Le Crabe-tambour : trouver l’homme au bout de l’océan, par François-Xavier Ajavon (12/11/2007)
«Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui sont en mer».
Platon, Critias.
Le long-métrage Le Crabe-tambour, de Pierre Schoendoerffer, est adapté de son roman éponyme paru en 1976 et couronné par le Grand Prix du roman de l'Académie française. Cette histoire de marins, complexe et philosophique, sur fond de quête insensée de l’homme et de nostalgie coloniale, fut un grand succès commercial. Il n’était pourtant pas aisé pour Schoendoerffer d’imposer son univers à une France des années 70, encore mollement contestataire et recroquevillée sur un tropisme pseudo-subversif né de mai 68. Quel est l’univers de Schoendoerffer ? Un monde perdu et idéalisé, contre-culturel, où des valeurs morales telles que la droiture et l’honneur l’emportent sur toute autre considération; un univers très ancienne France, un peu en ruine, où des institutions telles que l’église catholique et l’armée ont encore un prestige réel et une authentique autorité au sein de la société.
Avec le Crabe Tambour, Schoendoerffer donne sa plus fine réflexion morale et philosophique sur la condition humaine en général et la condition militaire en particulier, autour d’axiomes tels que l’honneur, le mépris de la mort, la prééminence de l’intérêt collectif sur les angoisses intimes, la liberté de conscience, ou encore la question (et donc la remise en question, parfois nécessaire) du respect de l’autorité hiérarchique et politique.
La Marine Nationale, entre épopée et allégorie
Le Crabe-tambour raconte la quête presque mystique du commandant d’un escorteur d’escadre de la Marine Nationale (le Jauréguiberry (2), dédié à l’assistance à la pêche sur les mers de Terre-Neuve), qui – sur le point d’être emporté par un cancer - veut revoir une dernière fois un héros ambigu et légendaire des guerres coloniales françaises, devenu simple pêcheur, Willsdorff, surnommé le «Crabe-tambour». Le film est construit autour du dialogue entre ce commandant (joué par Jean Rochefort) et le médecin de bord Claude Rich), qui ont tout deux connu ce militaire atypique, quelque peu «anarchiste de droite», incontrôlable et poète… dialogue émaillé de flash-back sur le parcours du «Crabe-tambour» (joué par Jacques Perrin) depuis la guerre d’Indochine jusqu’à la guerre d’Algérie, durant laquelle son engagement en faveur de l’Algérie française après le putsch des généraux lui vaudra plusieurs années de prison. Cette narration croisée, entrecoupée de plans oniriques sur le Jauréguiberry fendant les flots, est ponctuée, aussi, d’incises poétiques sur le discours décousu du chef mécanicien (joué par Jacques Dufilho) témoignant, depuis le carré des officiers, de la morale catholique confuse de son «recteur fou», en pays Bigouden.
Le traitement «esthétique» et plastique de la guerre, qui caractérise le film de Schoendoerffer, s’inscrit dans une tradition littéraire renvoyant à la fois aux épopées légendaires et à l’univers allégorique de Joseph Conrad. Parler de la guerre, raconter la guerre, est une opération qui consiste toujours, ou presque, à transformer des champs de bataille, et des statistiques de pertes collatérales, en épopée – c’est à dire en une forme poétique mêlant merveilleux et héroïsme. L’épopée militaire est donc à mi-chemin entre une réalité pleine de bravoure et de courage, et une fantasmagorie poétique ayant pour fonction d’amplifier les épisodes du récit. Il serait inutile de faire ici un historique littéraire complet de la forme épique, depuis L’Iliade d’Homère jusqu’au Crabe-tambour, en passant par Melville, mais nous devons souligner que l’univers épique et maritime de Schoendoerffer fait écho, parfois, aux sagas scandinaves médiévales ou la littérature du mythologue islandais Snorri Sturluson. Par ailleurs Schoendoerffer a comme référence littéraire épique omniprésente l’œuvre du romancier Joseph Kessel – avec qui il co-réalisera en 1956 le film La passe du diable.
