Ma nuit chez Maud d'Éric Rohmer, par Francis Moury (21/01/2010)
Casting succinct
Françoise Fabian (Maud), Jean-Louis Trintignant (Jean-Louis), Marie-Christine Barrault (Françoise), Antoine Vitez (Vidal).
Résumé du scénario
Jean-Louis, catholique pratiquant et ingénieur, est appelé par Michelin à Clermont-Ferrand après avoir vécu dix ans en Amérique du Nord et du Sud. Il croise par hasard Vidal, un camarade d’enfance devenu professeur de philosophie à la Faculté de la ville et marxiste – alors qu’il commence à tomber amoureux d’une jeune femme blonde aperçue à l’église. Le soir de Noël, il est convié à dîner par Vidal chez Maud, l’ancienne amante de Vidal. Elle est brune, belle, divorcée, mère célibataire.
Critique
La rencontre du roman-photo et des Pensées de Pascal : c’est ainsi qu’on pourrait résumer ce «conte moral» qui rendit célèbre Rohmer auprès du grand public. Il fut un succès lors de sa sortie.
Son esthétique est celle d’un strict réalisme, quasi documentaire, dans lequel la société française de l’époque vit un miroir d’elle-même. Son style de mise en scène est clair, précis, fort et très rigoureux. Certains plans subjectifs sont très longs (voiture conduite en caméra subjective au début du film, dans la ville, dans la montagne la nuit) et contrebalancés par des découpages variés de conversation en plans fixes.
La progression du scénario organise les idées-forces du film à travers une intrigue bien construite. La vie de Jean-Louis, catholique encore célibataire et un peu aventurier, à la vie sentimentale riche, s’intéressant au calcul des probabilité, qui rencontre par hasard une femme qui voudrait le séduire alors qu’il vient de tomber amoureux d’une autre. Il résiste, en accord avec sa conception globale de la vie, à la «tentation» mais découvrira plus tard que celle dont il est amoureux fut la maîtresse de l'amant de celle-là, mort dans un accident de voiture. Françoise Fabian, à l’érotisme sincère et plastiquement frappant, fascine tout au long de la fameuse nuit.
Son «interventionnisme» philosophique était très frappant lui aussi. On n’est ainsi pas près d’oublier la discussion comparative du pari marxiste et du pari pascalien entre Vidal et Jean-Louis. Ni les différences entre jansénisme et catholicisme romain «orthodoxe» que Jean-Louis précise en détail à Vidal et Maud. Maud occupe un peu la position du spectateur moyen : elle est athée mais ouverte à la discussion, et objet d’un combat discret entre les deux hommes pendant un instant. Suspense : lequel partira le premier ? Cette ampleur des dialogues «profonds» était donc très habilement contrebalancée par des notations crues et réalistes sur la sexualité, les mœurs, le travail, la vie quotidienne dans une ville moyenne et aussi quelques touches très poétiques (au fond Jean-Louis est partagé, l’espace d’une nuit, entre la vision évanescente d’une femme entrevue et celle d’une femme authentique, vivante, charnelle) et la sincérité des interprètes.
L’importance des décors froids et fonctionnels des intérieurs personnels ou collectifs opposés à la nature hivernale, enneigée, sauvage d’une part et aux séquences d’église d’autre part, permettait de bien faire ressortir le lien profond entre la spiritualité du héros et son environnement. La fin sur la plage cinq ans plus tard ne constituait pas une espèce de sortie du tunnel, d’évasion du réseau : Maud, inchangée, n’a pas trouvé le repos et Jean-Louis apprend brusquement ce qu’il n’avait pas compris cinq ans plus tôt. Cette simple idée (une rencontre fortuite cinq ans après qui fait rebondir le récit et l’approfondit) séduisit par sa force toute naturelle et plausible. Maud est le point focal, l’autrui salvateur dans une perspective catholique, d’un double point de vue : elle permet à Jean-Louis d’éprouver sa foi et lui révèle aussi l’altérité mondaine au sein de son propre couple. Maud ne serait-elle pas un ange qui s’ignore ? Un ange tragique condamnée à vivre objectivement dans le péché mais à être pour les autres une perpétuelle occasion de bien, de beau et de vrai ? Une «grâce incarnée» qui ne peut se sauver elle-même mais qui sauve Jean-Louis doublement : elle lui évite de mourir d’un accident de voiture (son amant est mort lors d’une nuit semblable) et lui permet de tester la force de son amour authentique, conforme à la finalité de sa vie propre, pour une autre, bien que cette autre ait contribué à briser son propre ménage.
Le film avait aussi une autre visée : celle d’une temporalité originale. La nuit que passe Jean-Louis chez Maud est une nuit de combat avec cet ange/démon, demi-nue et très séduisante, combat au cours duquel les principes et la vie ont l’occasion de se confronter et de se dire. Cet aspect, assez théâtral au départ, ne l’est finalement pas du tout : il est mis en sourdine dès le départ grâce à une exposition qui prenait tout son temps pour brosser le contexte et à une peinture fouillée des conséquences qui suivaient cette nuit : la liaison avec Françoise.
Faut-il le dire ? On ne s’ennuie pas un instant au long de ces 115 minutes qui sont autant une «tranche de vie» brute qu’un étrange mélange de cinéma «indépendant» et «populaire», à rebours du cinéma undergroud et expérimental autant que du cinéma commercial de l’époque. Rohmer persistait et signait ainsi son approche néo-réaliste et néo-expérimentale de la théologie.
Pour ceux qui s’intéressent aux thèses débattues par les personnages, nous avons cru utile de rassembler dans une note bibliographique les livres lus par Jean-Louis et donc filmés par Rohmer. Ils pourront ainsi avoir sous les yeux les éléments de la discussion et la poursuivre par eux-mêmes:
1) dans une librairie au début du film : Pascal, Œuvres complètes (éd. Jacques Chevalier à la Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard),
2) chez lui, seul, un Traité sur le calcul des probabilité,
3) dans la bibliothèque de Maud : Pascal, Pensées et Opuscules (éd. Léon Brunschvicg, éd. Hachette, coll. Classiques français, première édition 1897 sans cesse réimprimée jusqu’à nos jours),
4) dans la chambre jouxtant celle de Françoise : Léon Brunschvicg, De la vraie et de la fausse conversion suivi de Querelle sur l’athéisme (réédition P.U.F., coll. Philosophie de la matière, 1950),
5) La position philosophique de Vidal mettant en parallèle, au café puis au cours du dîner chez Maud, le pari de Pascal et la position marxiste-léniniste concernant la philosophie de l’histoire a été effectivement soutenue, dans sa thèse sous la direction d’Henri Gouhier, par le philosophe Lucien Goldmann, Le dieu caché – étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées, 1959).
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