La Faille de Gregory Hoblit, par Francis Moury (15/08/2008)



Fiche technique succincte
Mise en scène : Gregory Hoblit
Prod. : Charles Weinstock (New Line Cinema, Castle Rock Entertainement, Weinstock Prod., M7 Filmproduktion)
Scénario : Daniel Pyne et Glenn Gers d’après une histoire originale de Daniel Pyne
Directeur de la photo : Kramer Morgenthau
Montage : David Rosenbloom
Mus. : Mychael et Jeff Danna

Casting succinct
Anthony Hopkins (Ted Crawford), Embeth Davidtz (femme adultère de Crawford), Billy Burke (inspecteur Nunally), Ryan Gosling (procureur adjoint Willy Beachum), Rosamund Pike (Nikky), David Strathairn (procureur), etc.

Résumé du scénario
Le riche industriel Ted Crawford, un magnat de l’aéronautique, pense s’être vengé de son épouse, et de l’amant de celle-ci qui est un inspecteur de police, en commettant un crime parfait… qui échoue pourtant. Un jeune procureur adjoint, Willy Beachum, suppose le faire aisément inculper pour tentative de meurtre. Il a tort : Crawford ressort libre du tribunal, provoque le suicide du policier mis en cause et parachève le meurtre de son épouse. Alors seulement Beachum mesure à quel point Crawford l’a manipulé et quel danger il représente…

Critique
«Qu’un homme, tel qu’Adam, soit créé en pleine vigueur intellectuelle, jamais, sans l’expérience, il ne serait capable d’inférer le mouvement de la seconde bille du mouvement et de l’impulsion de la première. [...] Pour Adam, il aurait donc été nécessaire (à moins qu’il ne fût inspiré) d’avoir eu l’expérience de l’effet qui résulterait de l’impulsion de ces deux billes. Il lui fallait avoir vu, en différentes occasions que, quand la première bille heurtait la seconde, celle-ci se mettait toujours en mouvement. S’il avait vu un nombre suffisant de cas de cette espèce, toutes les fois qu’il verrait la première bille se mouvoir vers la seconde, il conclurait toujours sans hésitation à la mise en mouvement de la seconde. Son entendement devancerait sa vue et formerait une conclusion conforme à son expérience passée. Il s’ensuit alors que tous les raisonnements qui concernent la cause et l’effet sont fondés sur l’expérience et que tous les raisonnements tirés de l’expérience sont fondés sur la supposition suivante : le cours de la nature continuera d’être uniformément le même. Nous concluons que des causes semblables, dans des circonstances semblables, produiront toujours des effets semblables. Cela peut à présent valoir la peine de considérer ce qui nous détermine à former une conclusion aux conséquences aussi innombrables. Il est évident qu’Adam, avec toute sa science, n’aurait jamais été capable de démontrer que le cours de la nature doit continuer d’être uniformément le même et que le futur doit être en conformité avec le passé. On ne peut jamais démontrer la fausseté de ce qui est possible; et il est possible que le cours de la nature puisse changer, puisque nous pouvons concevoir un tel changement. Mieux! J’irai plus loin et j’affirmerai qu’Adam ne pouvait pas même prouver par aucun argument probable que le futur doit être en conformité avec le passé [...]»
David Hume, Abrégé du traité de la nature humaine (édité, traduit, présenté, annoté par Didier Deleule, éd. Aubier Montaigne, coll. La philosophie en poche, 1971), pp. 51-55.

«Milton appartient à la Renaissance et à la Réforme. C’est un érudit. Il connaît saint Jean et Dante, il est pénétré de scholastique médiévale et de néo-platonisme, il a lu de nombreux traités de cosmologie et de démonologie anglais, latins, hébraïques. [...] Comme puritain, Milton tend vers l’arianisme, comme néoplatonicien, vers le panthéisme. [...] Chateaubriand a-t-il raison de dire qu’au fond Milton est panthéiste ? Il le serait s’il était logique et s’il poussait jusqu’au bout ses conceptions d’homme de la Renaissance.»
Pierre Messiaen, Satan dans Le Paradis perdu, in Satan (éd. Desclée de Brouwer, coll. Études carmélitaines, 1949 et 1978), pp. 500-501

«Pour La Faille, j’ai voulu un rythme et un ton plus audacieux. L’idée de faire un film noir moderne est venue en développant le scénario. Bien que le style soit devenu plus sombre et mystérieux, je ne voulais pas non plus d’une atmosphère trop «film noir». J’étais plus intéressé par une certaine élégance, des reflets de lumière et une palette de couleurs bien spécifique.»
Gregory Hoblit, dans le dossier de presse fourni par l’éditeur français Metropolitan Filmexport, le 24 janvier 2008.

