Une vieille maîtresse de Jules Barbey d’Aurevilly, par Germain Souchet (25/07/2007)

Terri Gross (National Geographic Traveler Photo Contest).
Sous-titré L’amour est divin, la passion est diabolique, ce texte de Germain Souchet poursuit une série d'études consacrées aux romans de Barbey d'Aurevilly. Peut-être dois-je immédiatement préciser que ce texte ridiculise les prétentions, fausses en plus que d'être saugrenues, de la médiatique Catherine Breillat qui, on s'en serait douté (je dis cela pour Charles Ficat, éditeur récent d'Une vieille maîtresse et persuadé que Breillat, préfacière du roman, est une bonne lectrice du Connétable des lettres...), n'a strictement rien compris à la profondeur et aux enjeux du roman de Barbey. Qu'importe après tout puisqu'il s'agit bien de faire vendre ses livres n'est-ce pas ?

Écrit entre 1845 et 1848, mais publié seulement en 1851, Une vieille maîtresse (1) est, devant même Un prêtre marié, le roman le plus long de Jules Barbey d’Aurevilly. Une longueur anormale, d’ailleurs, pour un auteur d’ordinaire adepte de contes plus concis, voire de nouvelles, dont Les Diaboliques constituent le modèle le plus abouti. La critique, en son temps, fut partagée, moins sur la qualité littéraire de l’œuvre, que nul ne contesta vraiment, que sur sa moralité, car d’aucuns estimaient que la sensualité de la relation entre Vellini et son ancien amant Marigny, largement développée par l’auteur, était montrée de manière trop complaisante. Barbey s’en défendit dans les deux préfaces qu’il écrivit pour les rééditions successives de son roman, la première en 1858 et la seconde en 1866, après son retour au catholicisme. Dans les deux cas, le Connétable des lettres affirma que la peinture vraie du vice n’avait qu’une vocation : le dénoncer.
Ainsi, on peut lire sous sa plume, en 1858, que «si nous publions [ce roman] aujourd’hui, c’est qu’il a été entrepris dans une vue d’art, et l’art comprend la passion qui lui donne la vie et aussi l’enseignement moral», et, un peu plus loin, que «sous ce titre hardi et prudent tout ensemble (2), qui porte au front son index, et qui est à la fois pour le lecteur de bonne foi, un huis-clos et un pilori, l’auteur a voulu donner, à la corruption absolue du temps présent, l’énergique repoussoir d’une corruption relative» (p. 510). En 1866, le propos se fait encore plus explicitement moralisateur et les références à sa foi ne manquent pas : «Le Catholicisme est la science du Bien et du Mal. Il sonde les reins et les cœurs, deux cloaques, remplis, comme tous les cloaques, d’un phosphore incendiaire; il regarde dans l’âme : c’est ce que l’auteur d’Une vieille maîtresse a fait. […] Il a montré la passion et ses fautes, mais en a-t-il fait l’apothéose ? […] Il n’a étriqué ni la passion, ni le Catholicisme, tout en les peignant. Ou Une vieille maîtresse doit être absoute de ce qu’elle est quoi qu’elle soit, ou il faut renoncer à cette chose qui s’appelle le roman. Ou il faut renoncer à peindre le cœur humain, ou il faut le peindre tel qu’il est» (p. 516). Vaste débat, s’il en est, qui ne sera naturellement pas tranché dans ces quelques lignes. Mais il est fondamental de garder à l’esprit les visées moralisatrices de l’auteur si l’on veut bien comprendre le sens de ce roman exigeant.

