Les deux visages de Périclès, par Francis Moury (22/12/2008)



Sur le livre de Donald Kagan, Périclès. La naissance de la démocratie [1991] (traduction française par G. Villeneuve, éditions Taillandier, coll. Biographies, 2008.)

978-284734-320-5.jpg«Seule entre toutes les républiques existantes, supérieure à sa renommée, Athènes ne redoute pas l’épreuve. L’ennemi qui est venu l’attaquer n’a point à rougir d’avoir été vaincu par un peuple indigne de la victoire, et ceux qui nous obéissent ne peuvent reprocher à la fortune de les soumettre à des hommes qui ne sont point nés pour l’empire. Tout enfin autour de nous, offre des monuments de notre grandeur, qui nous assurent l’admiration et du siècle présent et des âges à venir; et pour étendre notre gloire, nous n’avons besoin ni d’un nouvel Homère, ni de toutes les fables dont l’agrément soutient une illusion que bientôt détruit la vérité des faits.»
Thucydide, Guerre du Péloponnèse, Livre II, § XLI extrait du Discours de Périclès aux funérailles des Athéniens tués pendant la première année de la guerre (arguments, texte grec, traduction littéraire et traduction juxtalinéaire, notes par M. Sommer, éd. Hachette, coll. Les auteurs grecs expliqués d’après une méthode nouvelle par deux traductions françaises, 1873), pp. 126-128.

«La deuxième forme peut être comparée à l’adolescence. Elle comprend le monde grec. Ce qui le caractérise, c’est l’existence d’une foule d’États. C’est le règne de la belle liberté. Ici l’individualité se développe dans l’éthique immédiate. Ici, se lève le principe de l’individualité. […] C’est l’éthique spontanée qui n’est pas encore moralité; mais la volonté individuelle du sujet demeure dans la pratique coutumière habituelle, immédiate, du droit et des lois. L’individu se trouve par conséquent dans une unité spontanée avec la fin universelle. Ce règne est donc l’harmonie véritable, le monde de la floraison la plus gracieuse, cependant fugitive et tôt disparue : c’est la figure à la fois la plus sereine et la plus inquiète parce que son être compact doit être renversé par la réflexion. […] Cet ordre éthique sera donc l’inquiétude qui se détruit elle-même; et la réflexion en soi de ces extrêmes produira la ruine de ce règne.»
G. W. F. Hegel, Introduction à la Philosophie de l’Histoire [La Raison dans l’histoire], V, Partition de l’histoire universelle, § intitulé Le monde grec (introduction et traduction par Kostas Papaioannou, éd. U.G.E., coll. 10/18, 1965, rééd. 1978), pp. 287-288.

«Les rues étaient irrégulières, tortueuses, étroites : Xénophon, rencontrant Socrate, n’avait qu’à étendre son bâton pour lui fermer le passage. Elles n’étaient ni pavées, ni dallées. Comme dans les bourgades modernes des Cyclades, les porcs y erraient en liberté et s’y vautraient au risque d’éclabousser les passants. C’est pourtant au temps de Périclès qu’apparaissent des préoccupations nouvelles et que naît l’urbanisme avec l’architecte Hippodamos de Milet. Soucieux à la fois d’esthétique et d’hygiène, Hippodamos va ouvrir dans les villes de grandes voies, larges et droites, et tracer le réseau des rues selon un plan géométrique. Il crée deux types principaux, le plan en damier et le plan en éventail et en donne les modèles au Pirée, à Rhodes, à Thourioi. Mais Athènes, même dans ses quartiers neufs, ignorera les innovations d’Hippodamos. Lorsque, la mode s’en mêlant, le plan géométrique sera appliqué à toutes les villes neuves, Athènes fera figure de ville archaïque. Un voyageur du troisième siècle, habitué sans doute au modernisme des capitales hellénistiques, est tout stupéfait des incommodités d’Athènes : «La ville, dit-il, est mal pourvue d’eau, mal percée; les maisons, pour la plupart, y sont simples, peu sont confortables; au premier coup d’œil, l’étranger se demande avec étonnement si c’est bien là l’Athènes si vantée.» (Pseudo-Dicéarque) […] En 432, la guerre éclatait entre Athènes et Sparte, et, dès l’été 431, l’Attique était envahi. Il ne pouvait plus être question de travaux publics et d’embellissement de la ville. […] Le ravalement des murs n’est même pas terminé. Périclès mourait en 429 sans avoir pu réaliser son grandiose programme.»
A. Jardé, Athènes ancienne, II, §2, L’Athènes de Périclès & §3 La guerre du Péloponnèse (éd. Les Belles-lettres, coll. Le Monde hellénique publiée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé, 1930), pp. 24-26.

