que le néo-capitaine Savage n’ait pas l’air de pouvoir tolérer trop longtemps des présences légères, probablement par répudiation instinctive de toute la cuistrerie bourgeoise féminine importée des États-Unis, probablement aussi par souvenir de ce qu’il fut sur les bancs de l’Université (un épigone des privilégiés), il reverra toutefois la dénommée Trent, partageant avec elle une idylle heurtée, l’artiste qu’il est encore au fond de lui se confrontant à une incarnation de la pudibonderie distinguée (cf. pp. 430-1). Et au milieu de ces déplacements et de ces intermittences du cœur, Richard E. Savage rectifie ses opinions, désapprouvant à présent Wilson, le comparant non sans une fatale amertume à un empereur romain démentiel, avide et acosmique (cf. p. 434). Sa mélancolie s’épaissit au fur et à mesure que la vérité de la guerre, désormais achevée, s’estompe au profit du mensonge de la paix (cf. p. 452). Ce qu’il détestait il y a peu devient terriblement moins détestable que ce qu’il doit maintenant subir, en l’occurrence la paix narcotique, l’opium du Capital, le confort qui détruit les fulgurances artistiques et les paroxysmes de l’amour. Intoxiqué par ces relents de guerre insidieusement aromatisés, incapable de se lever pour abattre cet Antéchrist embryonnaire, le capitaine Savage courbe l’échine, se laisse influencer, en quête d’une sinécure dont il ne fera sûrement rien puisque tout élan créateur, dans de telles circonstances, ne peut résolument apparaître (cf. p. 452). On le verra donc s’embourgeoiser, pris dans les filets du capitalisme nonchalant, déconstruit dans sa volonté artistique mais édifié dans son incontinence généralisée (cf. pp. 533-9).
Du côté des femmes, la guerre accomplit le même travail de désintégration. Née dans un environnement byzantin rassasié de chrétienté hypocrite, Eveline Hutchins est néanmoins épouvantée par la pauvreté, par l’indifférence de Dieu, par les fossés qui se creusent entre les plus riches et les plus démunis (cf. pp. 130-1). La déclaration de guerre constitue alors une opportunité de se changer les idées, de s’agréger aux «rues remplies de drapeaux et d’uniformes», de se mêler à ces gens qui sont ensorcelés par un «chauvinisme délirant» et qui subodorent que «Wilson [est] le plus grand Président des États-Unis depuis Lincoln» (p. 157). Assez rapidement, Eveline Hutchins va être tentée par l’épopée de guerre, déçue par l’euthanasie du capitalisme américain et exaltée par la sincérité, par l’énergie, par l’érotique de la guerre (cf. pp. 157-164). Mais son expédition à Paris tient moins de l’effort de guerre que d’un divertissement abominablement bourgeois. Elle sombre dans les facilités de l’arrière, behind the tough lines, se soulant de la plus effrontée bohème parisienne (cf. 253-261), jusqu’à ce que l’armistice augmente encore les festivités de ces touristes du casse-pipe (cf. pp. 339-344). Depuis ses boudoirs et ses régions de sybaritisme, Eveline se dit qu’il est «passionnant» de se trouver à Paris pendant ces événements «alors [qu’on refait] la courbe du monde» en politique (p. 353), comme un rat des villes, par exemple, se passionne pour des sujets où culmine une douleur dont il n’aura jamais le moindre apprentissage. Il va de soi que l’emploi d’Eveline à la Croix-Rouge n’est qu’un emploi fictif, un prétexte pour être là, une excuse pour assister à la désolation de l’humanité tout en étant protégée par le bouclier virtuel de la bourgeoisie. On a ici toute l’indécence de la palabre, toute l’outrecuidance d’une population qui commente la mort en se repaissant de la vie, estimant que les États-Unis doivent saisir leur chance avant les autres nations (cf. p. 363), qu’ils doivent imposer la cadence d’une paix régie par le commerce (cf. p. 364). Inutile, ce faisant, de préciser que l’émoi d’Eveline devant la pauvreté ou devant le silence de Dieu ne fut qu’un cabotinage de nantie, une sensiblerie déplacée, un larmoiement de reptile qui ne connaîtra nullement la misère sacrée de ce monde.
