Méridien de sang de Cormac McCarthy, 3 (01/11/2008)

Crédits photographiques : Yana Paskova for The New York Times.
Au fond, le reproche essentiel que j'adresse à l'étude de Florence Stricker consacrée à Méridien de sang tient en peu de mots : sous prétexte de privilégier ce que le romancier nomme étrangement une «démocratie optique» (1), Stricker fait fi d'une dimension pourtant absolument essentielle de notre roman et, sans aucun doute, du dernier livre de McCarthy, La Route, n'en déplaise à ceux qui n'ont guère compris son sens éminemment parabolique (donc, théoriquement : obvie) et à ceux, encore plus nombreux, taupes privées de vision qui, ayant tout de même quelque peu flairé ce point qui les incommode, ont immédiatement appliqué aux conceptions de McCarthy l'épithète infamante de réactionnaire.
Cette dimension, déposée comme une couche épaisse de sédiments dans chacun des romans de McCarthy (singulièrement depuis Suttree datant de 1979), est celle qui consiste à se nourrir de la tradition, à puiser dans les livres les éléments, quitte, bien évidemment, à les modifier et les critiquer, y compris de façon extrême selon l'exigence exprimée par Harold Bloom (2), que l'on s'apprête à inclure dans les livres que l'on va écrire. Un grand auteur est d'abord cela, une chose de plus en plus rare en notre époque de démocratie médiatique : un grand lecteur, c'est-à-dire un homme qui tente de conserver les traces d'un passé (3) certes reçu mais qu'il faut, à tout prix, essayer de se réapproprier, s'il est vrai que ce qu'il est convenu d'appeler un livre classique (le Moby Dick de Melville aux yeux de McCarthy) tient sa légitimité du futur, des cohortes de lecteurs à venir plutôt que d'un passé sclérosé qu'il débordera de toutes parts.

L'une des explications possibles de cette méprise faite par tous les plumitifs sur les romans de McCarthy est à mes yeux la suivante : c’est la conception même que les écrivains se font du langage qui a changé et rendu caduque l’attente d’un enseignement aussi prestigieux que critiquable en provenance du passé. En effet, comme Jean-Yves Masson le rappelle dans un bel article paru dans la revue Conférence (4), la «figure première de la tradition, pour un écrivain, c’est la langue qu’il emploie». Et poursuit l’auteur, s’il doit «tenir compte de cette double dimension de conservation des strates enfouies de la langue, et de renouvellement nécessaire à la vie de celle-ci», du moins est-ce à l’unique condition que ledit écrivain, en «français plus que dans aucune autre langue», garde toujours en mémoire le fait que «la tradition se donne comme impossibilité de faire fi du passé». Or, il nous semble que les écrivains (et sans doute les artistes) qui sont nos contemporains privilégient la «rupture» à la «continuité», tiennent en piètre estime la «lisibilité» au profit du seul «surgissement d’un «nouveau» qui échappe aux critères du déjà-connu». La place me manque pour analyser les nombreuses raisons pouvant expliquer cette rupture qui a plongé l’idée de tradition, implicitement attachée à une grandeur qu’il s’agit à tout prix de conserver, de célébrer et, par l’acte de remémoration, de faire advenir dans le présent, dans les égouts du passéisme voire de la réaction. Pour sa part, Jean-Yves Masson avance l’idée que c’est la notion de communauté qui a été profondément affectée par la crise de la Modernité, l’écrivain adoptant une position traditionnelle étant celui qui «le fait avant tout avec le souci de prendre en compte la fonction unifiante de l’art par rapport à la collectivité des lecteurs». Au contraire, l’artiste exprimant principalement un rejet de la tradition (selon Jean-Yves Masson : Valéry contre Gide ou Hofmannsthal), sera à la fois «soucieux de la maîtrise totale de sa création, indifférent à se faire comprendre sur la base d’une culture déjà constituée, donc volontiers considéré comme «obscur», le revendiquant et affirmant que l’intemporalité de son œuvre est la meilleure garantie de sa survie», ajoutant et c’est là le second point de notre explication, que cet écrivain ne se souciant guère de la tradition sera «un artiste pour qui la portée religieuse de l’art ne peut relever que du simulacre de rituel, d’une reprise de formes dont l’efficacité incantatoire est purement explicable en termes rationnels». «Au fond conclut justement notre auteur, le poète qui revendique ou admet, dût-il en souffrir, son lien avec la tradition, est nécessairement un auteur chez qui le souci religieux imprègne la création poétique».
Ainsi de Cormac McCarthy, auteur éminemment religieux sondant les ténèbres où se cache Dieu, où peut-être même Il s'est absenté : car, paraphrasant le récent Discours du pape Benoît XVI au collège des Bernardins, l'objectif de tout grand créateur était et, souhaitons-le, reste de chercher Dieu, quaerere Deum.

Notes
(1) Cormac McCarthy écrit dans Méridien de sang (Seuil, coll. Points, 2006) p. 311 : «Dans l’impartiale sévérité de ce terrain tous les phénomènes accédaient à une étrange égalité et il n’était rien, pas une araignée pas un caillou pas un brin d’herbe, qui pût revendiquer la préséance. La clarté même de ces choses en démentait la familiarité, car l’œil présuppose l’ensemble à partir d’un signe ou d’un fragment et tout ici était pareillement lumineux ou pareillement enveloppé d’ombre et dans la démocratie optique de ces paysages toute préférence devient un caprice et un homme et un rocher acquièrent des liens de parenté insoupçonnés.»
(2) Voir sa belle étude intitulée Ruiner les vérités sacrées (Circé, coll. Bibliothèque critique, 1999).
(3) Voici ce qu'écrit significativement Cormac McCarthy à la suite de la description d'une des nombreuses scènes de massacre constituant la trame de son roman : «Dans les jours à venir les fragiles rébus noirs du sang dans les sables allaient se lézarder et s'effriter et se disperser de sorte qu'après quelques révolutions du soleil toute trace de la destruction de ces gens serait effacée», Méridien de sang, op. cit., p. 220. Cette thématique est constante dans le roman : la sauvagerie décrite par le romancier ne paraît jamais aussi abjecte que lorsqu'elle prive les humiliés, les offensés et les assassinés de toute perspective de mémoire autre que celle que leur accorde celui qui, dans un certain sens, est le témoin aussi essentiel qu'impondérable, c'est-à-dire l'écrivain. Sur ce point, un rapprochement peut d'ailleurs être esquissé avec 2666, où Bolaño sans relâche, sans paraître même craindre qu'on lui reproche quelque forme de complaisance dans l'horreur, n'en termine jamais de décrire, jusqu'au plus sordide détail, les meurtres immondes qui ont réellement eu lieu à Ciudad Juárez (Santa Teresa dans le roman).
(4) Jean-Yves Masson, L’espace de la tradition. Pour une pensée de la tradition en littérature, in revue Conférence n°14 (Meaux, printemps 2002), intitulé La tradition, III. La filiation, pp. 153-204.

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