Satan graveur : Les Sataniques de Rops (17/04/2008)

L'une des cinq planches de la série intitulée Les Sataniques, datant de 1882 (détail).
les-sataniques-felicien-rops.jpgBien sûr, ils ne sont pas les seuls. D'autres, parfois admirables, le plus souvent oubliés par l'Histoire, ou même, inconnus qu'un simple griffonnage retour d'une exécution capitale, a sauvés de l'irrémédiable anonymat, ont trempé leur pinceau dans la fiole d'encre que Luther, selon une légende idiote, aurait lancée sur le démon. On ne sait si l'encre, en se répandant sur le mur, dessina le contour du bizarre destinataire, mais il est sûr qu'Albrecht Dürer, Jean Duvet, Jacques Callot, Jan Luyken, Hans Baldung Grien, Rodolphe Bresdin virent probablement, ou crurent voir (mais chez l'artiste, y a-t-il une quelconque différence entre ces deux verbes ?) les formes, l'ombre sur un gibet projetée de Celui qui ne cessa d'inspirer leur art. Ainsi tous témoignent, bien que leur œuvre ne puisse se réduire à cette seule bizarrerie délectable, d'une horreur certaine, dramatiquement concentrée dans la morsure de l'eau-forte, puissant acide qui révélera peut-être...
Mais peu importe à l'évidence, que ces peintres aient d'abord choisi de représenter la sorcière ou le sabbat qui est l'assemblée des sorcières, leur messe inversée et grossière. Ils n'ont été que les fixateurs d'une hantise qu'on a le plus grand mal à comprendre, et qui, littéralement, a possédé l'Occident cultivé des XVIe et XVIIe siècles : la fièvre de la sorcière, la peur de la femme démoniaque, qu'on exorcisera à la lumière dansante des bûchers, dont chaque grande ville européenne (surtout celles du Nord), peut se targuer d'avoir allumé, au moins une fois, le foyer d'inexorable ardeur. Hélas !, dressé au milieu des flammes, seul le pauvre corps de ces suppliciées fondra, et non celui, corps fantasmagorique que les inquisiteurs redoutables croient discerner grâce à la marque secrète et insensible qu'il imprime dans la chair de son hôte, ce corps invisible, corps-légion, corps méphitique du démon, aussi impalpable qu'un mauvais rêve. Quoi qu'il en soit de cette problématique existence qui sera la grande affaire de quelques penseurs interlopes, chez ces artistes, c'est très sûrement le diable, et lui seul, qui dessine, comme chez Goya, sa grande silhouette de bouc à contre-jour. C'est le réel inspirateur, l'invisible dangereux et soupçonnable qu'on cherche à représenter en offrant paradoxalement au spectateur les formes grasses et luisantes des femelles redoutables, enduites pour les envols nocturnes, ses esclaves et, soupçonne l'inquisiteur en caressant sa longue barbe en pointe, ses maîtresses inévitables.
Le diable, donc, et sa victime étrange, la Femme, en fait sa complice. Il ne faut pas s’étonner de pareille présence chez Rops, grand amateur de sataniques perversités, illustrateur de Baudelaire, illustrateur encore des Diaboliques de Barbey d'Aurevilly, admiré par le converti bizarre que sera, pour le restant de ses jours aux yeux de son ancien ami Léon Bloy, Huysmans. Admiré aussi par un autre étrange personnage révélé par l'auteur du Désespéré, le truculent et parodique «Sar» Péladan, infatigable gâcheur (pour quel interminable roman de maçonnique épandage ?), du plâtre éthopique avec lequel il barbouille toutes les façades. Grand lecteur des œuvres décadentes dans lesquelles il a trouvé des corps de femmes livrés aux plus étonnantes luxures, selon une mécanique ennuyeuse déjà rudement éprouvée par les délires de Sade, Rops, bien souvent, n'a fait que transposer en images celles, beaucoup plus puissantes que ses propres dessins, qu’il a trouvées dans les livres.
Le couple maudit : le diable, la Femme, qui est peint sous toutes ses formes – dans toutes ses positions serait plus juste – ne traduit pas qu'un certain voyeurisme (Péladan n'a-t-il pas osé dire que «Devant le nu, Rops, comme Michel-Ange, est chaste» ?), loin s'en faut. Dans les œuvres de Rops, ce binôme s'enrichit même d'un troisième personnage, à vrai dire mineur, presque inexistant dans l'économie diabolique de la triade, effacé sûrement parce qu'il n'est que l'image du Bourgeois abhorré : l'Homme. Cette trinité démoniaque est, comme l'a bien remarqué Péladan, le pivot essentiel, le nœud gordien de la très commentée et ressassée modernité , l'axe vital encore sur lequel se branche la sensibilité de cette fin de siècle française, résumée en une phrase lapidaire : «L'Homme possédé de la femme, la Femme possédée du Diable.» C'est vrai que la femme obsède Rops. Elle est presque le sujet unique des peintures du Belge, mille fois la même – une cocotte fardée – dans des corps et des grimaces d'emprunt, comme son Amant diabolique dont elle mime ainsi l'éternelle instabilité formelle, la parodique inconstance. Rien de très nouveau, en somme, par rapport à ce qu'a pu en écrire un Baudelaire. Rien de très nouveau encore, lorsque ce thème sera repris par une pléthore d'écrivains décadents, qui verront tous, dans le corps désigné pour accueillir toutes les larves du Péché – la Luxure, l'Envie –, et de la Mort – la Syphilis –, le réceptacle désiré et détesté suprêmement . Rien de très nouveau, enfin, depuis qu'Institoris et Sprenger, les deux dominicains auteurs du très célèbre Marteau des Sorcières (Malleus Maleficarum) paru en 1486, ont façonné la vision d'une contre-société féminine entièrement vouée au Maître redoutable. Si, une différence toutefois : là où les deux auteurs affirment que les mauvaises femmes ont constitué, sous l'impulsion de leur redoutable amant, une véritable société secrète, un contre-corps mystique, le peintre ne se soucie que de l'individualité (en somme, la femme gagne son émancipation dans le vice plus sûrement que dans la société elle-même vicieuse et pourtant farouchement pudibonde). Une remarque toutefois concernant Rops : il n'y a pas que débauche ou pornographie dans une suite de planches telle que Les Sataniques ou, si, il n'y a bel et bien que débauche et pornographie, mais investies toutes deux d'une telle façon que leur excès même rejoint une plénitude, une sphère mystérieuse dont l'amant Belzébuth n'est pas le seul gardien.


La version complète de ce texte a été publiée dans La Littérature à contre-nuit (Sulliver, 2007).

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