En fouillant à peine dans l’âme d’Anne Elizabeth Trent, on distingue le même minerai de bêtise et d’impudence. Cette fille du Texas de la upper class, un jour qu’elle vadrouille à New York (car les modalités de la flânerie sont inhérentes à la bourgeoisie), découvre soudainement les bas-fonds et se fait la réflexion que les immigrés, décidément, ne pourront à aucun prix rejoindre la prestance des Blancs d’Amérique (cf. pp. 310-1). Puis, terminant ses études de journalisme à Austin (Texas), la déclaration de guerre, pour Anne Elizabeth Trent, rend la «vie mondaine» davantage «trépidante» (p. 326). Concomitamment à cela, telle une compensation cosmique voulue par un dieu exaspéré par tant de crétinerie, son frère Bud décède lors d’un exercice de pilotage à San Antonio, rappelant du reste les vrilles catastrophiques de certains romans de Faulkner. Cet accident aérien sert en outre de présage à la disparition tragique d’Anne Elizabeth Trent, laquelle, partie en Europe après la guerre en vue d’effectuer des actions présumées charitables (cf. p. 333), passera plutôt son temps à ennuyer le capitaine Savage avec sa fadeur de demi-mondaine bégueule. Une fois délaissée par Richard E. Savage, peu habituée à ce qu’on lui désobéisse ou qu’on l’ignore, elle meurt en avion avec un pilote français après avoir demandé à celui-ci de lui faire vivre des acrobaties, comme autant de tourbillons d’air qui la rendraient amnésique de ses déconvenues (cf. p. 482). Non seulement cette mort n’a aucune dimension émotionnelle particulière, mais elle est aussi, osons l’affirmer, la mort d’un personnage qui était peut-être plus nuisible à la paix réelle que bien des conflits où l’on s’envoie des bombes et des gaz mortels. Une Anne Elizabeth Trent, à maints égards, traduit l’existence d’une paix qui n’en est pas une parce qu’elle sème l’injustice en profitant de toutes les largesses d’un appareil législatif contestable et d’une suprématie blanche complètement usurpatoire.
C’est la raison pour laquelle l’épilogue de 1919 est si formidablement apocalyptique (cf. pp. 541-547). En revenant sur le rapatriement du «soldat inconnu» américain au cimetière militaire national d’Arlington (Virginie), John Dos Passos esquisse la supposition suivante : d’un côté nous avons les prébendiers de la guerre, la minorité qui vit et travaille pour elle-même et pour qu’une Anne Elizabeth Trent puisse être heureuse, et, d’un autre côté, nous avons les sacrifiés, ceux dont le destin est irrémédiablement transformé en chair à canon pour que le Capital vive et prospère. Il en résulte l’ignominie des cérémonies, des hommages, des décorations posthumes, des bouquets de fleurs ou des cuivres calamistrés entamant un requiem au bord d’un caveau fraîchement inauguré, et, bien sûr, l’ignominie superlative de ces coquelicots déposés par Woodrow Wilson sur la tombe du soldat inconnu (cf. p. 547).

Notes
(1) John Dos Passos, 1919 (Gallimard, coll. Folio, 2019), traduit par Yves Malartic (traduction révisée de C. Jase).
(2) Dans les sections intitulées «L’œil-caméra», John Dos Passos, presque sous la forme d’une écriture automatique, retranscrit ses propres visions ou souvenirs, dont ce fragment de mémoire qui renvoie à son rôle d’ambulancier : «je me rappelle les doigts gris et tordus les gouttes de sang épais suintant à travers les civières le gargouillement des cages thoraciques qui peinent à respirer les lambeaux de chair pleins de boue qu’on met vivants dans les ambulances et qu’on en retire morts» (pp. 120-1).
(3) Feuerbach, Pensées sur la mort et l’immortalité.
(4) Feuerbach, ibid.
(5) Ibid.
(6) Montesquieu, De l’esprit des lois.
(7) Whitman, Feuilles d’herbe.
(8) Walker Percy, L’Amour parmi les ruines.

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