Sciascia l'énigmatique (20/04/2004)

Crédits photographiques : Esteban Felix (AP Photo).
Curieux comme les voies qui nous font relire tel auteur (et tel livre en particulier de cet auteur) plutôt que tel autre sont impénétrables. Ce sont d'ailleurs peut-être les mêmes voies qui, de lecture en lecture, nous offrent un portrait qui, peu à peu mais sans jamais se stabiliser définitivement, gagne en finesse, jusqu'au moment de découvrir, l'instant d'un éclair, l'ultime livre de la dernière heure refermé... Non ! La Mort seule et pas la connaissance (ou alors la mort comme connaissance, vieux rêve gnostique et ésotérique) peut nous permettre de contempler face contre face le Visage.
Je relis en tout cas un vieil article, paru je crois en 1997 dans Les Brandes, sur un excellent petit roman de Sciascia, intitulé Le Chevalier et la Mort, juste avant, rentrant à Lyon, de lire Dantec (avec Les racines du Mal), Houellebecq (je n'ai pratiquement rien lu de ce dernier... Alors, puisqu'il se murmure que la rentrée littéraire 2004 pourrait être riche en surprises de taille...) et Barthelet avec son Éloge de la France. A moins que je ne décide, comme cela s'est en fait presque toujours produit, de délaisser mon petit programme bêtement fixé à l'avance et, fatigué de suivre le sentier balisé par mes propres soins, de m'aventurer vers la trouée mystérieuse en me plongeant avec délices dans quelque improbable lecture (pourquoi pas Ultramarine de Lowry, lu lorsque j'étais adolescent ou, par ces temps grossièrement christiques, le Biathanatos dans la traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat ou encore une relecture des Veilles de Bonaventura ou bien du colosal Zibaldone de Leopardi ou...), pourquoi pas l'une des étranges enquêtes de l'excellent Leonardo Sciascia ?
Oui, pourquoi pas ?

«SI VOUS AVEZ BESOIN DE MON FILS, CHERCHEZ-LE DANS LES ORDURES».
Léon Bloy, Le Désespéré.

«Jules César Vanini, qui fut brûlé comme hérétique, reconnaissait la grandeur de Dieu dans la contemplation d'une motte de terre; d'autres dans celle du firmament. Moi, c'est dans l'imbécillité que je la reconnais : il n'est rien de plus profond, de plus abyssal, de plus vertigineux, de plus inaccessible... Sauf qu'il ne faut pas trop contempler...».
Leonardo Sciascia, Todo modo.


Le roman policier est toujours métaphysique, c'est une banalité que d'écrire cela. Construit autour d'une énigme qu'il faut s'efforcer de résoudre en tentant avec persévérance de reconstituer la toile invisible et chaotique, la trame très mystérieuse de ce qui s'est produit réellement, c'est-à-dire, de cela que le policier ou l'enquêteur ignore pour le moment, non pas à cause d'une incapacité particulière de son esprit, ou par le fait que les éléments se sont ligués contre sa volonté, mais parce que, littéralement, le déroulement du meurtre n'existe pas encore (c'est lui seul qui va lui donner corps, qui va le faire émerger de l'inexistence), le roman policier est une matrice inédite d'être. C'est le policier, pourrait-on écrire, qui accouche le meurtre au réel, c'est lui qui le commet, qui révèle donc un pan insoupçonnable du monde. Mettant au grand jour le crime et l'intention qui a présidé à ce dernier — car tout bon policier, deuxième cliché, est aussi un talentueux psychologue —, l'enquêteur est un artiste, un créateur, puisqu'il donne à voir ce qui n'existait point, à contempler au regard profane de nouvelles constructions, de nouvelles formes du travail de l'esprit. Le policier est, comme le génie selon Nietzsche, un nommeur, un révélateur, au sens photographique de ce mot, lequel désigne un processus de fixation progressive, et finalement définitive, de ce qui est donné à voir par le regard de l'artiste. Auguste Dupin, l'énigmatique personnage inventé par Edgar Alan Poe, trouve toujours le mot de la fin, comble le vide ouvert par le crime inexplicable. On ne peut toutefois s'empêcher d'éprouver le délicieux frisson du soupçon, la sensation furtive et électrique qui caractérise toujours la présence du fantastique : peut-être parce qu'il a cette curieuse manie de «nier ce qui est et d'expliquer ce qui n'est pas», l'enquêteur est toujours prédisposé à se mouvoir sur la frange incertaine du vide, du néant, du non-être. C'est cela : révélatrice de l'être qui jusqu'alors dormait dans quelque repli de possibilité, l'enquête criminelle flirte presque toujours avec ce qui peut l'anéantir, le non-être, puisque, selon la parole de l'inquiétant don Gaetano, personnage de Todo modo, «Les choses qui ne se savent pas n'existent pas». Mais, commode garde-fou, la solution est trouvée par le pisteur hors-pair, hors-flair, de Poe, que ce soit dans La Lettre volée ou dans Double assassinat rue Morgue.
