Angelus ex Machina, 2 : de la servitude volontaire (20/08/2006)
Crédits photographiques : Bill Ingalls (Nasa).
Certes Plotkine est-il ainsi décrit comme le dernier homme libre, alors même que son origine, nous le verrons, ne cesse d’être troublante. Certes encore, nous pourrions nous interroger sur la liberté réelle de l’écrivain (Plotkine, présenté comme scribe-tueur ? Dantec lui-même ou plutôt l’une de ses incarnations ?) qui, dans le roman, devient le père adoptif de l’enfant de Plotkine, Gabriel Link de Nova. Mais la liberté essentielle n’est pas tant celle de tel ou tel personnage, acquise par lui de haute lutte, ni même celle de ces derniers chrétiens des catacombes décrits par le roman que celle de l’écrivain et, finalement, du souffle qui l’emporte et le nourrit. Car, si je devais résumer en quelques mots Cosmos Incorporated, je ne serais pas long avant d’écrire : ce que ce roman tente d’écrire n’est rien de moins que l’histoire d’une création, de la Création puisque, comme dans la Genèse, il y a dans le livre de Dantec deux récits des origines (le premier chapitre et les pages 253 et sq.) et au moins une cosmogonie (303 et sq.). Mieux encore : Cosmos Incorporated est l’histoire d’une dépossession qui, comme dans le roman fameux d’Ursula Le Guin, est aussi conquête, dévoilement de la vérité (chez Le Guin, d’une vérité, donc purement relative). Dépossessions multiples à vrai dire : Plotkine, pour devenir libre, doit d’abord apprendre qu’il a été créé, enfanté, par plus grand que lui (une femme on s'en doute, Vivian McNellis, elle-même jumelle de son frère, eux-mêmes émanations de l’Ange) mais aussi mourir et devenir lui-même géniteur d’un fils qu’il ne connaîtra pas, sans oublier le fait qu’il a rendu à sa liberté l’enfant-Machine qu’abritait le Dôme, le secret si jalousement gardé. Conscient d'ailleurs d'une trop évidente symbolique christique, c'est Dantec lui-même qui prend le soin de nous avertir que, dans ce roman qui sera probablement aussi mal lu que l'a été le précédent, les signes sont peut-être moins lisibles qu'on ne le croit, que les imbéciles, à n'en point douter, s'efforceront de le croire et de le montrer.
Tout de même, il est vrai que les imbéciles ont bon dos car demeure, rien n'y fait, une ambiguïté propre à la figure de Plotkine, pour le coup réellement christique : en effet, si l'écrivain véritable est selon Dantec celui qui écrit du fond d'une cellule, le dernier homme libre sera celui né du Camp, figure de l'emprisonnement absolu. En somme, Plotkine ne descend point aux Enfers : il en vient.
Plotkine est libre parce qu'il est un homme, banalité que d'écrire cela sans doute même si, à mes yeux, se pose avec une redoutable acuité, à notre époque, la question de notre servitude volontaire, celle de notre obéissance parfaite au Grand Inquisiteur invisible et lénifiant annoncé par Dostoïevski. Ce qui semblera en revanche peut-être moins banal, ce qui semblera même scandaleux pour les larves barbotant dans l'immense marée montante de médiocrité jouissive si bien distillée par Philippe Muray, c'est d'affirmer que l'homme, comme l'écrivait si justement Paul Gadenne, se tient désormais devant le bourreau, et cela qu'il le veuille ou pas. Ce qui paraîtra enfin un blasphème (tout profane, entendons-nous...) à nos festifs moutons, c'est de prétendre que l'homme, qu'il soit juif, tzigane, débile, homosexuel, résistant ou simple badaud surpris par la rafle, se tient depuis Auschwitz au centre d'une chambre de béton qui ne va pas tarder à devenir suffocante. Une précision à ce titre car j'entends déjà les belles âmes s'alarmer de la présence dans un roman de thématiques liées à la Shoah, transformant celle-ci non seulement en scène du crime mais en scène de théâtre, voire en plateau de télévision. Je m'empresse donc de rassurer les petits directeurs de conscience car, si l'on pouvait effectivement parler d'une sorte d'ignoble pornographie ludique et commerciale de la part d'Éric Bénier-Burckel dans Pogrom et à présent d'Amélie Nothomb dans Acide sulfurique, Cosmos Incorporated échappe à cette lamentable facilité en évoquant l'indicible plutôt qu'en l'exacerbant et en le mettant en scène.
Nous nous tenons, nus et crevant de froid, dans la chambre de béton aux murs lardés de griffures.
La grandeur noire des romans de Dantec consiste alors à nous rappeler cette évidence douloureuse. La grandeur de son écriture, tellement décriée par celles et ceux qui ne savent pas lire, est de ne point refuser de s'enfermer dans cette Chambre qui n'est absolument pas celle décrite par Tarkovski dans Stalker, ultime refuge des hommes de bonne volonté.
Prochain texte, Angelus ex Machina, 3 : de la Machine, justement.
Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, maurice g. dantec, science-fiction | | Imprimer