La horde des contresens, par Jean-Baptiste Morizot (29/09/2007)

Crédits photographiques : Gerd Ludwig (INSTITUTE).
Lorsque j'avais demandé à Olivier Noël d'écrire pour la Zone, il m'avait proposé un texte intitulé La littérature à contre-vent que je jugeai, ma foi, comme tous les textes d'Olivier (qu'importe que je sois d'accord ou pas avec leurs conclusions), digne d'être publié. Récemment, Jean-Baptiste Morizot, jeune homme lecteur de ce blog dont je ne sais rien sinon qu'il est étudiant, m'a envoyé le texte ci-dessous. Du moins sa première version que je ne jugeai, elle, pas digne en son état d'être publiée. Voici donc ce texte, amendé, parfois réécrit.
Je terminerai en ajoutant que, comme bien des ouvrages qu'Olivier a évoqués sur son excellent blog (je ne le répéterai jamais assez), je n'ai toujours pas lu La Horde du Contrevent. Avant, donc, de livrer (mais rien n'est moins certain, devant la masse des livres qu'il me reste à lire, que je dois lire, que je dois relire...) mon propre texte sur ce roman (et puis, que dire, je vous le demande, après les analyses expertes d'Olivier ou même celles, pléthoriques et tirant quelques barriques d'honnête vin d'un seul grain de raisin, de Bruno Gaultier), il m'a paru assez équitable d'offrir à mes lecteurs un contrepoint aux vues exprimées par Olivier. Alain Damasio, que j'ai du reste informé de cette parution, m'a déclaré qu'un auteur conséquent se devait d'être secoué.
Dont acte.
Bien sûr, je suis tout disposé à publier l'éventuelle réponse de Damasio, s'il estimait qu'une utile confrontation pourrait avoir la Zone (tant de zones...) comme théâtre des opérations. D'ores et déjà, j'autorise les commentaires pour cette seule note.