Le policier que nous dépeint Sciascia, lui, ne trouve pas le dernier mot de l'énigme à laquelle il est confronté, car, à son tour, il est assassiné. Ce meurtre, d'ailleurs, compte peu, ou pas du tout : encore vivant, débarrassé, même, on peut tenter de l'imaginer, du mal incurable qui le ronge, l'Adjoint n'aurait pas trouvé la clé de l'énigme. Histoire simple, dépouillée comme celle de tout réel polar. Un éminent notable est soupçonné par le fin limier nommé simplement l'Adjoint, d'avoir éliminé un de ses amis, riche industriel appelé Sandoz, à la suite d'une plaisanterie douteuse quant à la possibilité cavalière de séduire une belle sur le retour. Bien sûr, ce personnage considérable, président d'une société qui fait vivre une ville entière, ne sera pas inquiété car, très vite, l'attention de la police et de l'opinion publique, mais pas celle de l'Adjoint, est détournée d'une possible culpabilité du président Aurispa par l'apparition sur la scène d'une mystérieuse organisation subversive, se réclamant de la Révolution française et de Saint Just, les Enfants de 89. Question toute simple que se pose l'Adjoint : les Enfants de 89 ont-ils été créés pour tuer le riche industriel ou celui-ci a-t-il été assassiné pour favoriser l'émergence de ces redoutables enfants ? Question, on s'en doute, à laquelle aucune réponse satisfaisante n'est apportée, car l'existence du groupe terroriste, comme peut-être le meurtre de Sandoz, comme peut-être encore celui de l'informateur de l'Adjoint, comme enfin celui même de ce dernier ne sont qu'une série de leurres. Le vice, le quelque chose de pourri dans le royaume d'Italie, c'est que ces leurres ne cachent aucune vérité à laquelle parviendrait l'enquêteur.
Leurre donc, simulacre, comme, d'ailleurs, ce monde idiot dans lequel à présent se retrouve l'enquêteur, privé de sens et livré au Mal. Seule la mort est réelle, celle qui lentement s'infiltre dans la chair de l'Adjoint, celle encore qui a pris le contrôle de la Sicile, qui fut l'île d'enfance de notre policier, et maintenant l'Italie tout entière, celle encore qui grimace derrière le noble cavalier qu'a peint Dürer, sujet de l’œuvre intitulée Le Chevalier, la Mort et le Diable, gravure qui trône dans le bureau de l'Adjoint, et dont ce dernier médite sans relâche l'enseignement. Enseignement pour le moins paradoxal car, si la gravure du maître affirme une triple présence qui symbolise l'entière condition humaine placée entre ses deux ennemis souverains, la méditation finale de l'Adjoint sur l’œuvre gravée est d'une tout autre portée, elle qui, au contraire et contre toute vraisemblance, affirme que la Mort est fatiguée, que le diable aussi, lui qui n'est plus qu'un «alibi robuste dans la vie des hommes», lui qui est «las au point de tout abandonner aux hommes, qui étaient plus doués que lui». Et le Chevalier, alors ? «Où allait-il ainsi cuirassé, ainsi résolu, traînant derrière lui le Diable fatigué et refusant son obole à la Mort ? Arriverait-il jamais à la citadelle close tout là-haut, la citadelle de la suprême vérité, du suprême mensonge ?» Ce chevalier qui n'est pas même le Christ ou Savonarole, mais rien d'autre que «la vraie mort, le vrai diable; et c'était la vie qui se croyait en elle-même en sécurité : à cause de cette armure, à cause de ces armes».