Fracture [La Faille] (États-Unis, 2007) de Gregory Hoblit introduit une nouvelle et impressionnante figure démoniaque dans le film noir américain contemporain. Ce n’est pas son seul mérite.
Le personnage de Crawford, magnifiquement interprété par Anthony Hopkins – ici bien supérieur à son interprétation très surestimée du criminel dans Le Silence des agneaux – possède tous les attributs d’un Diable authentiquement miltonien et faustien : il est bien l’esprit qui toujours nie, il appartient effectivement à cette «Force qui toujours fait le mal mais n’aboutit qu’au bien», explicitée par Goethe. Crawford, d’ailleurs, ne renvoie-t-il pas son dossier d’accusation au procureur en maculant chaque page d’un «non» qui semble tracé en lettres rouges de sang ? Est-ce une nouvelle forme de communication ? lui demande ce dernier, décontenancé en dépit d’une apparente ironie. Peu importe la réponse : la ruse suprême du Diable étant de faire croire qu’il n’existe pas, Crawford apparaît à Beachum comme un original, un fou sympathique, peu dangereux. Le contraire de ce que le spectateur a vu quelques minutes avant lui, dans le film. Le spectateur a une longueur d’avance sur le héros positif : Hoblit a bien retenu la leçon d’Alfred Hitchcock, de Jacques Tourneur, de bien d’autres. Il ne comprend que trop tard que Crawford est une sorte de vide aspirant qui menace la substance même de la création, son intégrité et l’éminente dignité de l’incarnation. Ce vide qui déjà fracture les noms propres inscrits au générique d’une manière terrifiante et incongrue. Cette Fracture qui est conséquence de la faille recherchée passionnément par le criminel en toutes choses comme en tout être et qui donne ses titres (le titre original puis le titre français) au film.
Comme le déclare le cinéaste dans le dossier de presse original : «Les machines «à la Rube Goldberg» qui décorent la maison et le bureau de Ted Crawford constituent un élément très important du film. Ces engins de cuivre et de bois sont une métaphore de l’histoire du film et du goût pour la manipulation caractérisant le personnage. [...] D’une certaine manière, sa façon de penser ressemble à celle d’un chirurgien ou d’un horloger suisse : minutieuse et calculée.»
C’est peu dire et l’euphémisme est patent. Il y a un pathétique immédiat introduit par l’impuissance révélée au détour d’un dialogue, qui contraste avec le physique vigoureux, puissant de Hopkins. Mais son personnage exhibe trop ses attributs sociaux (richesse, pouvoir intellectuel) pour qu’il ne s’agisse pas d'une compensation secrète. Son inconscient est excessivement visible, donné pour lisible par la mise en scène dès l’introduction. La dimension pathologique du personnage vient ensuite dans l’histoire : elle est réaliste et pour cette raison répugnante. Et puis le récit lui confère bientôt une ampleur cosmologique : si Crawford gagnait définitivement, le monde pourrait vaciller. On le pressent, et le héros positif finalement aussi, vers le milieu du film. Tout le ressort du suspense repose sur cette révélation progressive de l’aspect démoniaque du mal qui habite Crawford – son orgueil étant sa suprême occasion de chute – et sur la manière dont la conscience de Beachum s’ouvre à elle.
Il y a dans le film un double mouvement de dévoilement et d’aveuglement, individuel comme collectif : Beachum découvre autant le mal individuel absolu de son antagoniste que le mal généralisé de la société qu’il ambitionnait de rejoindre. Il ne peut lutter efficacement contre celui-là qu’en renonçant aux prestiges illusoires de celle-ci : de fait il sacrifie dès lors l’amour et l’argent – qu’il avait presque réussi à posséder – pour s’y consacrer pleinement. On peut noter une évolution : le jeune avocat joué par Peter Weller dans le beau mais aussi très fonctionnel Shakedown/Blue Jean Cop (États-Unis, 1988) de James Glickenhaus renonçait lui aussi à une carrière privée mais retrouvait grâce à cela un amour de jeunesse. Vingt ans plus