Après avoir lu sur le site du Cafard cosmique, qui décidément porte bien son nom, l’entretien accordé récemment par Alain Damasio (1), je n’ai pu me défaire d’un sentiment d’infinie tristesse. Voilà un écrivain pourtant indiscutablement talentueux, qui combinait une vraie curiosité philosophique à des romans au style évident. Las ! Celui qu’on nous présentait comme la nouvelle gloire de la science-fiction française, et qui semblait si prometteur, s’avère n’être qu’un relais de plus aux ordres du militantisme rebelle à la mode. Tout au long de ses réponses, Damasio nous égrène en effet la litanie sans fin des pires lieux communs de l’extrême gauche branchée. Le vilain Sarkozy, les gentils Bové et Besancenot, les admirables jeunes militants engagés (maître-mot s’il en est), la défense d’une écologie anti-technique et bravache qui saccage des champs d’OGM… On ne nous fera grâce de rien, pas même d’une ridicule apologie du recours à la violence, sorte d’insipide resucée soixante-huitarde selon laquelle les CRS sont méchants, et que contre un gouvernement de vilains fascistes (le nôtre bien sûr…) on peut tout faire, et qu’Action Directe c’était super…
Jusque-là tout va bien, si je puis dire, mis à part l’infection d’un encéphale pourtant capable par la banalité la plus plate et insipide. Mais le fond de la nullité cognitive sera atteint lorsqu’il s’agira d’annexer une authentique philosophie pour justifier ces propos.
Osant en effet se réclamer de Deleuze, Damasio nous assène les contresens les plus habituels et les plus grossiers sur le multiple et la différence, qui se ramèneraient à tolérer tout et n’importe quoi, du moment qu’il s’agit d’associations et de groupuscules anarchistes. Il est vrai que l’extrême gauche est connue pour son ouverture d’esprit : elle laisse volontiers en paix les dealers et les incendiaires de banlieues et accueille à bras ouvert les écolos-terroristes, le Jihad butlérien cher à Herbert, ou encore défend avec des accents de vierges effarouchées la liberté de penser des islamistes radicaux. Je veux bien le croire. Le diable a le même genre de tolérance. Il doit beaucoup aimer les «politiques» français.
En somme, pas une ligne qui ne suinte la haine exsudée par le militant gauchiste de base et l’indigence intellectuelle de l’alter-mondialiste. On nous explique ainsi que Deleuze est le chantre des communautés «nomades», «libres» et «multiples», et qu’on en voit déjà comme un exemple chez les partis d’extrême gauche, notamment chez José Bové ! Comment un écrivain de science-fiction peut-il encenser José Bové, c’est-à-dire l’homme qui détruit des organismes génétiquement modifiés issus de la pointe de déterritorialisation de la science occidentale, José Bové, c’est-à-dire ce symbole de l’ignorance qui tremble devant les technologies biocybernétiques du siècle à venir et préfère détruire ce qu’il ne comprend pas plutôt que de s’adapter ? Voilà qui me dépasse. On ne peut que s’étonner qu’un écrivain de science-fiction soutienne un homme qui promeut une sorte de Jihad butlérien, cette guerre contre toute technologie qu’avait imaginée Herbert dans Dune. À l’en croire, les subtilités raffinées de la philosophie deleuzienne sont parfaitement incarnées par une jeunesse rebelle et engagée, pour qui cet arracheur de maïs fait figure d’éminence grise… On se demande avec consternation comment un homme qui pense sauver la planète grâce à des water-closets à la sciure de bois pourrait être le disciple caché de L’Anti-Œdipe.
À vrai dire, il n’en est évidemment rien, mais à le suggérer, mais à rapprocher sans cesse la pensée deleuzienne de la non-pensée alter-mondialiste, on risque de réussir à le faire croire à une génération qui ne demande qu’à acquiescer sans se donner le temps de lire et de méditer. Ainsi, l’on nous confisque l’un des derniers grands philosophes français. L’abrutissement généralisé qui gagne notre nation a ceci de remarquable qu’il s’en prend à tout, y compris à ce qu’il reste de pensée chez elle. À croire qu’il lui faut nécessairement avilir ce qui restait de puissant ou de beau dans notre pays.
Et certes, qu’on nous empêche de lire Bloy ou de Maistre n’a rien de très surprenant, et nous savons passer outre, mais qu’on nous enlève un grand penseur est plus problématique, parce qu’à force de le dénaturer, Deleuze finira par ne plus être lu par les personnes qui en ont ou en auront besoin.
Un exemple : en se servant de Mille Plateaux, on serait à même de comprendre le décodage de l’ADN et la transformation par ingénierie génétique qui en découle. C’est par Deleuze qu’on peut penser le lien entre décodage/déterritorialisation et reterritorialisation sur un autre pôle (dans le cas de la réécriture génomique). Le début de Mille Plateaux parle d’ailleurs explicitement d’un virus commun au chat et au babouin qui crée une sorte de déterritorialisation de l’un sur l’autre, avant d’évoquer les créatures hybrides issues des «amours abominables» chères à l’Antiquité et au Moyen Âge comme un exemple paradigmatique de la nouvelle pensée rhizomique. Or les organismes génétiquement modifiés posent effectivement à l’humanité un problème majeur; non par ce qu’ils sont (quelques allèles modifiés ne changent pas grand-chose à notre essence), mais par ce qu’ils initient. La refonte de notre propre ADN, voire son hybridation avec un ADN non-humain se profilent déjà à l’horizon, ainsi que toutes les illusions, les erreurs et les délires de grandeur qui peuvent s’y associer.
Grâce à Deleuze nous pourrons conceptualiser ces communications transversales qui vont brouiller nos arbres généalogiques ainsi que ces évolutions aparallèles entre notre nature et celles d’autres vivants. Mais si les têtes «pensantes» d’une gauche qui ne va pas tarder à se dégonfler sous la pression des changements à venir contaminent Deleuze, c’est un moyen crucial de comprendre ce qui nous arrive qui sera perdu. Si la lecture communiste-révolutionnaire de Deleuze n’est pas rapidement combattue et vaincue, sa philosophie disparaîtra en même temps que les idéologies rances qui l’ont absorbée.
Rappelons pourtant qu’en vrai philosophe, Deleuze, plaçait la conceptualisation au-dessus de l’obscurantisme médiatique et tapageur, donc la compréhension de la déterritorialisation génétique avant le saccage de matériel d’expérimentation scientifique. Signalons également à nos chantres de la différence que rien n’est moins deleuzien que cette façon de transformer la différance et la diversité en Idée platonicienne (sa version populaire disons), en gros concept matraqué comme un mantra ou un talisman. Car Deleuze n’a rien du gauchiste fanatique réclamant l’effacement d’Israël et la ruine des USA, pas plus qu’il n’est l’apôtre de la «diversité culturelle» ou des sacro-saintes multiplicités, comme je vais en esquisser la démonstration.