Un récit assez classique servi par une esthétique parfaite

L’histoire contée dans Une vieille maîtresse est, il faut bien le reconnaître, relativement simple et même assez banale. Un homme, Ryno de Marigny, grand séducteur devant l’Éternel, croit rencontrer l’amour véritable en la personne de la jeune et pure Hermangarde de Polastron. Malgré sa réputation sulfureuse, la grand-mère d’Hermangarde, la marquise de Flers, décide de lui faire confiance et de lui accorder la main de sa petite-fille, qu’elle a élevée. Marigny renonce donc à ses aventures passées et met notamment un terme à la liaison orageuse, sensuelle et étrange qu’il entretenait depuis près de dix ans, quoique par intermittence, avec la Vellini. Alors qu’il vient lui faire ses adieux, celle-ci lui lance cependant, avec une tranquille certitude : «Tu passeras sur le cœur de la jeune fille que tu épouses pour me revenir» (p. 83). Cette terrible prédiction finira par se réaliser, Marigny renouant avec l’Espagnole, après avoir pourtant coulé des semaines d’un bonheur parfait avec sa jeune épouse. Hermangarde les surprendra pendant leurs ébats et, humiliée et profondément meurtrie, devra accepter que son mari la trompe, au vu et au su du tout Paris, pour le restant de ses jours.
On le voit, la trame n’a rien de très original et le retour de Marigny dans la couche usée mais brûlante de sa vieille maîtresse ne fait aucun doute dès le début du roman, et ce d’autant plus que Barbey lui donne la force d’une fatalité – ou plutôt d’une malédiction, comme nous le verrons. À cela s’ajoute la simplicité de la technique narrative adoptée : si la première partie est largement dominée par le récit que fait Marigny de son ancienne – du moins le croit-il sincèrement – passion à la marquise de Flers (on retrouve ici le conteur hors pair qu’était d’Aurevilly), la deuxième partie est une narration classique de l’auteur. On est donc loin de la complexité des constructions de certaines nouvelles des Diaboliques, dans lesquelles on pouvait compter jusqu’à six récits enchâssés les uns dans les autres (3).
Il serait abusif d’en conclure qu’Une vieille maîtresse est une œuvre secondaire de Barbey d’Aurevilly, car sa beauté et son intérêt, réels, résident ailleurs. Théophile Gautier ne s’y était pas trompé qui écrivait, dès juillet 1851, cet éloge très flatteur : «Depuis la mort de l’illustre et à jamais regrettable Balzac, nous n’avons pas encore vu un livre de cette valeur et de cette force». Et il est vrai que le style aurevillien, marqué par cette capacité à enrichir les phrases d’analyses d’une pertinence rare sur le genre humain, sans que cela ne rompe jamais le fil du récit ni ne l’alourdisse, ne cesse, tout au long de ce beau texte, de faire penser à l’auteur de La comédie humaine. Plus encore que dans ses autres romans, Barbey se fait ici peintre des comportements et des passions humaines et révèle une connaissance et une compréhension des cœurs étonnantes. Il serait vain de vouloir relever toutes ces phrases à la portée presque philosophique, mais qu’il me soit simplement permis d’en citer une ou deux, pas tout à fait innocemment, au demeurant, car elles auront une importance par la suite. Par exemple, alors qu’Hermine de Flers sent pointer chez Marigny la crainte de ne pouvoir résister aux charmes mystérieux de la Vellini, Barbey résume en quelques lignes l’expérience de la vie acquise par la marquise, qui aurait tendance à la rassurer sur ce point : «Comme tous les êtres qui ont beaucoup vécu, elle avait vu les empires de l’amour s’écrouler en poussière bientôt évanouie. Femme charmante et habile, avec les ambitions les plus légitimes de la vanité et du cœur, elle avait régné aussi, et non seulement elle savait la difficulté des longs règnes, mais combien peu dure, dans la mémoire des hommes, le respect des pouvoirs détruits» (p. 104). Plus tard, alors que les noces ont été célébrées et que les deux époux passent leurs premières semaines dans le château familial de Carteret, la marquise – personnage central, qui guide les premiers pas d’Hermangarde dans cette vie si cruelle, et que, par ailleurs, Marigny craint et respecte – met en garde sa petite-fille contre la versatilité du cœur des hommes, en ces termes choisis : «L’amour t’aurait-il égarée au point de te faire croire qu’aimer et se laisser aimer, c’est assez pour retenir l’amour qu’on inspire ? T’imaginerais-tu que ton mari, qui n’est plus un enfant comme toi, n’a pas aimé avant de te connaître ? Le cœur d’un homme ! quelle femme peut se vanter d’avoir bien fermé cet abîme, et d’en avoir toujours la clef ?» (p. 281).
