Dislocations de la géopolitique, par Jean-Luc Evard (13/11/2007)
Crédits photographiques : Felipe Dana (Associated Press).
Il faudrait de longues années paisibles pour établir avec exactitude à quels matériaux puisa une des prophéties justement les plus mémorables qu’ait jamais produites le bon sens géopolitique – celle de Tocqueville anticipant en 1835 le futur resserrement du monde interétatique sur la concurrence et l’affrontement de deux puissances, l’Amérique et la Russie. Une telle enquête sera d’autant plus méritoire qu’elle devient chaque jour plus indispensable et plus intempestive. Maintenant que le pronostic visionnaire, s’étant accompli, et accompli autrement qu’il ne visait son objet, n’a plus de valeur que muséale puisque les Russes, depuis 1991, ont recommencé leur histoire végétative d’avant 1905, il est temps, en manière d’hommage reconnaissant à Tocqueville, de se demander comment le monde interétatique va survivre à l’absence de toute prophétie destinale de même lucidité.
Tocqueville n’imaginait sans doute pas, il ne pouvait même pas imaginer que sa prophétie ne se réaliserait qu’une fois la Russie entrée en révolution et qu’une fois cette révolution consommée par décoction simultanée des divers socialismes de ce temps. Dans l’esprit de toute son œuvre, il imaginait au contraire la bipolarité à venir comme le face-à-face de l’Ancien Régime incarné par la Russie des Romanov et du Nouveau Régime matérialisé par le Nouveau Monde américain des puritains anglais et des philosophes français. Ainsi projetait-il sur l’avenir et l’inter-nationalité de l’oekoumène ce qu’il avait déchiffré de son passé récent, à l’échelle nationale, française, du conflit de l’Ancien Régime et de la Révolution de 1789. Quid de ce raisonnement analogique, maintenant que cette construction s’est engloutie, en même temps que le soviétisme, dans les égouts de la philosophie de l’histoire ?
Question difficile, car on ne peut la penser si l’on méconnaît, outre les tensions conceptuelles spécifiques au libéralisme de la génération de Tocqueville héritière de celui de Benjamin Constant, l’originalité proprement géopolitique du pronostic tocquevillien : il n’opposait pas seulement, à travers deux espaces-temps historiques, le Nouveau et l’Ancien (et l’on pourrait reconnaître dans cette opposition la réapparition d’une bipolarité familière aux Européens depuis les débuts de la querelle des Anciens et des Modernes), il suggérait aussi que cette opposition, que cette bifurcation historiquement incarnée de l’Ancien et du Nouveau, recouvrait une identité pour ainsi dire morphologique des deux principes antagonistes. De même que les États-Unis d’Amérique fédéraient en une république souveraine des États situés en terre américaine, la Russie désignait par son nom même l’unité complexe d’un subcontinent érigé en entité souveraine, dite «empire», par la puissance dynastique d’une lignée. Tocqueville suggérait ainsi l’impensé – entre-temps abordé par la géopolitique – d’une situation rare et riche de sens dans la longue histoire des États : une masse continentale (donnée géographique) devenue aussi entité souveraine (donnée juridique) et empire (donnée politique). Sciemment, je force la note : l’empire américain n’en était certes encore qu’à venir, mais c’était précisément la vertu insolite de la prophétie tocquevillienne que de scruter quel empire perçait déjà sous le masque de la République multiconfessionnelle de Jefferson et quel vieil empire asiate et nicéen il allait rencontrer sur la trajectoire de son intensive expansion. Définissant une époque à peine inaugurée, un champ d’intensité encore inconnu de la pensée politique se faisait jour : en vrai romantique simulant le plus haut classicisme, Tocqueville montrait comment la guerre de l’Ancien et du Nouveau – catastrophes du temps – s’inscrivait désormais aussi dans l’espace – celui de Humboldt et de Cook. Et comment l’Europe en serait absente.
