Journal d'une lecture, 4 : Le Tunnel de William H. Gass (08/07/2007)

Crédits photographiques : Matt Black.
Voici ce que j'écrivais (dans un texte recueilli dans ma Littérature à contre-nuit, à paraître aux éditions Sulliver dès la fin du mois d'août) à propos du dernier roman d'Ernesto Sábato, L'Ange des ténèbres et qui s'applique je crois parfaitement au Tunnel de Gass : «Cette dimension insigne de la littérature admise, le dernier roman de la trilogie de l’auteur argentin, L'Ange des ténèbres, n'a que peu d'équivalents, justement parce qu'il est allé, dans le gouffre d'obscurité, bien plus bas, bien plus profond que le neuvième cercle de Dante, l'ultime malebolge serpentant autour d'un Satan de glace pétrifié.
Avec cette œuvre qui mêle des faits et des personnages réels (dont l’auteur lui-même) à une trame s’inscrivant logiquement dans le prolongement de Héros et tombes, nous atteignons une espèce de limite, à la fois bien réelle, puisque Sábato délaissera après cette œuvre l’écriture romanesque, mais aussi fictive ou plutôt, fictionnelle : c’est que le cœur excentré, le cœur centrifuge de ce livre est mis en mouvement par les battements désordonnés de l’Apocalypse de Jean, dont il constitue, à bien des égards, une espèce d’apocryphe moderne. Vouloir aller plus loin impliquerait de sortir du Livre pour contempler sans voix la vision prophétique, vouloir descendre plus bas nous conduirait hors du domaine de la littérature, là où le langage ne sert plus à rien. Avec ce roman, Sábato nous offre, sans médiation, crûment, une vérité souterraine mais essentielle : non pas, donc, inutile une fois exposée sous la lumière du jour mais embuant au contraire ce dernier d’une torpeur étrange, comme l’explorateur qui, revenu sous nos latitudes, n’en sentirait pas moins, au fond de ses veines, courir le sang contaminé par les marigots qu’il a traversés, comme le stalker, qui, rentrant chez lui, serait marqué à jamais par le sceau de la Zone, vérité souterraine qui creuse la plate évidence d’une dimension vitale bien que cachée, secrète, sang qui, vicié, n’en permet pas moins à l’organisme de continuer à vivre, cœur des ténèbres relié par un entrefilet de voix intarissable au grand jour et à sa placide insouciance qu’il incommode d’une nauséeuse inquiétude. L’horreur assumée et, plus que cela, l’horreur combattue, nous ne sortons pas de ce paradoxe, est donc l’horreur magnifiée, hypnotisante comme un serpent.
Dès lors et d’une certaine façon qui n’est pas uniquement métaphorique, la responsabilité du créateur est annulée par la particularité du témoignage de son œuvre : face à une horreur décuplée et comme sublimée, l’œuvre d’art acquiert une existence dédouanée de tout impératif catégorique, contre l’avis, par exemple, d’Hermann Broch dans son grand roman sur la mort de Virgile, plus encore contre l’avis même de Sábato. C’est dire, une nouvelle fois, que la littérature est Zone, dimension qui n’obéit pas aux règles banales de la logique, comme l’Écrivain du cinéaste russe se plaît à le rappeler, ni même à celles, certes moins rigoureuses, de la morale : nous sommes ici dans l’espace libre du miracle, dans le temps-alleu de la grâce. Non pas cependant. Nous ne sommes sans doute, en littérature, qu’au seuil, à l’orangeraie dont parle Bonnefoy, aux marches d’un domaine dont nous n’entrevoyons que quelques lointains contreforts, immenses et solitaires. Ainsi Nunca más, le rapport objectif que Sábato rendit (comme on rend une copie) sur les crimes du pouvoir argentin, ne peut ni ne pourra jamais dépasser le témoignage littéraire, purement littéraire, que constitue L’Ange des ténèbres, pourtant parfaitement inutile, c’est entendu, devant la souffrance d’un innocent. Plus, car c’est l’irréalité même du roman de Sábato qui constitue la preuve la plus évidente de sa réalité ou de sa réalité redoublée, miraculeuse en somme, au rebours par exemple des contes vaguement initiatiques d’un Julien Gracq qui tournent à vide, Allan Murchison n’en finissant pas de virevolter dans l’esprit de ses conquêtes féminines pour les corrompre sentencieusement et Argol, ce château vide, dressant sa silhouette vaporeuse pour le bonheur de nos critiques, accrochés aux recoins des salons comme des fantômes bavards et replets. C’est aussi que l'exploration hallucinée du romancier argentin ne débouche, à la différence de celle d'Énée ou de l'auteur de la Vita Nova, sur aucune lumière, fût-ce celle, blafarde et louche, du désenchantement, habile schibboleth qu’échangent nos intellectuels dans les raouts parisiens, retour de leur expédition dûment balisée dans ce qu’ils nomment les «trous noirs» contemporains ou, naguère, dans les montagnes de l’Afghanistan. Je crois que dans ce refus d'une lumière trop facile dissipant l’obscurité, dans cette volonté de désigner clairement le Mal sans l’édulcorer prétentieusement comme Gracq le fait en nous offrant des sucettes dialecticiennes, dans cette obstination à ne pas vouloir d'un soleil trop vite levé sur les charniers encore fumants, nous devons voir une exigence absolue de lucidité, celle-là même que commande, après tout, le bourreau qui nous met en joue. L’Ange des ténèbres se clôt ainsi comme il s’est ouvert : sur la vision hallucinée d’un Mal partout triomphant alors que demeurait tout de même, à la fin du deuxième roman, une lueur minuscule, froide et lointaine, d’espoir, celui d’un commencement qui ne serait pas monotone ressassement mais bel et bien promesse de libération, remontée après la descente aux Enfers qu’exigeait l’exploration du royaume des Aveugles. La grâce en somme, à peine entrevue et louvoyante comme une vapeur subtile, une gaze de lumière s’étirant au crépuscule, que la nuit immense va avaler comme un insecte imprudent. Il était donc logique que Sábato, après cette œuvre, ne ressente plus le désir d’écrire des romans : d’un unique bond terriblement précis, ses personnages ont en effet sauté dans le gouffre duquel ils ne sortiront plus jamais, se claquemurant dans l’in-pace du mauvais rêve. D’un seul regard incroyablement acéré, l’écrivain a percé la brume rassurante derrière laquelle nos artistes tripatouillent la nullité. C’est aussi dire que Sábato, comme l’Écrivain sceptique et blasé du cinéaste, n’a pu ou voulu ouvrir la lourde porte qui ferme la Chambre où rit comme un enfant le miracle. Du reste, faire timidement allusion, accroupie dans cette noirceur, à l’enfance, c’est aussi écrire que Sábato, comme Bernanos, est redevable de cette grâce qui nous fut donnée en partage à tous, mais que seuls les plus humbles de nos créateurs savent préserver et honorer.»

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