Maljournalisme 6 : fin, par Jean-Pierre Tailleur (27/03/2008)

Crédits photographiques : Eugene Hoshiko (Associated Press).
Voici le dernier extrait du long texte de Jean-Pierre Tailleur consacré au maljournalisme. J’ai écrit ce que je pensai de son livre qui, dans sa froideur même, glace par ce qu’il laisse entrevoir, toute la théorie malingre, fantomatique des népotismes et des combines en tous genres, les ricanements et les petites tapes entendues qui s’enroulent comme des cloportes dès qu’un peu de lumière éclaire leurs orgies de soupente pourrie. D’un commun accord, nous avons fondu en un seul les deux textes qu’il me restait à faire paraître sur le Stalker, afin de ne pas mécontenter les commanditaires de ce travail, que Tailleur remercie, c’est après tout la moindre des choses.
Je viens de relire l’étrange Conte du Graal de Chrétien de Troyes, que j’avais découvert après la lecture du Château d’Argol de Julien Gracq et j’ai longuement médité sur l’un des passages les plus énigmatiques de ce fameux texte de plus de 9 000 vers, celui où l’ermite explique à Perceval les raisons de son silence alors que le chevalier impavide eût pu sans peine demander à qui le saint Graal était apporté et quelle était la signification de la lance qui saigne. Il ne l’a pas fait d’où, comme le lui explique l’ermite, son oubli de Dieu durant cinq années. Ce passage m’a cependant moins ému que cette brève notation, dans laquelle j’ai trouvé comme une annonce de la thématique d’une des nouvelles les plus fascinantes d’Henry James, La Bête dans la jungle : «Ce iés tu, li malaüreus, / Qant vëis qu’il fu tans et leus / De parler, et si te taüs !» ce qui, dans la traduction parfaite de Charles Méla, donne «C’est le tien, ce malheur / à toi qui a vu qu’il était temps et lieu / de parler et qui t’es tu !». Ce malheur, c’est le nôtre sans doute, à nous qui ne savons plus d’une parole, en nommant le réel, le façonner, le transformer, tout simplement le faire naître.
Au contraire, en parlant à contretemps, nous nous éloignons de la réalité, nous la gauchissons, la déformons, la distorsionnons, pardon pour ce mot affreux (exemple même de ma propre incapacité à nommer) comme s’il y avait, en somme, entre notre parole malade et le monde triste (la thématique de la tristesse du monde privé de parole est génialement illustrée par Walter Benjamin), une différence de fréquence, un décalage, un simulacre écrirait Dick, bref, une avance (aussi bien celle d’un temps devenu fou que d’une catin monnayant ses faveurs) aussi artificielle qu’inéluctable dans ses conséquences, de la parole sur le monde, qu’elle oublie, comme le TGV lancé à toute vitesse oublie la réalité qu’il a quittée quelques minutes avant à peine, avec laquelle il faisait pourtant corps, qu’il a rejetée dans les limbes du passé de l’ère médiatisée. C’est cela, notre parole est de moins en moins immédiate et, a contrario, de plus en plus médiate, devant se servir de béquilles pour arpenter la rugueuse réalité, comme disait Rimbaud. Mon Dieu, et s’il me fallait encore, en guise d’illustration maladroite, évoquer ce qu’Armand Robin appelait «l’ondée du sous-langage», toute cette multitude puante de palabres inutiles, vulgaires et stupides concentrées comme des asticots frétillants dans des milliers de blogs…
J’ai pourtant affirmé, naguère, que je ne parlerai plus de ce blog royaliste [Résistance royale, qui n'existe plus]. Pardon, en me relisant, je me rends compte que l’expression choisie me permets, sans doute, de m’y attarder une nouvelle fois, la dernière ? Qu’est-ce qui me dérange dans ce papier, signé Clapas (pas de commentaires sur l’identité du rédacteur [probablement Stéphane Giocanti]), texte après tout sympathique (comme disent les jeunes, public évident que courtise le rédacteur-résistant) établissant un parallèle entre le film Le dernier Samouraï et la noble cause royaliste ? Rien, si ce n’est que, là aussi, m’irrite au plus haut point l’incapacité à livrer de ce film (que je n’ai pas vu) une lecture originale, à tout le moins qui n’essaie pas maladroitement de plaquer sa minuscule grille de lecture royaliste… Bon sang, quel autre type de lecture, infiniment plus respectueuse, donc intelligente, nous eût proposé un Boutang de cette œuvre ou d’une autre, comme il le fit d’ailleurs de la multitude de livres commentés, disséqués dans Les abeilles de Delphes et leur suite, La Source sacrée ! Sous la plume de Clapas, nul doute que Faulkner, écrivant Le Bruit et la fureur, fût devenu un royaliste inconscient et son idiot, Benjy je crois, un pauvre manant devenu fou parce qu’il vivait dans un monde débarrassé de son suzerain. À tout le moins, une lecture non pas royaliste mais royale de la trilogie de Tolkien aurait sans aucun doute été diablement plus convaincante… De toutes les grilles de lecture, et Dieu sait s’il en reste dans les cartables de nos éminents professeurs, de la structurale à la psychologisante en passant par la plus insidieuse, la derridienne (en ce qu'elle professe une absence prétendue de toute grille), celle de l’idéologie politique est la pire et de loin parce que, une fois de plus, alors qu’à corps et à cris nous est répétée l’antienne de la fidélité à la tradition, donc au Verbe, la réalité est irrémédiablement gauchie, appauvrie, pipée (bah ! l’horrible terme bernanosien…) par l’usage d’un discours qui enferme et aliène mais ne dit rien de la richesse intrinsèque de l’œuvre réduite au rôle de simple prétexte. Le comble du ridicule est atteint je crois lorsque, le monocle érudit vissé sur l’œil humide d’émotion contenue, Clapas affirme que : «Les «roycos» ne sont sans doute pas ennemis du progrès, de tout progrès, du moins (les rois ont plutôt favorisé le développement scientifique), mais comme Katsumoto, ils rêvent de voir leur pays durer; ils n’ont pas de cerisiers en fleurs, mais de grands chênes où se glisse l’image de Saint-Louis; des lys ornent la plupart de leurs monuments, rappelant aux Français que leur histoire se déroule sous le signe du Roi Salomon; les mousquetaires ne sont pas comparables aux samouraïs, mais ils hantent l’imaginaire français, et leur mythe perpétue l’idéal de vertu, d’honneur et de service». Nul doute que, après la lecture de ce billet (d’humeur, forcément, Clapas, de mal – ou mâle – humeur), quelque modification salutaire par une main anonyme ne soit apportée au papier incriminé, la même main d’ailleurs qui corrigea l’article initial sur Pierre Boutang (datant du 26 août) en tenant compte des commentaires que mon ami Francis Moury avait publiquement faits sur le blog en question, sans que les ajouts ne soient, bien sûr, signalés. Cher Clapas, l’odeur devient décidément de plus en plus incommodante pour qui souhaite pénétrer dans votre cachot mal éclairé, son air confiné et sec étant parvenu il est vrai à réaliser des miracles dans la conservation de corps plusieurs fois centenaires…