Évacuation du diable, fatigue de la Mort, présence, pourtant, de la décrépitude et du Mal, qu'est-ce à dire ? Que l'homme, tout bonnement, a pris la relève, et qu'il n'a aucun besoin d'un être surnaturellement pervers pour excéder les limites de l'intolérable ? Sans doute. A moins qu'il s'agisse là du seul constat, absolument désespéré, du chaos invincible qui règne à présent sur le monde, qu'est devenu ce monde, et que le Mal ne semble tel que par une sorte de paresse de notre vision : en fait, dans notre roman, le Mal lui-même livre au lecteur son visage véritable et dépité, pure déconstruction, jeu sans fin ni règle du non-sens. Rien ne subsiste, c'est certain. Le passé est aboli, puisque, comme le confesse l'Adjoint, la douleur maîtresse du corps obnubile jusqu'à la remémoration d'un temps où celle-ci n'existait pas. Disparition du futur, car l'humanité, l'Adjoint en est certain, court à sa perte, sorte d'apocalypse de mauvais cinéma d'anticipation : les chiens et les rats, une multitude grimaçante et criarde d'animaux devenue consciente d'elle-même, devenant sans doute les nouveaux maîtres. Passé et futur éradiqués, mensonge et vérité strictement équivalents — et le Chevalier «arriverait-il jamais à la citadelle close tout là-haut, la citadelle de la suprême vérité, du suprême mensonge ?» —, temps du présent comme vidé par l'enquête dont la multitude de faisceaux intellectuels d'hypothèses crée un espace d'absurdité chaotique et indéchiffrable — l'enquête creuse le réel, et, jusqu'à la découverte improbable de l'assassin, ne le remplit pas —, mais aussi, temps du présent livré à la seule lecture des hiéroglyphes dont dispose le modernité : les ordures. «La science des ordures, la garbage science. Une parabole, une métaphore : désormais nous en sommes arrivés aux détritus, arrivés à les rechercher, les manipuler, les déchiffrer ; à leur demander quelque vestige de la vérité. Aux immondices». Pourtant, dernière ironie, cette science des ordures n'est pas garante de la vérité, qui décidément semble bel et bien définitivement supprimée du monde dépeint par Sciascia. Ainsi, cherchant dans une poubelle les secrets du mafioso Joseph Bonanno, la police américaine ne comprend pas la phrase suivante «Call Titone work and pay scannatore», dans laquelle le dernier mot ne signifie pas égorgeur comme la police le pense (scannare voulant dire en italien égorger), mais plutôt instrument pour pétrir la pâte (scannaturi, mot sicilien italianisé en scannatore, signifie une table pour pétrir le pain et les pâtes). Tragique méprise. Pour trouver la vérité, notre Adjoint lui aussi est contraint de fouiller les poubelles : sans aucun résultat, bien sûr, mais, ce qui est inquiétant, c'est cette pensée, «que c'est au milieu des ordures que l'homme se prépare à mourir». On le voit, le tragique semble plus humain lorsqu'il pare son avide nudité d'un négligé d'humour.