La multiplicité et ses prédicats

J’étudierai pour ce faire l’introduction de Mille Plateaux. Car même si le livre se donne comme fait de «plateaux» indépendants, il est à remarquer que cette introduction nommée Rhizome possède un caractère programmatique, méthodique et spéculatif qui la place bien au-dessus du reste du livre, non pas tant du point de vue du contenu que parce qu’elle en est en quelque sorte le code, la carte des territoires que le reste de l’ouvrage parcourra.
Or, dans cette introduction, la multiplicité n’est pas déifiée comme seule réalité qui ferait déchoir l’Un. La multiplicité est seulement définie comme le seul étant véritable. Elle est un Multiple qui cesse d’être confondu avec son attribution pour être substantivée (2). La multiplicité n’est plus rejetée au rang de simple apparence, comme chez nombre de philosophes antérieurs, mais du coup le terme «multiple» peut reprendre son vrai sens. Car si la multiplicité était cachée en certain cas sous un multiple mal conçu, il n’en reste pas moins que parfois le multiple peut encore être attribué (3). De même en est-il de l’Un quelques lignes plus bas : il cesse seulement d’être substantivé pour n’être plus qu’attribuable aux multiplicités.
Mais que l’Un et le Multiple ne soient pas des substantifs, c’est-à-dire des ens, ne signifie pas qu’ils ne sont rien. En effet, Deleuze n’a cessé, depuis la Logique du Sens, en passant par le chapitre 4 de Mille Plateaux, d’établir une logique des attributs empruntée aux stoïciens. Pour eux, le prédicat n’existe pas en effet, car seuls existent les corps, susceptibles d’actions et de passions. Les prédicats qui disent seulement quelque chose au sujet des corps subsistent plus qu’ils n’existent. Ces prédicats incorporels, les lekton ou dicibles, Deleuze va même leur donner une force réelle, une efficace considérable, puisqu’il va en faire des verbes performatifs.
Si la société est bien ce qui opère réellement sur les corps, si c’est bien la seule réalité qui emprisonne les personnes, produit les biens, conditionne et modifie les aliments, les habitations, etc., en revanche, c’est le langage, et dans le langage les prédicats incorporels, qui étiquettent les corps, les rangent dans telle ou telle catégorie qui détermine ce qui peut leur être infligé comme passion ou les actions dont ils sont capables. Le juge qui condamne un homme n’impose pas par lui-même des barrières à ses mouvements, mais la prédication de la culpabilité rend la personne susceptible d’être mise en cellule, entravée, surveillée. «En exprimant l’attribut non corporel, et du même coup en l’attribuant au corps, on ne représente pas, on ne réfère pas, on intervient en quelque sorte, et c’est un acte de langage» (4).
Nous sommes bien d’accord : le prédicat n’est pas rien. Certes, le rhizome est opposé à l’arbre, parce qu’il est pure multiplicité, ouverte telle la durée bergsonienne au reste du monde, alors que l’arbre divise l’ensemble de la réalité sans communication possible entre les espèces parce que chaque terme est clos sur soi. Mais lorsque l’Introduction de notre livre condamne et la division binaire qui arbrifie le rhizome et le multiple de la modernité qui se détermine par absorption de l’Un toujours présent en creux comme unité supérieure, de même que dans la division c’est toujours par le passage pivotal au travers de l’Un que les branches divergent, elle ne nie pas leur réalité. Seulement, le seul étant, le seul corps diraient les stoïciens, c’est la multiplicité. Cela n’empêche pas que les passions et les actions qu’elle reçoit permettent de lui attribuer l’unité et la multiplicité. Et non seulement rien ne l’empêche, mais tout le réclame, car de même que le corps sans organe ne cesse de se faire et de se défaire, la multiplicité ne cesse «d’unifier» et/ou de «multiplier».
Les deux dicibles Multiple et Un ne sont donc pas des catégories répudiées au nom de la sacro-sainte multiplicité immanente. Car, de même qu’on ne peut imaginer un corps qui n’a ni action ni passion, on ne peut imaginer dans les faits la multiplicité sans Un ou Multiple.
Parfois le Multiple est fait (5), parfois c’est l’Un. Mais en tout cas ces deux prédicats partagent sans reste les modes possibles de la multiplicité, de même que chez Duns Scot, l’étant se divise sans reste par les passions disjonctives que sont le fini et l’infini. Et sachant l’estime que Deleuze portait à la distinction selon les modes intrinsèques utilisées par Duns Scot, on imagine sans peine qu’il ait pu s’en inspirer.