La beauté du style aurevillien apparaît éclatante dans ces deux extraits, représentatifs de ce que l’on retrouve à presque chacune des pages de ce roman. Mais le style le plus brillant ne suffit pas à rendre, seul, une œuvre littéraire digne d’intérêt. Encore faut-il qu’il soit mis au service d’un propos, ce qui est bien le cas ici.

Ange ou démon ? Une opposition à dépasser

Une vieille maîtresse vient de faire l’objet d’une adaptation cinématographique, par la réalisatrice Catherine Breillat, qui nous avait habitués jusqu’ici à tourner autour de la pornographie – au point de recruter l’acteur Rocco Siffredi à deux reprises. Dans le rôle de la marquise, que Barbey nous présente comme une femme élégante et raffinée : Claude Sarraute. Ces deux incongruités, auxquelles il faudrait ajouter une sélection pour le Festival de Cannes 2007, suffiraient déjà, en elles-mêmes, à dissuader tout amateur de l’œuvre de Barbey de se rendre au cinéma. Mais il y a autre chose : le livre vient d’être réédité chez Bartillat (4) avec, comme il est de (mauvaise) coutume, une photographie du film et, surtout, une préface signée… Catherine Breillat, dans laquelle, nous indique l’éditeur, la réalisatrice «souligne toute la modernité de ce roman». Propos d’une banalité affligeante : à ce compte-là, quantité de romans sont «modernes». Mais passons. Cette préface (5), je l’ai lue, car il ne fait aucun doute qu’elle fournit plus d’indications sur le film que toutes les critiques de cinéma parues dans la presse, dans la mesure où la réalisatrice y explique, sans intermédiaires, ce qu’elle a voulu faire. Et il est intéressant de voir que Mme Breillat n’a pas compris toutes les subtilités de cette œuvre : en effet, elle insiste tout particulièrement sur l’opposition entre Vellini et Hermangarde de Polastron, la première étant diabolique ou démoniaque, la seconde pure et angélique, Vellini représentant l’amour charnel, et Hermangarde l’élévation des sentiments. Elle affirme notamment que «les grands premiers rôles sont d’une pureté paroxystique, quasi chimérique dans le noir ou le blanc», ce qui est bien naturel dans la mesure où, pour «l’auteur romantique, […] il n’existe pas de juste milieu entre la sylphide et la catin», «les femmes ne [pouvant] être que des saintes ou des damnées (en définitive l’objet de la même exaltation». Écrire cela, c’est, malgré la prétention de la réalisatrice d’être la sœur jumelle contemporaine du Connétable des lettres (6), passer à côté du cœur même de ce roman, qui est une savante réflexion sur l’amour, la passion et l’idolâtrie.