Des brèches plus béantes

Ces obstacles, cette incursion escarpée dans un métier d’essayiste auquel je n’étais pas préparé, ne m’ont pas découragé ou déprimé. J’ai plutôt pris ces vicissitudes comme une chance de vivre une aventure plus exaltante que la routine d’une carrière classique. Cet effort a demandé un sacrifice sur le plan financier et une bonne dose d’inconscience mais il a été compensé par la satisfaction d’avoir exploré un territoire passionnant parce qu’encore vierge. Je me trouvais devant un challenge à relever, à l’instar de tout créateur de start-up. Ce projet est en effet moins littéraire ou artistique, pour reprendre des qualificatifs associés au concept d’auteur, qu’entrepreneurial. En dénonçant le maljournalisme de façon argumentée, j’ai effectué une sorte d’audit sur des questions enfouies. Par rapport à un consultant classique, j’ai l’avantage d’avoir eu le temps de laisser les arguments sédimenter, sans devoir tenir compte du «qu’en dira» le donneur d’ordre. Parce qu’il n’y avait pas de donneur d’ordre.
C’est probablement à cause de cette liberté d’approche que la corporation auscultée n’a pas accepté cet « audit », officiellement. Mais dois-je regretter de ne pas avoir été complaisant ? Des signaux reçus ces derniers temps m’incitent à penser que non. De longs mois après la sortie du livre, j’ai fini par être contacté par des journaux qui voulaient avoir mon avis sur la qualité de leur contenu, gratuitement pour l’un et moyennant rémunération pour l’autre. C’est par des canaux distincts, grâce à un formidable bouche à oreille initié par Internet, qu’ils ont entendu parler ou réagi à mes travaux, plus d’un an après leur publication.
Des banquiers m’ont également consulté au sujet du maljournalisme dans la presse française, des investisseurs étrangers envisageant d’y faire des acquisitions. Ils semblent rebutés par les retards que je dénonce mais alléchés par la décote de prix d’actif que cela entraîne. Je suis constamment sollicité, aussi, par des étudiants en journalisme ou en sociologie, par exemple, qui constatent le degré quasi-zéro de la critique de la presse dans leurs universités ou centres de formation. Côté pile, des personnes vraiment intéressées par la qualité du journalisme français ont reconnu que Bévues de presse est difficilement contournable sur cette question; côté face, elles ne sont pas majoritaires et sont souvent confrontées, comme moi, au corporatisme hostile aux débats sur les mauvaises pratiques professionnelles.
J’ai les mêmes impressions ambivalentes sur un registre plus personnel. Certains proches n’ont pas compris que ce projet était devenu un combat catalysé par les difficultés rencontrées, et j’ai regretté cette incompréhension. Ces amis et parents s’attendaient à ce que j’abandonne mon «enfant», une fois l’essai publié. Je l’aurais fait rapidement s’il n’y avait pas eu de boycott, mais il a fallu lui consacrer encore du temps via la construction d’un site Internet, notamment (destiné à être aussi une source d’information et une continuation du travail d’audit). Cette «entreprise» constituée début 2002 prend plus de temps que prévu pour rapporter financièrement mais elle ne déposera pas son bilan car le débat proposé aura lieu, tôt ou tard. Cet effort de promotion m’a également permis de rebondir sur d’autres projets, hors presse.