Duns Scott, l’ontologie de l’Un et du Multiple

D’un point de vue noétique, Duns Scot voyait pour seule et première réalité l’étant, car quoi qu’on pense d’un être, quels que soient les doutes qu’on a sur ce qu’il est, fini ou infini, vérace ou faux, accidentel ou substantiel, on a toujours d’abord et avant toute détermination ultérieure, l’idée qu’il est. C’est d’abord à des étants qu’on a à faire. C’est en second lieu qu’on peut trouver les modalités de cet étant, modes non pas rajoutés du dehors comme la couleur à une étendue, mais modes intrinsèques qui disent son degré propre d’essence. Ainsi – exemple célèbre – une blancheur intense n’est pas un concept comme par accident de la blancheur, mais un mode d’être déterminé de la blancheur.
Serait-il faux de conclure que Deleuze a pu s’inspirer de cette manière de distinguer, alors qu’il la tient en si haute estime (6) ? L’étant est ce qui seul est, mais il peut être dit tel ou tel. La multiplicité est ce qui seul est, mais elle peut être dite une ou multiple. Ou plutôt, dans une prédication stoïcienne qui attribut des événements et non des qualités, elle peut recevoir le dicible UN (être unifiée) ou MULTIPLE (faite multiple (7)).
Ainsi, quand Deleuze repousse l’arbre et le faux multiple comme mauvaise image du monde, il ne nie pas des modes d’être qui de toute façon «existent» (subsistent en fait) bel et bien. Il récuse seulement une confusion entre le fait et le droit. C’est un fait que l’Un, l’Un-deux et le multiple avorteur de l’Un sont. Mais en droit, ils ne sont que des manières d’être (des idios poion comme disent les stoïciens) de la multiplicité, celle-ci étant la seule réalité existante quand l’Un et le Multiple sont des événements survenant aux multiplicités.
Dès lors, le réel, puisqu’il n’est que multiplicité, et que la multiplicité se laisse dire en tous ses modes intrinsèques par l’Un et le Multiple, le réel disais-je est tension entre l’Un et le Multiple. Tension que parfois il est vrai, Deleuze laisse dans l’ombre sans la préciser, puisque dans le Traité de nomadologie (8), la multiplicité pure est dite survenir entre les deux termes de la division de la souveraineté (Mitra et Varuna, le despote et le législateur). Comme si la multiplicité n’était pas un pôle, mais l’abolition de tout pôle, leur autre, alors qu’elle est manifestement ce qui se fait polariser, le seul étant qui n’est pas un troisième terme mais le seul terme qui parfois se manifeste dans sa vérité avant toute prédication, et semble alors s’opposer à tous les autres. C’est que le chapitre porte sur la machine de guerre, machine qui s’oppose au deux pôles de la souveraineté. Cette machine qu’est le guerrier laisse entrevoir le pur étant de droit et s’oppose aux deux pôles. Ce n’est donc que le vecteur de la manifestation du vrai étant qui s’oppose, pas la multiplicité en tant que telle.
On pourrait donc comprendre ce qu’il en est des analyses de Deleuze en reprenant celles d’un autre scotiste, le poète jésuite anglais G. M. Hopkins. Dans son dialogue De l’origine de la beauté, la beauté apparaît comme rapport de régularité et d’irrégularité, de diatonisme et de chromatisme, jonction de similitude et de dissimilitude qui s’embrassent sans jamais se confondre, puisque l’une a besoin de l’autre pour être, que l’une passe par l’autre pour se manifester. Ainsi la feuille du marronnier contient sept folioles symétriques dont six s’opposent parfaitement, et l’une fait au sommet la jonction. La feuille est alors symétrique mais son axe radial passe par un dernier terme impair, la foliole qui couronne la feuille. Ainsi la beauté est-elle rapport d’équilibre des masses qui se sert d’un déséquilibre.
Le monde de Deleuze se présente donc comme synthèse disjonctive qui tient sans confondre, mêle les règnes, met en rapport les rapports de similitude et les rapports de dissimilitude, bref un rapport de rapport qui est entre les termes et non internes aux termes, comme l’auteur l’écrit dans son livre sur Hume. Car Deleuze est anglais sur ce point, anglais de la façon dont Hans Urs von Balthasar dit d’Hopkins qu’il est anglais dans la Gloire et la Croix : proche de la nature, non pas de la nature comme universel ou tout global, mais des individus singuliers de la nature, des différences individuelles – bref, comme Duns Scot.