Il est vrai que Jules Barbey d’Aurevilly file longuement la métaphore angélique et démoniaque pour souligner tout ce qui sépare la Vellini d’Hermangarde. À cette dernière, présentée comme «un bel Archange, qui n’était pas tombé, qui ne tomberait jamais, et à qui Dieu avait permis d’entourer Ryno de ses ailes», ayant «la délicatesse des âmes fières à la manière des anges» (p. 307), dont «l’eau bleue de[s] yeux» est comparée à «une céleste fontaine» (p. 330), à cette femme à qui la souffrance donne «l’air d’une sainte Vierge tombée de son autel», de «la Mater dolorosa du Stabat» avec «une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sein» (p. 404), Barbey oppose le portrait inquiétant de celle qu’il surnomme «la Mauricaude» en raison de son ascendance mauresque (par son père) et de son teint brun tirant sur le jaunâtre : «il y avait en elle les redoutables séductions qu’on peut supposer à un démon. Elle en avait le buste svelte et sans sexe, le visage ténébreux et ardent, et cette laideur impressive, audacieuse et sombre (7), – la seule chose digne de remplacer la beauté perdue sur la face d’un Archange tombé» (p. 125). La description est sans équivoque. Quelques pages plus loin, alors que Marigny ne l’a pas encore conquise – elle est la femme, à cette époque, d’un Anglais, un certain sir Reginald Annesley – et qu’il ne cesse, presque hagard, de la suivre, il la retrouve dans une église, lors de l’office du soir, ce qui permet à Barbey de dresser un second portrait, presque surnaturel et sans aucun doute plus effrayant : «[…] elle ne priait pas. Sa lèvre rouge et presque féroce était immobile. Son œil, qu’aucune sensation n’animait, noir et épais comme du bitume, était fixé, dans une espèce de stupeur qui était, à elle, sa rêverie, sur les cierges qui brûlaient et se fondaient vite à la chaleur de leur propre flamme et à celle d’un soleil d’été qui avait longtemps frappé la fenêtre incendiée de cette chapelle, placée au couchant. Les derniers feux du soir, passant à travers les vitraux coloriés, en allumaient encore le vermillon et l’azur et semblaient embraser l’air autour de sa robe noire, comme si elle eut été le centre de quelque invisible foyer» (p. 131). Le doute, en principe, n’est plus permis : à défaut d’être Satan en personne, Vellini ne peut être que son envoyée qui, comme son maître, aime à imiter trompeusement les attitudes de la piété.

La passion ou la parodie de l’amour inventée par le Malin

Pourtant, certains détails, glanés ça et là, invitent à ne pas conclure à un manichéisme absolu. Lorsqu’elle déclare à Marigny, venu l’informer de son prochain mariage, que, malgré celui-ci, il lui reviendra, Vellini a ces paroles étranges : «Je te le dis sans frémissement de joie, sans orgueil, sans triomphante jalousie» (p. 83). Cela voudrait-il dire que la passion qui unit les deux anciens amants la dépasse elle-même ? Quelques pages plus loin, elle le confirme : «Puissions-nous vivre éloignés, toi heureux et moi du moins libre ! Nous ne devions pas nous aimer, tu le sais ; tant qu’il a duré, notre amour n’a produit qu’orages – des ivresses folles et des angoisses infinies». Et ensuite : «Tu as raison, s’il est un moyen humain de clore une relation qui a trop duré, c’est de s’éloigner l’un de l’autre. Si tu restais, serait-il sûr que l’ennui de ton âme ne te repoussât pas un soir chez la triste Vellini ? Nous reprendrions le joug exécré» (8) (p. 85). Ainsi, à l’en croire, la Malagaise serait tout autant prisonnière de ses sentiments que Marigny le serait de son corps et de ses caresses. Pire : elle le craindrait. C’est en tout cas ce qu’elle lui déclara des années auparavant, quand, après des semaines de résistance, elle finit par se donner à lui : «Quand je vous ai vu pour la première fois devant Tortoni, cette femme qui vous paraissait si froide était foudroyée. Je ne sais quoi m’avertissait que vous pourriez me devenir fatal et courber un jour cette altière Vellini qui, toute sa vie, se joua de l’amour des hommes» (p. 150). Après l’avoir haï de toutes ses forces, après avoir voulu le faire souffrir, elle finit donc par céder à cette passion dévorante qui les avait saisis tous deux. Comme si, soit dit en passant, la haine était l’antichambre de la passion.