«Il est souvent commode de désigner un «siècle» d’histoire par le nom d’un seul homme. Mais il faut alors que ce siècle ait duré, sans bouleversement visible, assez longtemps pour permettre au moins le déroulement d’une génération humaine […] il faut de plus […] que celui-ci l’ait dominé de plusieurs façons. Encore sera-t-il assez peu important qu’il ait agi sur les événements politiques et militaires de son temps, ou du moins cela ne sera-t-il pas suffisant, s’il n’a pas aussi marqué de son empreinte propre la physionomie spirituelle d’une époque qui par là est véritablement devenue la sienne. […] Si Périclès n’avait pas voulu le Parthénon, s’il s’était borné à consolider la Confédération athénienne et à accepter la guerre du Péloponnèse; si Louis XIV n’avait pas appelé auprès de lui Le Nôtre, Molière et Bossuet, nul ne songerait à nommer «siècle de Périclès» les trente ou quarante années qui ont vu l’apogée d’Athènes, ni «siècle de Louis XIV» le temps qui, de 1660 à 1715, constitue l’âge classique français. Il n’en va pas autrement pour le «siècle d’Auguste» [...].»
P. Grimal, Le siècle d’Auguste (éd. P.U.F., coll. Que sais-je ? n° 676, 1955, 2e éd., 1961), pp. 1-2.