Si la feuille de marronnier n’avait que six folioles, sa symétrie serait parfaite, mais elle serait moins belle; la beauté tient donc compte de la dissymétrie tout en requérant la symétrie. Il y a des lois de similitude dit Hopkins, c’est-à-dire une régularité structurelle, comme par exemple l’isomorphie des différentes parties de même taille d’un cercle. Les lois, dans la similitude, induisent des symétries, des rapports d’égalité entre côtés, ou entre parties, ou entre éléments d’un ensemble (même si les feuilles d’une espèce d’arbre étaient sans aucune symétrie interne, elles se ressembleraient entre elles).
Laissons donc parler ce poète scotiste, et dans sa proximité avec Deleuze, sentons combien sont vaines et nulles les tentatives d’annexion de Deleuze par une gauche violente, vindicative et haineuse. Car laisser être la multiplicité, c’est laisser être la jonction de l’Un et du Multiple dans lesquelles elle se dit, laisser être la connexion de L’Un-Tout et des totalités fragmentaires (9).
«La régularité, c’est la similitude, ou l’accord, ou la cohérence, et l’irrégularité c’est le contraire, c’est-à-dire la différence, ou le désaccord, ou le changement, ou la variété. [...] Alors la beauté du chêne, et de la feuille de marronnier, et du ciel [ces trois exemples sont étudiés en détail auparavant], est un mélange de similitude et de différence, ou d’accord et de désaccord, de cohérence et de variété, de symétrie et de changement (10, l'auteur souligne)». De différence et de répétitions ?
Il est amusant de constater qu’on a pu parler à propos d’Hopkins de «métaphysique de la singularité». Hopkins a tenté de penser, avant même de connaître Duns Scot, l’articulation dans l’individu de sa nature et de sa singularité : c’est l’inspect (inscape) comme nature universelle pourtant toujours signée et singularisée par des «gages». C’est la species scholastique, forme essentielle ici marquée, signée (signata dit Duns Scot) par ces «gages» qui sont «signatures de la singularité» : mouchetures des choses, variations individuelles par rapport à la nature commune, à l’aspect commun. L’instress en revanche est la présence absolue de la singularité, inconnaissable en soi, infigurable, sans species, puisqu’elle réduit l’espèce à la singularité. On sent sur ce point la proximité avec Deleuze. Et on la sent d’autant plus que, le temps passant, la philosophie deleuzienne s’est davantage tournée vers le Singulier. La multiplicité n’en était pas abolie pour autant puisque le singulier en procède (on voit facilement en quel sens), mais des livres comme le Pli ou la Logique de la sensation s’intéressent, comme les poèmes d’Hopkins, aux différences individuelles, à ces variations uniques et singulières, aux plis des étants qui font leur spécificité. Qu’on pense à la place de plus en plus grande faite à l’événement (incorporel, tiens, tiens, donc un dicible) aussi bien dans le livre sur Leibniz (la monade est faite de prédicats ou événements) que dans le Qu’est-ce que la philosophie ? où les concepts dégagent d’un état de chose un événement. Événement qui est la synthèse des variations intensives (i.e. les modes intrinsèques) qui composent le concept. Ce dernier est donc bien une multiplicité, mais il survole ses propres composantes et les lie en traçant le contour, ou la configuration, ou la constellation de l’événement qu’il conceptualise. Il y a de fait tension entre la singularité de l’événement, l’unité du concept et la multiplicité de variations qu’il entoure (11).
Rappelons pour finir que lorsque Duns Scot se posait la question d’un principe d’individuation, il ne se demandait jamais : qu’est-ce qui fait qu’un individu en général est un individu ? – mais : qu’est qui fait que cette pierre, cet homme, cet étant possédant cette signature propre est singulier ? On ne peut pas parler de l’individu en général mais toujours de cette essence, haec essencia singulière. Attitude répudiant les généralités creuses pour toujours se tourner vers une analyse de «l’ultime actualité de la forme» (12), et commune tant au scotain qu’au poète jésuite et à Deleuze. En fait, je pense que loin de pouvoir se réclamer de Deleuze comme du maître penseur du Multiple, on doit plutôt voir en lui le penseur de la Singularité vue comme tension, synthèse disjonctive ou connective de l’Un et du Multiple.