Cependant si Schoendoerffer suit une logique épique, c’est sous l’influence prééminente de l’univers de Conrad… Le Crabe-tambour, de par son traitement esthétique de la guerre d’Indochine, n’est pas sans rappeler le chef-d’œuvre de Francis Ford Coppola, presque contemporain, Apocalypse Now, sorti en 1979, librement adapté du roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres. Ce film est consacré au périple vietnamien du capitaine Willard à qui les services secrets confient la mission d'exécuter le colonel Kurtz dont les méthodes sont jugées malsaines. Etabli près de la frontière cambodgienne, ce dernier a pris la tête d'un groupe d'indigènes et mène des opérations inquiétantes sans le consentement de son commandement. Film de guerre dense et complexe, Apocalypse Now n’est pas une banale charge anti-militariste contre la guerre du Vietnam, comme on l’a souvent pensé, mais une réflexion autrement plus ample et ambitieuse sur la folie et la portée initiatique d’une «quête» humaine.
La nouvelle de Joseph Conrad (1857 – 1924), Au cœur des ténèbres, dont les films de Coppola et Schoendoerffer s’inspirent diversement, relate le voyage d'un officier britannique qui remonte le cours d'un fleuve africain. Recruté par une compagnie belge, il doit rétablir des liens commerciaux avec le directeur d'un comptoir au cœur de la jungle, Kurtz, efficace collecteur d'ivoire, dont on est sans nouvelle. Le périple se présente comme un lent éloignement de la civilisation vers les aspects les plus sauvages et les plus primitifs de l'homme.
La trame du Le Crabe-tambour est manifestement très proche de cette nouvelle de Joseph Conrad (le «fleuve» comme axe directeur, la quête obsessionnelle d’un homme mystérieux, le rapport de l’occident au reste du monde, etc.), et l’univers de l’écrivain britannique alimente continuellement le langage cinématographique de Schoendoerffer. Le cinéaste retrouve dans l’univers de Conrad une dimension philosophique plus marquée que chez les autres grands maîtres du roman d’aventures tels Herman Melville, Jules Verne ou Stevenson (3).
Le film de Pierre Schoendoerffer tire toute sa force poétique du fait que l’action y est toujours traitée à travers un prisme métaphorique où chaque signe pointe vers un autre. En effet, la «poétisation» de l’armée en général et de la Marine Nationale en particulier dans Le Crabe-tambour, vient du fait que le langage cinématographique choisi par Schoendoerffer est l’allégorie, c’est à dire une forme de récit qui, pour exprimer une idée générale, abstraite, recourt à un système rhétorique de métaphores. Cette distance allégorique, héritée notamment de Conrad, n’est pas un moyen pour Schoendoerffer de s’autoriser un traitement historique négligent et «distendu», mais de donner à un destin individuel celui du jeune officier de marine Willsdorff une portée universelle.
Toute la poésie du Le Crabe-tambour, outre l’attention portée par Schoendoerffer et son chef opérateur Raoul Coutard (4) à la qualité de la photographie (prises de vue maritimes du Jauréguiberry, images de l’Indochine, etc.), vient également de l’insertion de séquences courtes, presque autosuffisantes, métaphoriques, qui viennent syncoper le récit général et lui apporter une étrange épaisseur. C’est la figure de Bocheau, le joueur de clairon et de cor de chasse, qui vient égayer la flottille du «Crabe» en Indochine. Ce sont les séquences où le chef-mécanicien raconte les aventures de son recteur bigouden qui voit un signe divin dans la traînée des réacteurs d’un avion de ligne, ou évoque plusieurs passages bibliques dont la parabole des talents; ou bien encore la scène de la Morue joyeuse, à Terre-Neuve, où un vieux marin refait la bataille de l’Atlantique avec des verres sur le comptoir de l’établissement – alors qu’un téléviseur passe les images déchirantes des dernières heures de la guerre du Vietnam.
L’aigre nostalgie de l’aventure coloniale
L’action du film se déroule en 1975, au terme de la guerre du Vietnam, quelques jours avant la chute de Saigon, c’est à dire à un moment de l’histoire très symbolique, qui vient clore dans la douleur, et définitivement, l’aventure coloniale européenne, et le fantasme d’une présence continue de l’occident aux quatre points cardinaux du monde.
La question coloniale est très présente dans les films de Schoendoerffer : outre ses autres oeuvres sur la guerre d’Indochine, il donnera avec L’honneur d’un capitaine, en 1982 un plaidoyer relativement ambigu en faveur d’un jeune militaire accusé de tortures; plaidoyer indirect en faveur de l’action de l’armée française en Algérie. Dans Le Crabe-tambour la question coloniale est omniprésente puisque le film narre le parcours d’un officier de marine qui a traversé les guerres d’Indochine et d’Algérie.