J’écris ces lignes au moment où Le Nouvel Observateur et le mensuel culturel Technikart offrent une illustration parfaite de la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui Bévues de presse (1). L’hebdomadaire a publié le dossier déjà cité sur les défauts du journalisme français, excessivement complaisant, partiel et partial. Un de ses trois auteurs m’a interviewé pendant une heure, me demandant de lui envoyer des cas de maljournalisme jamais dénoncés publiquement, ce que j’ai fait. Or mes travaux – le livre ou plus accessoirement mes propos – n’apparaissent nulle part dans le dossier ou ne me sont pas attribués. Les trois rédacteurs se sont pourtant fait envoyer l’essai – que plusieurs de leurs camarades avaient déjà reçu, d’ailleurs – en service de presse. Il a beau être l’ouvrage le plus au cœur de leur dossier, ils se sont contentés de mentionner des livres déjà médiatisés, et parfois hors sujet.
Le Nouvel Observateur ne s’attarde pas du tout, d’autre part, sur la perte de vitesse des journaux essentiels pour nos rouages démocratiques, les quotidiens régionaux. C’est justement l’angle que j’ai choisi pour lui répondre dans une «parole aux lecteurs», sur une suggestion de la journaliste (désolée) qui m’a interrogé. Elle m’a dit avoir cité mes travaux dans son papier original, jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans la ligne de fabrication de l’hebdomadaire... Le rectificatif sera publié deux semaines plus tard, confirmant ainsi que le boycott subi par Bévues de presse est plus à ranger dans la catégorie des mauvaises habitudes que dans celle de la volonté de nuire.
De son côté, Technikart a publié une enquête décapante, complémentaire de mes propres constats, sur les dysfonctionnements dans les quotidiens régionaux. Le mensuel, paru le même jour que le dossier de L’Obs, m’a également interrogé longuement, mais mes propos ont été retranscrits fidèlement. Ils sont un peu trop à l’emporte pièce, à la lecture après coup, mais je les ai tenus dans le feu de la conversation, et ils ne sont pas plus durs que beaucoup de chroniques politiques. C’est la première fois qu’un journal national publie mon témoignage au sujet de nos pratiques journalistiques. L’autre bonne nouvelle, c’est que Le Nouvel Observateur m’a finalement interrogé, et si j’ai été discriminé dans un premier temps, le tir a été quelque peu corrigé. C’était difficilement imaginable au moment de la sortie du livre.
Je donne le mot de la fin aux sages réflexions de l’enquêteur de Technikart : «Il faut se méfier des fausses réalités de l'édition qui réduisent les livres à des produits. Elles nous font croire à tort que c'est la catastrophe s'il n'y a pas eu de retour presse» m’a confié Nicolas Santolaria, dans un courriel rebondissant sur le dossier de ses confrères du Nouvel Observateur. «Ce qui est plus intéressant, c'est la carrière véritable des travaux intellectuels comme le vôtre. La réaction de rejet dont il a été victime est plutôt bon signe, car elle corrobore votre analyse. On trouve d'autres circuits pour faire circuler l'information».
Espérons qu’il a totalement raison, grâce à d’autres journalistes lucides et au compagnonnage d’Internet.

Merci à la municipalité de Vouillé pour la commande de ce texte. Je salue aussi les rares journaux qui ont reconnu la nécessité de critiquer la culture journalistique française, faits à l’appui et sans se contenter d’une approche microcosmique ou idéologique.
Nous concluons cette autopsie d’un boycott médiatique et ce voyage dans l’édition, par un lien sur une critique d’Ignacio Ramonet. Celui que Maurice Dantec décrit comme le Paco Rabane de la vision intellectuelle, auteur de «délires sociopop», dérange moins les médias dominants. Il est sauvé par sa grandiloquence ridicule et par l’absence d’exemples précis dans ses dénonciations du «maljournalisme» franco-français.

Note
(1) Voir respectivement les éditions du 30 octobre 2003 et de novembre 2003.

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