Concluons une fois pour toutes

Oublions donc les porte-parole de la «différence» satisfaits de leur propre novlangue du droit à la diversité, parole bouclée sur elle-même ressassant à l’infinie des mots vidés de leur sens et transformant des concepts articulés en mots d’ordre auxquels on adhère (un peu comme la morve au mouchoir) là où l’on doit seulement penser.
Deleuze, n’est pas, ne sera jamais le philosophe d’un retour aux petites communauté chamaniques nomades, pardon, un chantre des squats pourris où des junkies artistes acquiescent en cœur autour de leur gourou Diversité-Différence. Deleuze, c’est l’homme de la déterritorialisation, c’est le décodage de l’ADN contre les néo-luddites butlériens, c’est la percée schizophrénique du capital, la ville comme processeur pour machine de troisième espèce contre la petite campagne du faucheur d’OGM. Mais c’est surtout le penseur de l’haeccéité, ce qui le rapproche d’une lignée de «métaphysiciens empiristes» tels que Scot, Leibniz, Hopkins, Bergson ou encore Whitehead, lignée soucieuse de respecter le vrai sens du singulier et de repérer pour les penser ses «signatures».

Le singulier, donc, contre la dictature des masses.

Notes
(1) Auteur de La Horde du Contrevent et de la Zone du dehors (La Volte, 2005 et 2007).
(2) «Mais on ne sait pas encore ce que le multiple implique quand il cesse d’être attribué», Deleuze, Guattari, Mille Plateaux (Minuit, 1980), p. 10.
(3) Comme on le voit quand Deleuze et Guattari parlent de la racine fasciculée (cut-up de Burroughs, fragments nietzschéens, par exemple) dont la modernité se réclame : ce n’est pas une multiplicité car l’Un est toujours présent comme unité avortée, mais elle est manifestement multiple.
(4) Deleuze, Guattari, Mille Plateaux (op. cit., chap. 4, p. 110. Ce sont les auteurs qui soulignent).
(5) Pour reprendre l’expression de Deleuze : «Le multiple, il faut le faire», Deleuze, Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 13.
(6) «Il n’y a jamais eu qu’une ontologie, celle de Duns Scot» Deleuze, Différence et répétitions (PUF, 1968), p. 52.
(7) «Le multiple, il faut le faire», id., p. 13. L'auteur souligne.
(8) Il s’agit du chapitre 12 de Mille Plateaux.
(9) Pour utiliser le vocabulaire de Qu’est-ce que la philosophie ?, (Minuit, 1991).
(10) Hopkins, De l’origine de la beauté suivi de Poèmes et d’Écrits (Comp’act, 1989. Traduit par J.-P. Audigier et R. Gallet).
(11) Cf. le premier chapitre (Qu’est-ce qu’un concept ?) de Qu’est-ce que la philosophie ?.
(12) Dans Différence et répétitions, p. 56, Deleuze fait gloire à Duns Scot d’être arrivé jusqu’à ce stade, et d’avoir oublié les individuations par la forme et la matière, les différences individuelles, l’espèce et ses parties subjectives.

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