La question coloniale est souvent associée par Schoendoerffer à une réflexion sur l’autorité en contexte militaire. Le «Crabe Tambour» est une figure de l’honneur, de la fidélité mais aussi de la désobéissance, de l’anarchisme. Il n’y a aucune contradiction réelle entre le respect des valeurs morales fondatrices de l’armée et le refus de certains ordres estimés injustes et contraires à l’intérêt du pays. Désobéir n’est pas, pour l’officier Willsdorff, une marque d’irrespect de la chaîne de commandement, mais un moyen de se désolidariser de l’exécutif politique, qui use de l’armée à des fins qu’il juge indignes. C’est dans cette perspective morale que la position de Willsdorff et son chat noir – symbole anarchiste – appelé malicieusement «Monsieur Ma Conscience») doit se comprendre, notamment au moment du putsch des généraux d’Alger… il ne désobéit pas à ses chefs, il obéit à sa conscience morale. Ainsi sa devise morale, qui est citée durant la brève scène de son procès, est : «Je ferai ce que je crois juste». Formule que le commandant du Jauréguiberry tempère : «Le choix de l’homme n’est pas entre le bien et le mal, mais entre un bien et un autre bien…». Dans l’univers de Schoendoerffer les colonies se rattachent à une forme d’ «espace du possible», un champ de liberté presque absolu où toutes les potentialités politiques et humaines sont déployées, mais où la question du choix de conscience est plus épineux que partout ailleurs. Dans ce sens Willsdorff est un éternel pionnier, et certainement un aventurier davantage qu’un soldat.
Il est important de ne pas oublier l’état d’esprit des jeunes français qui avaient été engagés dans des opérations militaires en Indochine puis en Algérie : ce furent des soldats qui perdirent deux guerres successives, en moins de dix ans, à une heure où la France de l’après-guerre – affaiblie mais croyant encore en sa grandeur – était en train de perdre peu à peu son Empire. Le héros du Crabe-tambour est un archétype de ces soldats qui eurent l’impression d’avoir été floués : l’officier Willsdorff (commandant une flottille sur un fleuve indochinois) rejoint l’occident à bord d’une jonque traditionnelle («Quatre mois de mer, après ça ira mieux» est un leitmotiv qui rythme le film), juste après une longue période de captivité, consécutive à la déroute française. Capturé par la tribu des guerriers Danakils, au Yémen, le «Crabe» est à nouveau confronté à une forme de «choc des civilisations» : réduit en esclavage, il devient le jouet occidental de ces combattants nus du désert. «Toujours à guerroyer contre les tribus voisines, ces Danakils. Pour un oui, pour un non, ils tiraillent sur des cailloux. Très mauvais tireurs…», commente le commandant du Jauréguiberry.
Apprenant la mort de son frère, commandant de harkis, il demande de quitter la marine pour les commandos parachutistes afin de venger sa mort, et de mener jusqu’au bout la guerre d’Algérie. Mais il est engrené dans le mouvement des «généraux» putschistes qui refusent de suivre le choix de la France, consistant à rendre son indépendance à l’Algérie. Après avoir donné sa démission de l’armée, il est jugé en tant que civil, et condamné à vingt ans de prison. C’est ainsi un destin colonial français que nous conte Schoendoerffer, mais aussi un destin tragique d’homme brisé : le «Crabe», jadis maître après Dieu en Indochine, retrouve la mer à sa sortie de prison, mais en modeste patron de pêche…
La fin du film Dien Bien Phu en dit long sur l’amertume française consécutive à l’abandon de l’Empire, un journaliste français lit à un ami américain le poème L’Expiation de Victor Hugo :
«Moi vaincu ! Mon empire est brisé comme verre
Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ? –
Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
Il entendait la voix qui lui répondait : non !».
«Cap sur le crabe» : trouver l’homme au bout de l’océan
Le principal inspirateur du personnage de Willsdorff dans Le Crabe-tambour est le commandant Pierre Guillaume (1925-2002), grand marin, héros d’Indochine et figure controversée de la droite française. Après avoir appris son décès Schoendoerffer déclarait à l’AFP : «Comme Éric Tabarly, c'était un homme d'une immense qualité humaine. Il avait gardé une âme d'enfant. C'était un «cœur pur», comme disait Kessel, un personnage magnifique qui apparaît dans Le Crabe-tambour et dont quelques gouttes de son personnage ont été distillées dans L'Honneur d'un capitaine. Pour moi, Pierre Guillaume restera un homme exceptionnel, une âme d'enfant, d'une innocence profonde. Un homme qui ne s'est jamais laissé salir par la brutalité» (5). Pierre Guillaume apparaît furtivement dans Le Crabe-tambour : dédicataire du roman, conseiller technique sur le film, le militaire fait une apparition muette de quelques secondes lors de la scène du procès de Willsdorff, après le Putsch des généraux, dans un costume d’avocat.