Alors, si Vellini est aussi une victime de sa propre sensualité, pourquoi Barbey recourt-il si souvent à la métaphore diabolique ? C’est tout simplement parce que cette passion ne repose pas seulement, comme le croit Catherine Breillat, sur le pouvoir de la chair (9), mais avant tout sur celui de l’esprit, ou plutôt des mauvais esprits, voire de l’Esprit Malin. Il ne faut jamais oublier que, dans une perspective catholique, le Mal n’existe que comme négation du Bien ; de ce fait, la tentation de la chair ne naît qu’en raison de la faiblesse de l’esprit. Et quand une passion charnelle devient obsédante jusqu’à la folie, qu’elle envahit totalement un homme ou une femme, c’est bien parce que l’esprit renonce définitivement à faire le Bien et à donner à l’amour éros une dimension supérieure, le faisant ainsi passer des affres de la Mort à la Vie véritable. Dans le chapitre «Sang pour sang», alors que Marigny guérit lentement de sa blessure, infligée dans un duel au pistolet par un sir Reginald Annesley outragé, Vellini raconte à Marigny comment elle a bu son sang, afin de le guérir. Mais elle ajoute aussitôt que, dans les superstitions de son pays, on dit «que c’est un charme… que quand on a bu du sang l’un de l’autre, rien ne peut plus séparer la vie, rompre la chaîne de l’amour» (p. 152). Acceptant cette fatalité, ce pacte diabolique et l’assumant pleinement, Vellini se fait alors, mais alors seulement, messagère du Prince de ce monde. Et elle décide de parfaire cette union surnaturelle en obligeant son nouvel amant à boire, à son tour, son sang. Le vocabulaire employé par Marigny, pour raconter cet épisode, est sans ambiguïté : «Et je bus à cette coupe vivante qui frémissait sous mes lèvres. Il me semblait que c’était du feu liquide, ce que je buvais» (p. 153). Dans cette scène de vampirisme, on peut voir une parodie effrayante de la très sainte eucharistie : au lieu de communier au Corps et au Sang sans tâches du Rédempteur du monde, Marigny et Vellini boivent leur sang chargé de péchés et communient ainsi dans la Mort spirituelle. Dès lors, leur passion est marquée d’un signe terrible, que seule une authentique conversion, et le relais de personnes de Bien, pourrait effacer (10). Cela n’arrivera pas, et nous verrons plus tard pourquoi.
Dans l’immédiat, les deux amants s’enivrent de caresses brûlantes, Vellini quittant son mari anglais pour venir habiter chez Ryno de Marigny, ce qui provoque un scandale public. Leur passion semble les plonger dans un bonheur infini, jusqu’à la naissance de leur fille, au bout de plusieurs années de vie commune. Mais tout finit par se payer. L’enfant n’atteint pas trois ans et meurt au terme de «souffrances aiguës» (p. 169). C’est qu’une relation mortifère ne peut, évidemment, donner la vie… Le corps de l’enfant ne sera d’ailleurs même pas inhumé, mais brûlé sur un bûcher, léché par les flammes de l’enfer. Après ce sinistre épisode, les liens entre Vellini et Marigny ne cesseront de se distendre, jusqu’à ce que chacun reprenne sa liberté. Pourtant, périodiquement, les étreintes maudites renaîtront. La comtesse de Mendoze, éperdument éprise de Marigny, et que celui-ci délaissera pour fréquenter de nouveau sa vieille maîtresse, avant de rencontrer Hermangarde, finira par mourir de chagrin après une lente et terrible déchéance physique dont Barbey nous distille savamment les détails tout au long de son roman. Sa mort, d’ailleurs, coïncidera avec le retour de Vellini dans la vie paisible de Marigny, elle qui était venue assister la comtesse dans ses dernières heures. Retrouvant son ancien amant, la Mauricaude l’accuse de ce triste décès, employant à son tour un vocabulaire satanique pour le qualifier : «L’auras-tu damnée comme tu l’as tuée ? Fatal Ryno ! fatal à nous toutes ! Prends-tu aussi la vie éternelle ?» (p. 368). C’est ce passage qui permet, sans hésitation, de conclure que la réflexion aurevillienne, dans ce roman, se concentre, au-delà des apparences et des analyses superficielles, sur la passion, comme l’explique très bien Jacques Petit dans une note relative à ce dernier extrait : «Tout ce passage est dominé par la pensée de l’enfer ; mais ici le damnateur n’est pas Vellini, c’est Ryno qui joue le rôle de Satan […].C’est la passion elle-même, quel que soit l’être qui l’inspire, qui est satanique (11)» (p. 532).
