Maoam le bonbon fruité fun et qui fond (28/11/2004)
Crédits photographiques : Kim Ludbrook (EPA).
J’ai devant moi, d’ailleurs, quelques exemples bien réels de cette résistance intellectuelle dont les mailles, quoique fines, n’en sont pas moins celles qui constituent un réseau qui, s’il s’organise, finira bien par emmailloter puis faire étouffer le vieux bœuf de la bien-pensance, ce veau de fer blanc dont les adorateurs se comptent par milliers. L’un d’entre eux, je ne le répéterai jamais assez, est Assouline, aigrefin intellectuel (enfin, intellectuel, je ne veux froisser personne, surtout pas l’intéressé…) surpuissant (cela m’a été confirmé par plusieurs anecdotes pour le moins éloquentes, à l’époque où le journaliste officiait à Lire) et critique de bien peu de poids, comme la lecture de son blog inepte, sponsorisé par la Pravda mondaine, m’en convainc chaque jour ou plutôt, désormais, chaque quinzaine. Passons pour évoquer justement ces beaux objets que sont d’abord le n°11 du Journal de la culture dirigé par Joseph Vebret, qui mystérieusement continue de citer la pensée-soupline d’Assouline, ensuite le n°5 de l’excellente revue Égards où j’ai pu lire un trop court article de John Bryson consacré à un livre de Josef Pieper (bien évidemment non traduit en français) intitulé Abuse of language – Abuse of power (San Francisco, Ignatius Press, 1992) qui, dans la lignée du 1984 d’Orwell, sonde les influences d’une dégénérescence du langage sur le pouvoir politique ou plutôt, la façon dont ce même pouvoir, pour asseoir son contrôle sur la société, tentera de contrôler le langage. Ainsi, il s’agira d’éviscérer le langage, de l’énucléer, de lui casser l’échine bref, de le vider de sa consistance, de lui briser les reins pour en faire une sorte d’invertébré, de surcroît transparent comme les monstres des grandes profondeurs sous-marines qui ne supportent jamais la lumière et encore moins d’être exposés à une pression normale. Cette éviscération, François Taillandier, dans un récent ouvrage qui m’a paru bien moins convaincant (trop de généralités qui ne sondent que superficiellement le mésusage du français contemporain, rebaptisé « maoam ») que celui de Renaud Camus et surtout grevé par un ton parfois trop plaintif, Une autre langue (Flammarion), a raison de rappeler qu’elle n’a pu se produire qu’après la mort de Dieu, une fois vidée de sa présence insigne « la maison du Père ». Devenu bouillie inconsistante et insapide royalement servie dans des écuelles d’apparat pour la consommation des masses bruyantes, le langage sera ainsi considéré comme l’outil idéal pour leur contrôle anonyme et, pour tout le dire, leur transparence de Jugement dernier débarrassé de Dieu. Des pécheurs pouvant contempler leurs propres entrailles devenues translucides ? Le jugement sans la charité ?… Cela ne vous rappelle-t-il pas le drame superbement peint par le Camus de La Chute ? Cela ne vous rappelle-t-il pas encore le tourment auquel les âmes damnées sont soumises dans l’Enfer tel que Vathek le décrit ? Non, il est vrai que si vous êtes des adeptes du langage maoam, vous ne connaîtrez aucune de ces deux références et que, probablement, vous vous ficherez de n’importe quelle référence et que, encore, vous ne saurez pas lire, et encore moins parler et écrire, voilà tout.
Car la chimère qui est toute proche de naître (elle est même déjà née) dans les laboratoires de nos misologues n’aura rien d’une nouvelle créature, jamais vue des expérimentateurs les plus fous, d’un monstre dangereux qui cependant se retournera lui aussi contre son créateur, comme nous le voyons dans le sombre conte de Mary Shelley. Ce monstre, notre langue phocomèle, c’est tous les jours que nous accroissons sa monstruosité, c’est tous les jours que nous lui arrachons tel ou tel organe, expérimentons telle nouvelle greffe et amollissons un peu plus sa syntaxe, cette grande colonne de mots mystérieux qu’un des personnages du Pylône de Faulkner a contemplée en rêve. Je prédis même que c’est justement notre créature, comme dans le conte gothique, ce langage vidé de sa substance et de son sang, qui fera de l’homme un être parfaitement transparent et sans la moindre saveur, l’un de ces fonctionnaires du néant que se plaisent à évoquer les modernes uchronies. Comme si, en somme, la créature de Frankenstein transformait en monstre (mais mou) son propre créateur… En tous les cas, pas la moindre trace de sang, ni même de colère, pas le moindre fossile sémantique ne subsistera, ne sera décelable pour affirmer, pour tel ou tel linguiste du futur, qu’aura eu lieu, sur ce champ de bataille virtuel, la plus petite bataille, elle-même témoignage effacé d’une guerre qui aura fait périr sans violence des millions d’âmes en ayant détruit leurs mots quotidiens. Le cadavre même de la littérature, certes compromettant, aura été dissout à l’acide de l’insignifiance. Dans son bel éloge du chuchotement, le troisième et dernier texte qui compose, je ne le répéterai jamais assez, le remarquable Syntaxe, Renaud Camus évoque ainsi le drame banal d’un monde, le nôtre, sans plus aucune profondeur, transformé en ce Flatland du récit de science-fiction, où le même tutoie (jemoie ?) sans relâche le même, où le même parle au même, dans un béat et insipide monologue d’idiot, non pas celui, de quelque grandeur tragique, que se tient depuis sa chute le démon selon Baudelaire, un monde sans profondeur ni grâce où le même enfin se reproduit avec lui-même dans une sorte de scissiparité monstrueuse : « Partout l’obscurité recule, et, qui l’eût dit, on dirait que la connaissance y perd, que le champ de l’entendement rétrécit d’autant, que s’appauvrit pour nous l’expérience d’être là ».
Puisse la Zone devenir un lieu où les ténèbres sont accueillies, et leur mystère votif, d’une absence qui est réelle présence : une écriture, des écritures, pour témoigner que certains, encore, envers et contre tout, s’obstinent à chercher dans le cadavre de la littérature française le souffle de vie le plus infime.
Les médecins légistes ont parfois de ces bizarres rêves de résurrection.
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