Or c’est le potentiel géopolitique avant la lettre de cette extraordinaire intuition qui est aujourd’hui, pour nous, définitivement suranné. Car la physique des continents qui inspire le pronostic de Tocqueville, celle qui lui donne sa véritable puissance herméneutique (indifférente au kaléidoscope des jargons propagandaires et idéologiques et inentamable par eux) – cette physique n’est guère plus utile aux techniques actuelles et prochaines de la domination. Il suffit de se remettre en mémoire le sens premier du terme – la «physique» vise les modes du «Il y a» en tant qu’Il croît, dépérit et se transforme – pour mesurer ce qui nous éloigne du monde géopolitique de Tocqueville. La domination ne domine plus le Il y a : elle domine – mais pour combien de temps ? – la possibilité de l’annuler (elle la retient ou la suspend plutôt qu’elle ne la domine), et elle dominerait encore cette possibilité si cette domination n’était qu’un phantasme de toute-puissance. (Il se trouve hélas que ce phantasme de toute-puissance est de plus l’essence de la domination indifférente à la «phusis» du Il y a, et que du coup nous pouvons nous assurer que la domination ne se domine pas et qu’il est trop tard pour qu’elle apprenne à le faire.)
La matérialité physique des continents de la géographie et leur signifiance géopolitique faisaient partie de cet Il y a récemment tombé sous les coups de la mise en reproductibilité pantechnique de l’univers. Nous la postérité ingrate et déshéritée de Tocqueville (nous qui commençâmes de le lire quand la disparition de l’empire russe inactiva la prophétie), il nous faut donc commencer de penser un monde où les notions de continent, de souveraineté et de légitimité n’entretiennent pas plus de corrélations pertinentes que du temps d’Hésiode ou de Joinville. Non pas la Terre est désormais notre maison, mais la vidéosphère, et nous n’avons même pas commencé de penser méthodiquement les conséquences géopolitiques de cette surirradiation nucléaire et numérique de la physique du globe (nous n’avons pas commencé, mais les médiologues qui inventèrent le percept et le concept de «vidéosphère» non plus – pourquoi ? alors que l’urgence…). En d’autres termes : au moment où les Russes se débarrassèrent du soviétisme et où les Américains se virent ainsi promus au pôle d’un univers qui, cessant d’être bipolaire, cessait donc de se polariser – au moment où Tocqueville et Mahan cessaient d’éclairer notre monde, en ce même moment il nous fut signifié, et nous tarderions à le comprendre, qu’il n’y aurait pas de retour possible au monde historique que les États-Unis continuaient, eux, de lire avec les mêmes lunettes que naguère. On raisonne encore là-bas, si j’en crois la récente littérature, en termes d’étendue, d’empire, de zone et de frontières – en termes d’espace, donc, d’espace mécanique, de topologies en temps continu et à durée illimitée, alors que la vidéosphère, en laquelle se transforment nos mégalopoles, leurs déserts et leurs banlieues, a coiffé cette antique géophilosophie copernicienne d’une transparente armure d’espace-temps «réel» dont le premier et pire effet consiste en l’effacement irréversible de la catégorie sans laquelle il n’est pas d’agir raisonnable possible : la vidéosphère efface la différence de la cause et de l’effet, comme elle se rit de la distinction de l’espace et du temps. L’horizon est certes celui d’un obscurantisme d’un nouveau genre. Ce qui fascine Al Quaïda n’est pas tant le Coran que l’écran, le processus terrifiant, le fascinosum d’une géosphère transformée en vidéosphère, en image spectrale d’elle-même, irradiation permanente de toute matière. Nihilisme spontané – et non pas théologique – des immatériaux de l’ère nucléaire et numérique.
À bref délai, munis d’une représentation aussi rigoureuse que possible de ces phénomènes à très faible phénoménalité (la vraie malignité est imperceptible), nous pourrons rentrer dans le détail des conséquences de cette pseudomorphose de la géosphère en vidéosphère : le destin désormais erratique de l’empire américain, les formes naissantes du ni paix ni guerre suscitées par la numérisation illimitée de l’espace-temps, l’interrègne, sans fin prévisible, dans lequel s’enfoncent des États qui ne sont plus des nations et des continents que ne contient plus aucune unité physique que de pure convention.
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