Sur une île, stalker, quels livres emporteriez-vous ?, 3 (12/08/2004)

Photographie de l'auteur.

Lundi 2 août

Après une écriture aussi plate que celle de Jeambar, platement linéaire pourrais-je écrire, se plonger dans la complexité ironique, dans les infinis méandres et insinuations d’un récit d’Henry James, l’un de ses plus justement connus, La Bête dans la jungle, est à mes yeux un délice rare, un peu comme cette fameuse première gorgée de bière ridiculement mise à l’honneur par Delerm. D’ailleurs, le récit de James, d’une certaine façon, répond et fait contrepoids à la thématique fameuse de la Reprise telle que Kierkegaard l’a maintes fois explicitée : Marcher, le personnage principal de la nouvelle, est l’homme sans qualités par excellence, celui auquel strictement rien n’arrive, comme le notes James en écrivant qu’il «avait été l’homme de son temps, l’homme auquel rien du tout ne devait arriver». Inévitablement, j’aurais dû me douter que cette nouvelle ainsi que Le Motif dans le tapis, présentées toutes deux par une bonne femme, Julie Wolkenstein, me confronteraient à l’habituelle et ridicule explication par la psychanalyse. Au lieu de parler du Boutang de l’Ontologie du secret par exemple, mille fois plus lumineux, dans l’obscurité même de certains des passages de ce magistral ouvrage, qu’une encyclopédie freudienne en 200 volumes ! Il faut toujours se souvenir, dans de pareils cas, de la remarque assassine de Faulkner, d’ailleurs reprise par Dominique de Roux dans Immédiatement je crois, selon laquelle Shakespeare n’avait pas lu Freud…
De la même façon, goûter les subtilités théologiques d’Antonio Vieira, également à l’honneur, je l’ai déjà dit, de la nouvelle collection de poche dirigée par Sébastien Lapaque chez Fayard, est un plaisir sans bornes. Le titre de ce recueil de trois sermons publié naguère chez Ad Solem est d’ailleurs éloquent : Le Salut en clair-obscur, excellemment présenté par Hugues Didier. C’est le deuxième sermon, prêché au couvent royal de l’Espérance en 1669 à Lisbonne, qui me paraît le plus baroque, c’est-à-dire éclairé par une lumière qui prend soin de toujours laisser ou suggérer plutôt quelque ombre : «Et comme l’Espérance, étant désir de voir Dieu, ne serait plus Espérance si elle le voyait; de même le Sacrement, portant en lui Dieu, ne serait plus Sacrement s’il le laissait voir […]», de sorte que l’Espérance et le Sacrement, lorsque nous verrons de nouveau le Christ, n’auront plus de raison d’être, «l’Espérance, car nous verrons déjà Dieu; le Sacrement, car Dieu déjà ne sera plus invisible». Bloy, meurtri par les insupportables délais de la volonté divine, n’a écrit rien de mieux… et voyez, pas l’ombre d’un début de ligne tentant de nous expliquer que le Père Vieira, s’il eût connu pour sa chance les pratiques de la cure freudienne, aurait mieux fait sans doute que de nous entretenir de son Çà exponentiellement sublimé…
Abominables imbéciles qui, toute la journée, flairent des crottes de limaces, le nez retroussé de volupté alors que, devant eux, se dresse le Sphinx énigmatique et terrible.
Depuis quelques jours, il m’est impossible de me connecter à mon blog et je maudis Bruno Desavoye, le patron de Haut et Fort qui, sans doute parti en vacances dans quelque coin reculé où la Toile n’a pu pour le moment tisser son infini réseau, n’a pas jugé bon de faire une excursion virtuelle sur son site, fût-elle réduite à quelques secondes. Je ne peux le blâmer bien évidemment pour éprouver un tel désir de liberté ni même lui reprocher le fait, je le sais, qu’il s’occupe seul de son site mais je peux, en revanche, critiquer son manque de prévoyance… Et que l’on ne vienne pas me dire que le principe du blog est sa gratuité (que je dois donc m’estimer heureux, etc.) car d’abord c’est de moins en moins le cas et, ensuite, en quoi la gratuité d’un service n’impliquerait-elle pas sa qualité ? Peu importe, l’homme est sûrement honnête et, après tout, la gestion de ces blogs est son affaire, à tous les sens du terme… Et puis, quelle importance alors que la toile offre la possibilité d’attirer des dizaines, des centaines d’inconnus, de toutes provenances (parfois les plus surprenantes…) qui, sans ce blog, n’auraient probablement jamais entendu parler de Gadenne ou de Dávila ? Curieux tout de même de constater la façon presque maladive par laquelle la Zone du stalker m’est devenue précieuse, elle qui pourtant, je me force à le croire, n’est pas grand-chose