Certes, ce roman du crépuscule — écrit en 1988, Sciascia mourra une année plus tard — peut sembler l'ultime méditation sur la vanité du monde, le jet d'acidité lucide le plus concentré craché par l'auteur de Todo Modo. Rien, de fait, ne surnage dans l'universel naufrage, aucune colombe n'indique à notre moderne Noé accroché à une planche la présence, même lointaine, d'une terre où se reposer pour tenter de lire l'énigme du monde, et le jeu littéraire, qui nous semblait un instant épargné par l'écroulement général, est lui aussi mis à mal, est à son tour suspecté : «Il se sentait [l'Adjoint] comme à l'intérieur d'un de ces romans policiers où l'auteur use et abuse, vis-à-vis de son lecteur, d'une déloyauté grossière, sans précaution, même pas fourbe». Pourtant... Pourtant subsiste un petit quelque chose qu'on a du mal à reconnaître lorsqu'il apparaît, penaud, sur la scène désertée par Dieu et diable : la morale me direz-vous, puisque c'est à l'autorité de cette vieille douairière qu'on se réfère lorsque les infantiles illusions ont été dissipées ? Ou plutôt une morale, même si l'indéfini préféré au défini risque de provoquer, dans le gros cœur tout gonflé de généreux kantisme de nos ludions philosophiques et télégènes, un chambardement que j'espère bien être le définitif arrêt du vieux muscle cardiaque ? À moins que, sans doute de manière plus logique si l'on considère la complexion intellectuelle incriminée, l'affaire ne se termine dans un terrible écoulement de diarrhéique matérialisme ? Pour son bonheur, Sciascia n'a pas lu Comte-Sponville, le personnage de l'Adjoint non plus d'ailleurs, fort heureusement, qui pousse la discrétion jusqu'à ne jamais prononcer le mot imbécile que j'ai écrit faute de mieux, qui d'ailleurs est parfaitement vide de sens. «Écoutez, dit-il à son supérieur, alors qu'est évoquée la possibilité d'arrêter Aurispa, lorsque, dans d'autres services, heureusement pas dans celui-ci, j'ai dû mettre à exécution des mandats d'arrêt, je me suis toujours fait penser à un de ces sinistres personnages qui, dans les Chemins de croix des églises de campagne, s'avancent pour arrêter le Christ». Et, ailleurs : «La loi. Une loi, pensait-il, pour inique qu'elle soit, est toujours une forme de la raison», cette remarque venant alors que l'Adjoint, pour calmer la douleur qui gangrène son corps, est contraint d'utiliser de la morphine, produit qu'il a toujours considéré avec le regard fort peu amène du fonctionnaire de police. Paraphrasant le titre d'un roman de Walker Percy, L'Amour au milieu des Ruines, nous pourrions écrire, à propos de cette étrange permanence du Bien, (non pas de la morale, mot commode, j'insiste lourdement, sous la couverture rapiécée duquel tout, absolument tout, peut trouver un abri), mais d'honnêteté, de belle âme, d'une tendresse sans illusion à l'égard de la vie — et aussi à celui des femmes, peut-être, dans l'esprit de l'Adjoint, lesquelles sont une sorte de symbole charnel de l'Autre —, moins encore, d'élégance.
Mais peu importe, finalement, car le roman, qui se clôt sur la mort de l'Adjoint est, comme lui-même le dit au moment de mourir, une «carte qui ne trouvait pas sa place, un espace où la carte errante ne pouvait prendre place. Quelle pagaille !» Mais quel étonnement de constater avec lui que cette ultime pensé n'est pas la sienne, mais celle, «éternelle, ineffable, de l'esprit dans lequel le sien s'était dissous>». En ultime ressort, ces derniers mots de l'auteur sont l'écho désabusé des derniers vers d'un poème de Leopardi qu'admirait Sciascia, intitulé L'Infini : «Ainsi / Dans tant d'immensité ma pensée sombre, / Et m'abîmer m'est doux en cette mer».

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