Julien Gracq, le prestidigitateur exquis, est mort (23/12/2007)
Crédits photographiques : Jim Urquhart (Reuters).
J'ai lu ce livre, attentif, peut-être trop attentif justement, tendant toute mon attention d'une façon qui ne pouvait qu'éloigner le sentiment d'apesanteur que provoque toute lecture véritable, à laisser l'ancienne magie opérer, et je ne m'en souviens déjà plus. Les Carnets du grand chemin n'ont laissé en moi aucune trace, fût-elle extraordinairement ténue, aussi minuscule que l'empreinte, sur un sol dur, déposée par quelque chétif et craintif animal. Le livre fermé, je serais d'ailleurs parfaitement incapable de l'évoquer à tel curieux qui me demanderait mon avis, moins que cela, une vague impression : comment, en effet, donner consistance à un rêve plus impalpable qu'un mirage de haute-chaleur, à peine entrevu par le marcheur harassé tout proche de s'enfoncer dans les sables mouvants du délire ? Que dire même des notations les plus précises des souvenirs de l'écrivain, évoquant par exemple ses années d'enseignement, la relecture des épreuves de son premier roman, son amitié avec André Breton ? Quel sens donner à cette présence quasi constante, dans ce livre qui finalement n'accorde point à la littérature une place prédominante, des vers rimbaldiens, on s'en doute surgis, sous la plume de Gracq, d'une familiarité intime, charnelle, avec les fulgurances du poète entre tous aimé (y compris, comme le rappelle l'écrivain dans un autre de ses livres, durant les périodes sèches de la plus noire acédie) ? De quelle façon autre que forcément malhabile rendre compte de certains de ces impeccables natures mortes qui paraissent constituer un mélange très savamment dosé entre la nostalgie érudite d'un Sebald et les introspections historiques auxquelles un Calasso s'adonne avec une précision fantasmagorique bien capable de forcer le respect d'un sourcier ? À force de vouloir (et, disons-le sans exagération, d'y parvenir bien souvent) façonner une écriture collant au prestige des jours enfouis (et enfuis), à force de prétendre cacher une extrême pudeur sous le voile d'évocations aussi fragiles que le silence cristallin régnant par une nuit de pleine lune, les textes de Julien Gracq, y compris ceux, aussi rares qu'éphémères, que l'on sent tout près de réussir à vous chuchoter, tout contre l'oreille, l'essence secrète des choses, paraissent s'effriter aussitôt que la lecture ne soutient plus leur architecture ténue, leur impalpable construction grammaticale, plus aérienne qu'un fil de Vierge. Des romans de Julien Gracq, je ne puis rien dire, je ne sais que dire tant ils me paraissent, comme ces rêves qui, quelques secondes après le réveil du dormeur, s'effilochent irrémédiablement dans la grisaille du jour commencé banalement, appartenir au seul royaume de l'illusion. Que dire, en effet, de ce qui vous a ravi durant quelques heures, une fois que la gravité, cette pesanteur chérie par Carlo Michelstaedter justement parce qu'elle éloignait les images trop faciles, vous a de nouveau, pour de pénibles heures de veille ou de labeur soucieux, rivé au sol rugueux ?
Il y a sans doute, dans ce jugement qui se veut volontiers provocateur, quelque vérité autre que purement métaphorique : Julien Gracq, dans une prose magnifique dont les senteurs les plus intimes, mais avec quelle force (peut-être même, violence) contenue dans l'inspiration, puis quelle tension incomparable dans l'expiration, n'ont été découvertes, humées et enfin patiemment recomposées, à mon sens, que par le seul Guy Dupré (que cite d'ailleurs l'écrivain dans ce livre), Julien Gracq écrit pour ne strictement rien dire, illustrant l'admirable lieu commun, certes dans ce cas déformé, qui affirme d'un maître qu'il ne parle qu'à seule fin de s'écouter. Gracq, lui, n'écrit plus que pour se lire et l'exigence seule du magnifique lecteur qu'il est avant tout garantit que ce qu'il écrit n'est pas tout à fait inutile et vain, comme nous pourrions le dire en évoquant la prose insignifiante de Philippe Sollers. En effet, la prose de Gracq est magnifique; c'est bel et bien cette beauté évidente qui l'empêche de se dissoudre dans le bavardage pratiqué par celui que j'ai surnommé le Doge de la bêtise. Il n'est donc absolument pas étonnant qu'un pays dont les lettres se meurent, je veux bien évidemment parler du nôtre, immense corps dont la vie s'est éloignée après une dernière explosion dévastatrice dont la date varie selon les experts convoqués (l'abolition des privilèges, l'exécution du roi, la défaite de l'armée française face aux Allemands, la collaboration empressée de nos dirigeants avec l'occupant ou, celle, tacite, d'un Charles Maurras malgré ce qu'en dit son partial confesseur, Stéphane Giocanti; quelle autre date cachée ayant paraphé notre acte de décès sans que nul savant ni historien ne paraisse s'en être avisé ?), soit on dirait envoûté par l'écriture d'un vivant déjà fantôme. Il est vrai que, d'un seul élan magiquement suspendu, comme si la foire des ténèbres imaginée par Bradbury (puis magnifiée par la caméra de Tarr inspiré par Krasznahorkai) avait joué son spectacle devant le public immense d'un pays, nous avons déjà connu l'exemple d'un peuple crédule presque tout entier maintenu en transe par la magie de ce prestidigitateur insignifiant (si on le compare au Maître du contre-verbe selon George Steiner, Adolf Hitler) qui s'appelait François Mitterrand.
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