tard, celui joué par Ryan Gosling perd les objets qui le séduisaient, y compris l’érotisme absolu et la réussite sociale absolue incarnés par Rosamund Pike. Il ne conserve qu’une rigueur morale retrouvée et une victoire durement acquise, au prix de la perte de tous ses autres repères. Il voit le monde d’une manière neuve, bien que très ancienne puisqu’il était auparavant aveuglé : il y a une dimension «roman d’apprentissage» dans le scénario et cette dimension permet au film de respirer. Les personnages secondaires apparaissent en revanche prisonniers de leurs destins : la femme adultère finit euthanasiée; son amant se suicide; la maîtresse de Beachum renonce à lui par admiration pour l’argent , pour l’éthique protestante. Le prénom de son patron est d’ailleurs, et c’est probablement très concerté, Calvin.
Hollywood est sans illusion. Hollywood a aussi de la mémoire.
Il faut donc noter que le fonctionnement judiciaire du système américain bénéficie à l’individu innocent mais qu’il bénéficie parfois à l’individu criminel sachant l’exploiter, en lui évitant la punition ou la mort. Hoblit a peut-être médité le génial film noir The Onion Field [Tueurs de flics] (États-Unis, 1979) d’Harold Becker qui en dressait un hallucinant réquisitoire, d’après un fait divers réel. Lorsque Crawford avoue à Beachum qu’il a tiré sur sa femme en la regardant dans les yeux afin de voir la vie les quitter, s’en échapper, il se souvient peut-être d’une confidence de Mario Puzzo concernant le premier assassinat commis par Don Corléone à l’encontre du membre de la « Main noire » new-yorkaise dans le démentiel roman Le Parrain adapté ensuite par Francis Ford Coppola et la Paramount d’une manière inévitablement différente et raccourcie mais qui réussissait à en transmettre la substantifique moëlle à travers les deux premières parties (1972 et 1974) de sa trilogie, la troisième (1990) étant tout aussi remarquable que les deux premières mais entièrement originale par rapport au roman initial. Enfin les rapports de Beachum avec la femme adultère dans le coma sont frappées au coin d’un réalisme et d’un certain anti-matérialisme qui rappelle, le fantastique en moins, les prémisses du Patrick (Australie, 1978) de Richard Franklin.
Bref, Hoblit peint – avec un brio technique sur lequel on n’insiste pas : c’est le nec plus ultra de l’image et du son tel que les laboratoires et les techniciens de Los Angeles en sont actuellement capables, et aidé d’interprètes tous excellents – non seulement un Diable mais aussi un enfer et un salut. Son pessimisme et son réalisme ne datent pas d’hier mais cette peinture est assez ample pour pénétrer le récit et les personnages en profondeur, les transformant parfois presque en symboles, mais souvent assez souple (1) pour préserver leur individualité originale. Et elle demeure suffisamment allusive pour que cette peinture ne soit, in fine, comprise que par ceux possédant déjà les références culturelles nécessaires à sa pleine compréhension. La Faille est un film noir américain contemporain qui va bien plus loin que le genre auquel il appartient, tout en le servant à la perfection dans ses tenants et aboutissants.

Note
(1) Les photos de plateau et d’exploitation de La Faille ne donnent qu’une faible idée de la puissance plastique et dramatique du film : elles la banalisent au lieu de la figurer. C’est a contrario la preuve que le cinéma est davantage un art du temps qu’un art de l’espace même si, heureusement pour les collectionneurs de photos ou d’affiches de films, un heureux équilibrage de renvoi de sens pertinent existe parfois entre documents fixes et film mouvant. Notons aussi que le film va beaucoup plus loin, dans son scénario, que le slogan d’essence juridique qui surdétermine le visage torturé d’Hopkins sur son affiche. Il s’agit de faux-semblants et de pièges qui participent de son essence profonde, en tout cas à prendre comme tels, croyons-nous.

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