Dans une ambiance baignée par les superstitions locales de la Normandie si chère à Barbey d’Aurevilly, Ryno finit donc par s’abandonner de nouveau au feu de ces bras démoniaques et, ce faisant, il brise à jamais le cœur de sa femme. Hermangarde est condamnée à survivre à son bonheur désormais défunt et à attendre avec résignation que la mort – physique cette fois – ne la saisisse au terme d’une vie de souffrances, comparables à celles de la comtesse de Mendoze. Le Mal a triomphé, comme souvent, d’ailleurs, dans les œuvres de Barbey.

L’amour ne doit pas s’égarer dans l’idolâtrie

N’est-il pas profondément injuste que la pure Hermangarde soit ainsi trahie ? Comment peut-on justifier que le Bien qu’elle représente – ou plutôt : qu’elle est censée représenter – soit finalement vaincu ? À y regarder de plus près, l’épilogue d’Une vieille maîtresse n’est pourtant pas si immoral qu’on pourrait d’abord le croire. De la même façon qu’il faut nuancer la noirceur de la Vellini, tout autant actrice malfaisante que victime de sa relation avec Marigny, il faut bien admettre qu’Hermangarde n’est pas totalement innocente. Certes, le prix qu’elle paye pour ses fautes est bien élevé, mais il n’est pas tout à fait injustifié aux yeux de Barbey, que l’on retrouve là dans sa posture de moraliste chrétien.
Car la pure Hermangarde de Polastron a commis deux fautes. La première est de n’avoir pas simplement aimé son mari mais de l’avoir idolâtré. Après leur mariage, alors qu’ils sont retirés dans le château de Carteret, les deux époux passent en effet de longues heures à se regarder, à se promener ensemble le long du rivage, reclus loin du monde, auto-suffisants, ne faisant, en somme, rien d’autre que s’aimer. Ceci n’est pas sans rappeler la relation contemplative et quasi-mystique unissant la duchesse d’Arcos de Sierra Leone et le marquis Don Esteban de Vasconcellos dans «La vengeance d’une femme», dernière des Diaboliques. Dans le texte que je consacrai à ce recueil de nouvelles, je citai, en guise d’exemple, cette phrase de la duchesse : «si les anges pouvaient s’aimer entre eux devant le trône de Dieu, ils devraient s’aimer comme nous nous aimions» (12). Or, dans Une vieille maîtresse, Barbey nous indique, dans le même ordre d’idées, que Mme de Marigny «aimait [son mari] comme les martyrs aiment le Dieu pour lequel ils souffrent» (p. 365). De ce fait, elle est dans l’incapacité de voir les faiblesses de son époux – sa grand-mère, d’ailleurs, la mettait en garde contre un tel aveuglement – et donc de lui venir en aide quand la Mauricaude fait son apparition sur la côte normande. En un sens, son idolâtrie l’empêche de protéger son amour et le Seigneur, qui est un Dieu jaloux (13), selon l’expression de l’Ancien Testament, ne lui pardonne pas cet égarement. C’est en tout cas ce que Barbey d’Aurevilly écrit sans ambages. La scène se passe quelque temps après qu’Hermangarde a surpris les ébats furieux des deux amants, ce qui a provoqué un tel choc émotionnel qu’elle en a perdu l’enfant qu’elle portait, quatrième et dernière victime du couple maudit Ryno-Vellini (14). S’étant rendue à la messe, «elle avait offert à la mère de Dieu les débris [de son bonheur]». Et l’auteur de nous préciser : «C’était la première fois depuis son mariage qu’elle priait avec cette ferveur, car son bonheur, dont elle était bien punie, avait dévoré dans son âme la place qu’elle y devait à Dieu» (15) (p. 421). Jacques Petit note fort justement, en référence à ce passage : «Il n’y a pas d’innocents dans l’univers aurevillien» (p. 534). Ce qui se comprend très bien dans une optique chrétienne : malgré toute la force de son déchaînement, le Mal a besoin, pour triompher, de collaborateurs actifs – Vellini et Marigny, qui accepte, même s’il n’y croit pas, de se soumettre à la «cérémonie» du sang – et de collaborateurs passifs, c’est-à-dire de personnes qui auraient pu imposer une limite au Mal mais qui, pour une raison ou pour une autre, ne l’ont pas fait. Et, même si cela est triste à dire, car elle inspire à tout lecteur une compassion infinie, Hermangarde a bien été une collaboratrice passive du Mal.
