Judas en serial killer, Gustave Thibon en vieille fille (15/03/2004)

Crédits photographiques : Nadav Neuhaus.
Quelques minutes de calme absolu, écoutant les magnifiques et majestueux Psaumes de la Repentance de Schnittke, poursuivant ma lecture de Thibon avec Le voile et le Masque. J’avoue avoir eu du mal à me relancer dans la lecture de cette vieille fille qu’est Gustave Thibon. M’agace de plus en plus son côté «vierge effarouchée», auquel prêtait parfois le flanc du colossal Bloy dont l’écriture, et cela le sauve, emporte tout dans un rugissement de douleur. Bloy déploie en écrivant des instruments compliqués dignes d’un bourreau chinois admirateur de Gilles de Rais là où Gustave Thibon se contente d’enfoncer une pointe rouillée dans une solide bûche.
J’exagère à plaisir d’ailleurs car, dès les toutes premières pages de ce livre, la fidélité de l’auteur me semble remarquable à un Dieu obscur et ignoré de tous, jusque de ses saints les plus accomplis. C’est d’ailleurs par cette vertu que Gustave Thibon survivra à ses déplaisants tics et manies de bigote pour être un jour considéré comme un authentique écrivain de la via oscura. Qu’on en juge par exemple avec cet étrange passage où le Christ, assez explicitement, est comparé à un porc que l’on va saigner ; à la fin, cette interrogation : «L’intolérable, porte de l’invisible ?» jette une lumière crue et intérieure sur la performance (au sens moderne du mot) de ces lignes qui semblent affirmer : «Oui, je suis conscient que je viens là de tracer un parallèle bien peu glorieux (car le porc n’est tout de même pas un agneau) et pourtant j’affirme et je crois de toutes mes forces que le mystère du Christ ne peut être approché que par le paradoxe du surprenant, du torve et même du blasphème…».
Heureusement donc que, tenant la vieille fille par le coude, chemine un Kierkegaard attentif à tout signe oblique, un horrible forcené qui veut, prétend-il, «laver Dieu de l’homme» (affirmation reprise à Maître Eckhart), c’est-à-dire le dépouiller de toute visible et agaçante minauderie spirituelle, de tout vêtement encore trop risiblement nôtre.
Lire Thibon, c’est aussi lire ou relire tous ceux qu’il a lus comme Hugo dont il connaissait par cœur des pages entières, mais aussi et surtout Maurice Clavel, Louis Veuillot et Blanc de Saint Bonnet. Qui se souvient encore de ces deux auteurs, alors que le premier semble lui aussi bien oublié depuis que Pierre Boutang n’est plus vivant pour le rappeler à nos esprits oublieux et volages ? Noté, cette remarque très juste sur la psychologie secrète et le mobile réel de tout meurtrier : par la dégradation infligée, découvrir la vérité de l’âme du supplicié. Je pense que cette remarque peut être appliquée au personnage de Judas. Car condamner le Christ pour Le forcer à prouver sa divinité, c’est admettre que, si l’apôtre-félon pouvait s’incarner de nos jours, il choisirait sans doute la défroque banale d’un tueur en série, le serial killer tant à la mode qui sonde – réellement – les chairs pour chercher l’âme qu’il suspecte et flaire comme un chien, un chien du démon. Reste une différence, au moins superficiellement : le serial killer n’en a jamais fini des corps qu’il profane avec un mélange d’infinie volupté et de dégoût. Il lui en faut toujours plus, davantage de corps parce que sonœuvre au noir accomplie, il ne peut que constater son échec (cf. le Gilles de Rais de Huysmans justement), plus prosaïquement parce que notre société de clones exige de ses robots qu’ils répètent à l’infini les quelques gestes – toujours les mêmes – pour lesquels elle les a programmés. Et puis, Judas n’avait-il pas à sa disposition LE corps, LA chair réelle, LA réelle présence, enfin, qui eût pu lui livrer tous les secrets ?
Judas est donc un fanatique, pour lequel la vérité se doit d’être pure transparence et qui ne tolérera aucun obstacle entre celle-ci et la folie de sa volonté meurtrière. Pour Judas, le Christ, le Corps et la Personne du Christ étaient (le pluriel est théologiquement incorrect) de trop : en ceci est-il, lui aussi, lui avant tout autre docteur apophatique, une espèce monstrueuse et dévoyée de mystique de la vie obscure.
Ces quelques lignes évoquent dans mon esprit deux choses : d’abord le fait que sommeillent dans quelque liasse de feuilles une trentaine de pages de réflexions sur Judas qui, bientôt, sera le centre d’intérêt littéraire de nos médias puisque Pierre-Emmanuel Dauzat, l’excellent traducteur de George Steiner (et le maître d’œuvre du Cahier de l’Herne qui lui a été consacré) fera paraître un essai sur l’apôtre maudit du Christ. Je compte d’ailleurs proposer quelques extraits de ce texte très personnel (le mien, pas celui de Dauzat !) avec l’aval de mon prudent stalker qui pour l’instant a su déjouer les dangers fulgurants de la Zone. Ensuite, comment ne puis-je songer aux ressemblances qui unissent Judas au personnage du meurtrier peint par Paul Gadenne dans son ténébreux Vent noir, roman d’une absolue noirceur que nos petits écrivains qui citent à tout venant de ridicules modèles ignorent avec la plus parfaite sérénité ?
Paul Gadenne… Un livre serait à écrire sur son œuvre qui à mes yeux n’a pas à rougir de la comparaison avec celles d’un Dostoïevski, d’un Kafka ou d’un Bernanos… Parfois même les surpasse-t-il avec par exemple La plage de Scheveningen ou le court et lumineux Baleine. Et un autre livre, à moins qu’il ne s’agisse plus sûrement du même, serait à faire ingurgiter, page par page jusqu’à ce qu’ils en crèvent l’écume à la bouche, à nos crétins médiatiques, un livre de feu et de colère, un livre dont le feu serait de glace comme l’écrivait Baudelaire des Liaisons dangereuses, qui sonderait les raisons coupables pour lesquelles, aujourd’hui, à l’exception d’une poignée d’étudiants (dont l'un, ancien collègue de Khâgne, s'occupe d'un site bien rarement mis à jour) et de Didier Sarrou, plus personne ne connaît ni ne cite, a fortiori, le douloureux Paul Gadenne.
Je vais demander de ce pas à mon ami Alain Santacreu de m’autoriser à reproduire dans l’antre du stalker le texte que j’ai écrit pour sa revue Contrelittérature.

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