Angelus ex Machina, 2 : de la servitude volontaire (20/08/2006)

Crédits photographiques : Bill Ingalls (Nasa).
«Tout ici est contrôlable, donc contrôlé. Dans ce monde, il n’existe d’autre infini que le paramètre qui indique l’improbabilité de son apparition, ou plutôt : sa probabilité toujours évacuée par les calculateurs du monde humain» (25). La première phrase est déjà carcan, nous enfermant de façon irrévocable entre la cause et sa conséquence diaboliquement logique, uniquement logique. Nous nous trouvons donc dans le mauvais infini qu’il va s’agir de défier puis de vaincre ou plutôt d’inverser, de retourner : non pas par une création ex nihilo mais par une incarnation s’il est vrai qu’elle seule peut donner chair à la vérité alors que le mensonge ne peut s’incarner que sommairement, parodiquement, de façon labile, comme nous le voyons dans ces récits où le diable, toujours, se trahit par quelque détail trivial (un pied-bot, un œil un peu trop verdâtre, une agilité peu humaine, etc.). Car, ne nous y trompons pas, comme les autres romans de Dantec, Cosmos Incorporated plonge d’emblée son lecteur dans un monde faux, truqué, selon la terminologie dickienne qui a depuis longtemps fait fortune : «Ainsi, il apparaît qu’alors que son identité, fausse, est en train de devenir la vraie, le monde vrai a disparu, et que le faux monde qui a pris sa place est si vrai, si diaboliquement naturel, que, lors du test de Turing, il s’avère impossible de le différencier de ce qui fut un jour le monde humain» (26). Cependant, alors que les romans de Dick s’évertuent à enfermer personnages et lecteurs dans des mondes gigognes dont absolument aucun ne pourrait se prévaloir d’un plus grand degré de vérité par rapport à celui qu’il enferme et subsume, une porte, toujours, demeure ouverte dans les romans de Dantec, singulièrement dans Cosmos Incorporated, matérialisée par le fait que la totalité de l’action romanesque se déroule dans des lieux proches d'un cosmodrome, même si l’accès à l’espace est tellement difficile à obtenir pour les habitants de Grande Jonction que, de facto, ils se trouvent confinés dans un milieu aussi fermé que l’est celui de la planète Dosadi imaginée par Frank Herbert. Si donc liberté il y a, elle sera très chèrement acquise, moins, à l’évidence, par des passe-droits que par une intervention purement extérieure qui innerve pourtant, dès les toutes premières pages du roman, l’ensemble de sa trame narrative.
Certes Plotkine est-il ainsi décrit comme le dernier homme libre, alors même que son origine, nous le verrons, ne cesse d’être troublante. Certes encore, nous pourrions nous interroger sur la liberté réelle de l’écrivain (Plotkine, présenté comme scribe-tueur ? Dantec lui-même ou plutôt l’une de ses incarnations ?) qui, dans le roman, devient le père adoptif de l’enfant de Plotkine, Gabriel Link de Nova. Mais la liberté essentielle n’est pas tant celle de tel ou tel personnage, acquise par lui de haute lutte, ni même celle de ces derniers chrétiens des catacombes décrits par le roman que celle de l’écrivain et, finalement, du souffle qui l’emporte et le nourrit. Car, si je devais résumer en quelques mots Cosmos Incorporated, je ne serais pas long avant d’écrire : ce que ce roman tente d’écrire n’est rien de moins que l’histoire d’une création, de la Création puisque, comme dans la Genèse, il y a dans le livre de Dantec deux récits des origines (le premier chapitre et les pages 253 et sq.) et au moins une cosmogonie (303 et sq.). Mieux encore : Cosmos Incorporated est l’histoire d’une dépossession qui, comme dans le roman fameux d’Ursula Le Guin, est aussi conquête, dévoilement de la vérité (chez Le Guin, d’une vérité, donc purement relative). Dépossessions multiples à vrai dire : Plotkine, pour devenir libre, doit d’abord apprendre qu’il a été créé, enfanté, par plus grand que lui (une femme on s'en doute, Vivian McNellis, elle-même jumelle de son frère, eux-mêmes émanations de l’Ange) mais aussi mourir et devenir lui-même géniteur d’un fils qu’il ne connaîtra pas, sans oublier le fait qu’il a rendu à sa liberté l’enfant-Machine qu’abritait le Dôme, le secret si jalousement gardé. Conscient d'ailleurs d'une trop évidente symbolique christique, c'est Dantec lui-même qui prend le soin de nous avertir que, dans ce roman qui sera probablement aussi mal lu que l'a été le précédent, les signes sont peut-être moins lisibles qu'on ne le croit, que les imbéciles, à n'en point douter, s'efforceront de le croire et de le montrer.

Tout de même, il est vrai que les imbéciles ont bon dos car demeure, rien n'y fait, une ambiguïté propre à la figure de Plotkine, pour le coup réellement christique : en effet, si l'écrivain véritable est selon Dantec celui qui écrit du fond d'une cellule, le dernier homme libre sera celui né du Camp, figure de l'emprisonnement absolu. En somme, Plotkine ne descend point aux Enfers : il en vient.

Plotkine est libre parce qu'il est un homme, banalité que d'écrire cela sans doute même si, à mes yeux, se pose avec une redoutable acuité, à notre époque, la question de notre servitude volontaire, celle de notre obéissance parfaite au Grand Inquisiteur invisible et lénifiant annoncé par Dostoïevski. Ce qui semblera en revanche peut-être moins banal, ce qui semblera même scandaleux pour les larves barbotant dans l'immense marée montante de médiocrité jouissive si bien distillée par Philippe Muray, c'est d'affirmer que l'homme, comme l'écrivait si justement Paul Gadenne, se tient désormais devant le bourreau, et cela qu'il le veuille ou pas. Ce qui paraîtra enfin un blasphème (tout profane, entendons-nous...) à nos festifs moutons, c'est de prétendre que l'homme, qu'il soit juif, tzigane, débile, homosexuel, résistant ou simple badaud surpris par la rafle, se tient depuis Auschwitz au centre d'une chambre de béton qui ne va pas tarder à devenir suffocante. Une précision à ce titre car j'entends déjà les belles âmes s'alarmer de la présence dans un roman de thématiques liées à la Shoah, transformant celle-ci non seulement en scène du crime mais en scène de théâtre, voire en plateau de télévision. Je m'empresse donc de rassurer les petits directeurs de conscience car, si l'on pouvait effectivement parler d'une sorte d'ignoble pornographie ludique et commerciale de la part d'Éric Bénier-Burckel dans Pogrom et à présent d'Amélie Nothomb dans Acide sulfurique, Cosmos Incorporated échappe à cette lamentable facilité en évoquant l'indicible plutôt qu'en l'exacerbant et en le mettant en scène.

Nous nous tenons, nus et crevant de froid, dans la chambre de béton aux murs lardés de griffures.

La grandeur noire des romans de Dantec consiste alors à nous rappeler cette évidence douloureuse. La grandeur de son écriture, tellement décriée par celles et ceux qui ne savent pas lire, est de ne point refuser de s'enfermer dans cette Chambre qui n'est absolument pas celle décrite par Tarkovski dans Stalker, ultime refuge des hommes de bonne volonté.

Prochain texte, Angelus ex Machina, 3 : de la Machine, justement.

Lien permanent | Tags : littérature, critique littéraire, maurice g. dantec, science-fiction | |  Imprimer