D’autant qu’elle a commis une deuxième faute, non moins grave que la première : par orgueil – thème là aussi récurrent chez Barbey, et sujet principal, notamment, de L’Ensorcelée – elle a refusé d’accorder à son mari le pardon qui, certes, n’efface pas le Mal, qui ne peut évidemment se substituer à la volonté défaillante du pécheur de rompre avec ses errements passés, mais qui, en le consolant, lui permet d’entrevoir que sa conversion n’est pas vaine, qu’elle peut même être un nouveau commencement. C’est la grande force du catholicisme – je serais tenté de dire : sa supériorité – que d’avoir institué le sacrement de pénitence, qui offre à la personne venue se confesser de faire l’expérience presque concrète de la miséricorde divine, seule capable de nous libérer du poids – spirituel et physique – de la faute. Ryno de Marigny avait diablement besoin de ce pardon, de la miséricorde de sa femme, pour rompre l’enchantement, pour dissoudre les liens du sang. Le destin, ou la Providence, c’est selon, offrit même à Hermangarde une chance de se racheter en rachetant son mari. En effet, après avoir trompé sa femme, Ryno avait adressé une longue lettre à la marquise de Flers, en forme de confession, pour expliquer sa conduite et implorer son pardon. La référence au sacrement de pénitence y était d’ailleurs tout à fait explicite : «Et maintenant, je vous ai tout dit, ma noble mère. Je me suis confessé à vous. J’ai agi avec vous comme l’Église catholique – cette source de toute vérité – ordonne qu’on agisse avec Dieu. […] Je viens vous dire aussi comme à un confesseur : "Prenez la direction de ma vie ; c’est mon âme que je remets entre vos mains"» (p. 455). Or, entre-temps, la marquise avait quitté ce monde et, en regagnant Paris, c’est Hermangarde qui reçut, ouvrit, et lut la lettre de son époux. Elle put voir ses sentiments à nu, exprimés avec toute la sincérité qu’il devait à feu la marquise de Flers, cette femme qui lui avait fait confiance quand toute la bonne société jasait à propos de ses fiançailles avec Hermangarde. Pourtant, cette dernière restera inflexible, répondant à Ryno avec une implacable simplicité : «On n’aime pas deux femmes», puis concluant leur discussion – la seule qu’ils aient eu à ce sujet (16) – par un terrible «je ne vous crois plus».

La confiance se mérite sans cesse, je serais même tenté de dire qu’elle se reconquiert tous les jours. Comparable à la tapisserie de Pénélope, toujours recommencée, jamais achevée, elle ne peut connaître, sans doute, de fin en ce monde. Il suffit d’un rien pour la détruire. Mais, par la grâce du pardon, expression la plus aboutie de l’amour, il est toujours possible de la remettre à l’ouvrage. L’erreur d’Hermangarde fut d’offrir entièrement sa confiance à Ryno dès le début de leur relation, simplement parce qu’elle l’idolâtrait. De fait, quand vint le moment de reconstruire cette confiance, elle ne sut comment faire, n’ayant pas pris la peine, en premier lieu, de la construire. Ce ne sont pas là que faciles jeux de mots, mais tentative d’expliquer en quelques lignes ces subtilités, ces nuances que Barbey développe tout au long des près de cinq cent pages de ce beau roman. Un roman sur l’amour dont, finalement, l’amour, justement, le simple amour, l’amour agapè, est le grand absent. Une absence qui permet la victoire finale du Mal. C’est bien cela, la morale d’Une vieille maîtresse.