Fils d’un héros de la Seconde guerre mondiale, cet officier de marine avait servi en Indochine jusqu'en 1954, dans une division navale d'assaut qui opéra derrière les lignes Viet-Minh. À la fin de la guerre d'Indochine, le lieutenant de vaisseau Guillaume avait regagné la France à bord d'une jonque, après avoir été enlevé par des pirates somaliens dans l'Océan Indien (épisode mis en scène par Schoendoerffer dans son film). Durant la guerre d'Algérie, le capitaine de corvette Guillaume avait demandé à prendre le commandement du commando de chasse (unité d'élite composée de harkis et d'officiers français), à la tête duquel son frère, parachutiste, venait d'être tué. Il avait ainsi traqué les combattants du FLN avec son commando dont la devise était Observe et frappe. Pierre Guillaume avait participé au putsch d'Alger en 1961 avant d'entrer dans l'OAS. Arrêté en mai 1962, il avait été condamné et emprisonné à Tulle avec les généraux du putsch. Il participa aussi à quelques opérations de Bob Denard aux Comores. Guillaume sera l’un des fondateurs de la station Radio Courtoisie, qui réunit «toutes les droites» sur son antenne. Arnaud de La Grange, chroniquant les mémoire de Guillaume (6) écrira dans Le Figaro : «Les mots de l'ancien officier de la Légion sur la souffrance, la mort, la terre, les femmes, l'absolu, semblent ceux d'un Saint-Exupéry qui aurait mis pied à terre. Pierre Guillaume, c'est autre chose. Plutôt un hussard qui aurait pris la mer» (7).
C’est assurément à la poursuite de ce hussard ambigu, éternel aventurier et immense soldat, que Schoendoerffer nous entraîne dans son film. En nous confrontant à ces singuliers combattants des guerres coloniales françaises, et à leurs légendes chaque légende portant sa part de gloire et sa part d’ombre), Schoendoerffer nous oblige à nous retourner sur le passé historique de la France.
Le débat dominant actuellement la mémoire coloniale est celui de la repentance, il s’exprime en ces termes : l’Occident doit-il, ou non, éternellement dire ses regrets pour l’asservissement des peuples indigènes ? Schoendoerffer répondit à sa manière dans Le Crabe-tambour : «Adieu vieille Europe, que le diable t’emporte !» est un leitmotiv qui rythme le film… le réalisateur et ses personnages regrettent non pas vraiment l’aventure coloniale, ou sa fin, mais le naufrage d’un Occident devenu adulte, et qui n’a plus de rêves d’aventures à concrétiser. C’est là que se situe sa repentance intime : dans le sentiment de gâchis et de désenchantement qu’il ressent à l’égard de la mondialisation telle qu’elle s’est jouée depuis les années cinquante et la décolonisation. Il adresse à l’Europe – pointe avancée de ce monde occidental sans épaisseur ayant rejeté un impérialisme pour un autre… – la parabole biblique ressassée ad nauseam par le chef mécanicien du Jauréguiberry : «Qu’as-tu fait de ton talent ?» (8).
Nota : La Cinémathèque française consacrera une rétrospective à l’œuvre de Pierre Schoendoerffer du 21 novembre au 2 décembre 2007.
Notes :
(1) L’Avant-Scène Cinéma, Le Crabe Tambour de Pierre Schoendoerffer (n°208, 15 mai 1978), p. 5.
(2) Le Jauréguiberry est un escorteur d’escadre de l’armée française, de 128 mètres, (admis au service en 1958 et désarmé en 1977), qui servit – quelques semaines avant son désarmement – au tournage du film de Schoendoerffer.
(3) Schoendoerffer déclarera dans un «questionnaire de Proust» publié par L’Express le 17 mai 2004, que son écrivain préféré est Joseph Conrad.
(4) Raoul Coutard est l’un des plus grands chefs-opérateurs de sa génération, ayant travaillé pour les principaux réalisateurs de la Nouvelle vague.
(5) Dépêches AFP consécutives à la mort de Pierre Guillaume, le 3 décembre 2002.
(6) Pierre Guillaume, Mon âme à Dieu, mon corps à la patrie, mon honneur à moi (Plon/XO), 2006.
(7) Arnaud de Lagrange, Mémoire d’un vieux crabe, Le Figaro, 9 février 2006.
(8) Matthieu, 25, 14-30.
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