de bien consistant et ce malgré le fait qu’elle ne cesse de s’étendre, elle qui me semble moins, même, qu’un de ces horribles néologismes à la mode, ZET ou ZEV, zone d’écriture temporaire ou virtuelle… Une allée où se perdre, un layon ou peut-être même un de ces chemins qui ne mènent nulle part… On s’en fiche : il n’y a pas de chemin, il faut marcher, no hay caminos, hay que caminar… Tout de même : quel statut accorder également à ce type d’écrits que je mets régulièrement en ligne ? Parce que je considère que ma vie n’a strictement aucune valeur d’exemplarité, je puis tout d’abord affirmer qu’il ne s’agit en aucun cas d’un de ces journaux intimes destinés à une publication du vivant même de l’auteur, phénomène et mode certes inepte qui horrifie Joël Gayraud (dont je lis le bizarre ouvrage intitulé La Peau de l’ombre paru chez Corti, j’en reparlerai). S’agit-il alors d’un journal extime, comme Gayraud le nomme, qui «introduit un gauchissement dans tout cela, les notations superficielles et contingentes, inévitables dans toute chronique qui avance jour après jour ou bien cherchées […] ou bien expliquées, rendues profondes […]» donc truquées alors que le vrai journal intime, faute de recul, place tous les événements sur le même plan, le bronzage de Loana avec les affres existentielles du Veilleur de Copenhague ?
Quoi qu’il en soit, un livre restera à jamais, je crois, un livre, c’est-à-dire qu’il sera irremplaçable, y compris même lorsque de nouvelles technologies naîtront qui nous permettront, peut-être, de lire mentalement une histoire, je veux dire, sans que cette dernière n’ait besoin de reposer physiquement sur quelque support que ce soit qui fatiguerait inutilement nos yeux, y compris lorsque, nous annoncent les spécialistes, les hommes pourront se plonger pour s’y perdre dans une réalité virtuelle dont les dangers splendides ont été brillamment évoqués par Existenz, Matrix ou Avalon … Je précise tout de suite, pour les éventuels puristes de la chose écrite, que je me fiche comme d’une guigne de ne laisser quasiment aucune trace manuscrite de mes différents textes, n’ayant le culte des autographes que parce qu’ils témoignent d’une époque définitivement révolue : le siècle (ou plutôt les millénaires) à mains comme disait Rimbaud. Nous sommes au contraire dans le siècle des bouches cariées et, dans certains cas insignes que nous annoncent des prophètes tels que Pierre Marcelle, dans celui d’orifices beaucoup plus sales, qui curieusement toutefois paraissent doués de parole…
À quelque chose malheur est bon puisque, ne pouvant à ma guise me déplacer dans la Zone, je lis de temps à autre le journal de Raphaël Juldé qui continue ses vaines démarches citoyennes d’insertion civique si je puis employer ce langage imbécile de fonctionnaire et de politicien progressistes. Je suis à peine étonné de constater qu’il lit La Geôle d’Hubert Selby Jr. Pourquoi ? Mais voyons, pour la simple et bonne raison que je lis Le Démon, du même auteur, la vie insignifiante du héros, Harry, s’accordant finalement assez bien avec mon propre sentiment et, bien évidemment, celui de Juldé. Un bémol tout de même, alors que je poursuis ma lecture de ce roman : il me semble évident qu’Harry ne va pouvoir bien longtemps supporter la banalité de son existence sans tenter d’y remédier de façon violente, puisque sa quête de débauche sexuelle n’est qu’un pis-aller. Il va continuer à s’enfoncer et ce qu’il trouvera n’aura sans doute rien à voir avec le décolleté affriolant de cette blonde croisée par Juldé derrière la caisse d’un supermarché... Étrange tout de même de constater que la rédaction d’un article pour Le Journal de la culture de Joseph Vebret coûte tant d’efforts à Juldé qui, peut-être, sait-on jamais, à force de ne recevoir que des refus, de la part des éditeurs, de publier son manuscrit, va lui aussi décider de passer à l’action, si je puis dire, comme l’un de ces innombrables et anonymes (l’homme des foules du poète…) Harry que notre société n’est pas prête de ne plus enfanter monstrueusement… Après tout, qu’y a-t-il de plus abominablement, de plus infernalement banal qu’un tueur en série comme on parle d’ouvrier travaillant à la chaîne ? Sologoub a eu raison, une fois pour toutes, de peindre le portrait insignifiant d’un de ces démons de petite envergure, Bartleby apathiques qui se jettent sur le crime comme un homme tombé à l’eau tenterait d’aspirer une ultime et illusoire boule d’air…