Notes
(1) Les numéros de page sont ceux de l’édition établie par Jacques Petit en 1979 pour Gallimard (Folio classique).
(2) Celui du roman.
(3) Dans la nouvelle Le plus bel amour de Don Juan. Cf. mon texte sur Les Diaboliques, intitulé L’étrange fascination pour le Mal, publié précédemment sur ce site.
(4) Avec la dédicace de 1851 et les préfaces de 1858 et 1866, mais sans notes ni commentaires.
(5) Qui a également servi de «notice d’intention» pour le film lors de sa présentation à Cannes en mai 2007.
(6) «Cette sincère impudeur dont je fais profession moi aussi, et qui me semble à travers le siècle qui nous sépare comme en gémellité, en écho avec celle de Barbey d’Aurevilly. […] je me plais à penser que si j’avais vécu à son époque, j’aurais été semblable à Barbey d’Aurevilly». C’est moi qui souligne.
(7) Bien évidemment, Barbey d’Aurevilly n’a pas voulu dire que la Vellini était laide : selon Catherine Breillat, ce sont les conventions surannées de l’époque, la «censure drastique», qui réprouvait «sous le nom de laideur la liberté [sexuelle] affichée d’une femme», qui l’ont conduit à dissimuler sous cette terminologie sa beauté. Décidément, l’idéologie féministe fait preuve d’une imagination sans bornes dans le révisionnisme.
(8) C’est moi qui souligne dans les deux extraits.
(9) «Sexualité contre convenance, ce duel-là me fascine et je veux en filmer la chair». Sauf que le sujet du livre n’est pas celui-là…
(10) Bien qu’un chapitre entier soit consacré à cette thématique du sang, que l’on retrouve par ailleurs dans nombre d’œuvres de Barbey, Catherine Breillat, dans une lecture résolument athée d’Une vieille maîtresse, croit pertinent de faire un «travail de réécriture/ré-interprétation [pour] effacer presque complètement du scénario le mythe (vieillot et un peu conventionnel) du «pacte du sang». Si celui-ci doit exister comme un jeu amoureux, ce n’est pas lui qui scelle les destins de Ryno et de Vellini». Berlioz, à n’en pas douter, aurait apprécié à sa juste mesure cette correction du roman de Barbey, qui n’attendait que Mme Breillat pour atteindre la perfection…
(11) C’est moi qui souligne. À noter toutefois que Catherine Breillat préfère voir dans Une vieille maîtresse «une analyse de la passion avec ce qu’elle comporte d’irrationalité et de délectation dans ses vertiges, qui font que loin d’y échapper, on souhaite y sombrer». Bien que Barbey ne cache pas une certaine fascination pour le Mal, c’est bien l’immoralité, comme antithèse de la Morale, qui suscite cet émoi coupable, et non l’amoralité (au sens d’absence de morale) postmoderne et féministe de notre triste XXIe siècle. Le contresens est donc complet.
(12) Voir mon texte L’étrange fascination pour le Mal, op. cit.
(13) «[…] car moi le Seigneur, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux […]», Exode (20, 5).
(14) Après leur propre enfant, la comtesse de Mendoze et, naturellement, Hermangarde elle-même.
(15) C’est moi qui souligne.
(16) Se réveillant après une journée entière de délires, et se souvenant de la scène qu’elle avait surprise la veille, Mme de Marigny avait seulement versé deux larmes. «Ce fut tout, et tout pour jamais ! En reprenant sa raison, cette femme d’une trempe trop divine [mais ne s’agit-il pas d’une divinité fière et orgueilleuse, comme l’étaient les dieux de l’Antiquité ? On peut le penser, la mythologie étant aussi une référence constante chez Barbey. NDR] pour cette terre de perdition, avait repris la virginale nature qui mettait la main sur le mystère de son âme, comme la pudeur surprise la met sur le mystère de son corps» (p. 404).

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