Vendredi 6 août

Le Démon de Selby, que je termine, non sans avoir pesté, dans un premier temps, contre la lenteur de l’histoire et la banalité des aventures sexuelles que multiplie Harry White, le personnage principal. La dernière page du roman est superbe, où Harry se jette dans la mer, une fois commis son dernier crime, atroce, blasphématoire. Voici ce qu’écrit l’auteur : «[…] et il se pencha et lentement, lentement, très lentement son corps s’inclina vers l’avant et tomba et fendit son propre reflet et son ombre en forme de croix en pénétrant dans l’eau froide, et Harry fut un instant paralysé par le choc et, inconsciemment, il se mit à nager pour tenter de remonter à la surface, mais le poids de ses vêtements trempés, la force de la marée et de courants sous-marins l’attirèrent de plus en plus profondément dans les ténèbres glacées et pendant une fraction de seconde il cessa de lutter et resta immobile comme le sens véritable de son existence lui apparaissait soudain et il fit face à cette vérité pendant un bref et éternel instant, puis il ouvrit la bouche pour crier […]». Quelle est donc cette vérité infernale à laquelle Harry est confronté une première et dernière fois, si ce n’est de dire qu’il a été un criminel, dès le premier instant où nous avons commencé à suivre son histoire grotesque et banale, dès le premier instant où il est apparu dans l’esprit de Selby ? La force du romancier, en tout cas, est de ne jamais tenter d’expliquer de quelle nature est cette attirance démoniaque qui entraîne Harry dans les sentines du Mal. Suprême culot puisque le romancier se moque même des explications qu’un psychiatre (l’un des plus éminents de New York est-il même précisé) délivre, la mine gonflée d’une ridicule prétention, à son patient (cf. p. 249). Le mystère d’Harry est pourtant d’une tragique banalité et il porte un nom, que les imbéciles freudiens saucissonnent en complexes : Harry a le goût de la déchéance et, en toute logique, parvient à son tréfonds, le meurtre puis le suicide, comme l’a analysé superbement Jean-Luc Marion dans un article sur l’enfermement démoniaque, recueilli dans le recueil intitulé Prolégomènes à la charité. De sorte que le commentaire du traducteur de ce roman, Marc Gibot, dont on se demande pour quelle raison il évoque cette œuvre, est parfaitement ridicule lorsqu’il affirme que le cri de Harry n’est pas de détresse, mais «Merde jusqu’au bout !». Ah bon monsieur le traducteur, qui traduisez Selby avec quelque liberté que rien ne vous autorise si l’on en juge par le texte original (libertés et approximations déjà bien visibles dans une vieille interview-fleuve avec l’auteur parue dans Libération) ? Apparemment, vous avez oublié de lire l’exergue emprunté par Selby aux Psaumes. Apparemment encore, vous avez oublié de lire La nouvelle histoire de Mouchette qui vous eût enseigné que, sans même commettre un quelconque meurtre, existe pour certains êtres muets une forme d’acceptation tragique de leur misère les conduisant jusqu’à un suicide qui les délivrera paradoxalement de l’emprise du démon. Cependant… Non, je corrige ma dernière appréciation sur l’œuvre, l’une des plus remarquables, de Bernanos, car la seconde Mouchette, à la différence de la première, n’est pas une petite vicieuse qui rechercherait le Mal consciemment. En ce sens, parce qu’elle ne commet aucun crime, qu’elle est la misérable absolue, la destinée de la seconde Mouchette est-elle plus pure que celle d’Harry, cet homme obsédé par la réussite et le sexe qui, d’une certaine façon paradoxale, est lui aussi une espèce de pauvre absolu, le pauvre que secrète notre société ivre de consommation et d’argent. Que tente ainsi de nous dire Selby : que l’homme moderne, débarrassé de Dieu tout autant que du diable, est désormais dramatiquement seul et incapable de comprendre la noirceur de son âme ? Sans doute. Oui, je vais lire ses autres romans. J’ai également été marqué par le sentiment d’irréalité qui empêche quiconque, y compris la femme d’Harry, d’aider le pauvre diable, que rien ne distingue d’un de ces golden boys exportés par les Etats-Unis dans la monde entier et qui paraît agir dans la prison invisible d’un mauvais rêve.
À part cela ? J’ai commencé à lire un ouvrage rédigé en espagnol, assez intéressant, tout entier consacré à Stalker de Tarkovski, sous la plume d’Antonio Mengs, créateur d’un site pour le moins… étrange. Cela faisait bien longtemps que je n’avais ouvert un livre écrit en espagnol, ce qui me fait me souvenir que je dois absolument lire les ouvrages dont Juan Pedro Quiñonero, un journaliste parfaitement charmant et cultivé d’ABC, est l’auteur, livres qu’il avait eu la gentillesse de m’offrir… Je continue ma lecture de La Peau de l’ombre de Joël Gayraud, traducteur de Leopardi pour les éditions Allia. C’est un inconnu qui m’a conseillé cet ouvrage; je le lis, partagé entre une certaine admiration pour un auteur qui, heureusement, se moque de l’actualité en évoquant bellement par exemple l’art et le langage préhistoriques et une franche répugnance pour les pensées d’un païen conséquent (c’est déjà cela…) et jouisseur qui n’a jamais de mots assez durs pour critiquer le christianisme, alors même qu’il cite Jules Lequier ! Qui connaît, de nos jours, Jules Lequier ? Joël Gayraud voyons, c’est bien le plus triste…

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