Voici une biographie historique, politique et philosophique de Pericles of Athens and the Birth of Democracy par Donald Kagan, professeur américain d’histoire ancienne à l’Université de Yale depuis 1969, livre qui rassemble bien des faits et pose tout autant de questions. Les résout-il lorsqu’il les pose ? C’est un problème dont la solution nécessite de savoir que Kagan est aussi, politiquement, un conservateur réputé, partisan de longue date des «faucons» en matière de politique étrangère.
L’édition originale de 1991 ne nous parvient en (belle et bonne) traduction française qu’en mai 2008 : retard typique de notre vie éditoriale nationale mais comme d’habitude, mieux vaut tard que jamais. D’autant que cette biographie de Kagan se veut expressément la synthèse d’une précédente série de ses études anciennes : The Outbreak of the Peloponnesian War (1969) et The Archidamian War (1974) qui posaient déjà les problèmes et les solutions du même point de vue, mais sans doute sous un angle plus précis et technique, car destiné à un public exclusivement universitaire. Études anciennes auxquelles il faut ajouter, parmi une bonne vingtaine de volumes publiés par Kagan de 1960 à 2005 environ, une History of Greek Political Though from Homere to Polybius (1965), un The Fall of the Athenian Empire (1987) sans oublier un Decline and Fall of the Roman Empire in the West (1962) réédité sous le titre The End of the Roman Empire : Decline or Transformation ? (1992). La traduction de cet ouvrage est de plus munie de cartes, et d’un solide index (qui ne rassemble cependant pas tous les noms cités : Charles de Gaulle pourtant cité p. 333 n’y est pas indexé, par exemple) mais dépourvu de bibliographie qu’on trouve, précise Kagan, dans les études antérieures.
Inutile de préciser que certaines pages du Périclès. La naissance de la démocratie sont inévitablement constituées, parfois pour un tiers voire pour les deux tiers (p. 266 par exemple) de traductions in extenso de Thucydide (le plus cité et pour cause), de Platon, d’Aristote, de Plutarque et de quelques autres écrivains antiques. La tradition positiviste et empiriste de l’université anglo-saxonne (amasser des faits établis plutôt que spéculer sur eux) recoupe ici naturellement la tradition française comme allemande qui les exige tout autant lorsqu’il s’agit d’études grecques. Reste que Kagan est d’une honnêteté à toute épreuve en matière d’histoire pure et d’établissement des faits : il reconnaît volontiers qu’on ne sait pas certaines choses (p. 70, il écrit par exemple qu’on ignore comment et pourquoi Périclès prit la place d’Éphialte à la tête de la faction démocratique) et en prévient régulièrement le lecteur. Dont acte. Il a en outre une belle expérience du dosage, de l’art de placer au bon endroit les citations nécessaires de manière à éclairer un contexte qui est aujourd’hui totalement étranger, faute de la culture nécessaire, à la majorité des «héritiers» (les lecteurs occidentaux) sans parler des lecteurs du reste du monde. Insistons sur ce point : celui qui ignore tout de Périclès, n’a jamais lu une ligne de Thucydide ni de Platon, peut lire ce livre en guise d’initiation car Kagan lui restitue clairement et distinctement l’essentiel des sources, des contextes, et situe parfaitement le personnage dans son histoire politique, religieuse, militaire, et artistique. Le style est clair, les récits supérieurement narrés, et les répétitions existantes ne sont jamais inutiles car elles interviennent souvent à des endroits qu’elles contribuent à éclairer. Sur l’interprétation générale de Kagan, nous élevons des objections, sur un point d’histoire de la philosophie antique qui est aussi un point d’histoire de la pensée politique non négligeable; nous en élevons une aussi mais sur le reste, donc sur l’ensemble des faits purement historiques établis par les Anciens puis les Modernes.
Kagan est un Juif né en 1932 en Lituanie, émigré à New York (dans le quartier juif de Brooklyn) qui enseigna d’abord à la prestigieuse Université de Cornell avant de passer à la non moins prestigieuse Yale. Et il est aussi fameux à Yale pour ses écrits sur l’héritage antique dans la civilisation occidentale que pour ses récents On the Origins of War and the Preservation of Peace (1995) et surtout son Whyle America Sleeps : Self Delusion, Military Weakness and the Threat to Peace today (2002). Son fils Frederick est non seulement le co-auteur de ce dernier volume mais encore un professeur d’histoire à l’Académie militaire de West Point tandis que Robert, le second fils de Kagan, est pour sa part membre de l’une des grandes «think tank» américaines actuelles, à savoir la Fondation Carnegie pour la Sécurité internationale. Kagan est devenu pessimiste, selon ses propres dires ou écrits, pour deux raisons : d’abord sa lecture attentive de Thucydide qui place, selon Kagan, la peur, l’intérêt et l’honneur au centre du comportement humain comme politique et ensuite le fait qu’il fut témoin du nazisme en temps réel, puis de la guerre froide. Il est convaincu que l’état de guerre est l’état naturel de l’homme à moins qu’une force supérieure ne lui impose une paix policée, et à moins qu’un État doué d’une volonté n’impose la paix, n’agisse comme policier du monde. Le pacifisme n’est pas sa tasse de thé, l’angélisme non plus. Parmi les hommes d’État qu’il admire, on trouve logiquement Bismarck, et les présidents américains Harry Truman et Ronald Reagan. Kagan fut en outre au centre d’une controverse – qui laissera assurément rêveur, voire désabusé, plus d’un professeur d’histoire ancienne à la Sorbonne ou à l’École pratique des Hautes-Études ! – relative à une donation de 20 millions de dollars, destinée à financer… un cours collectif professé par Kagan et six autres collègues sur la civilisation occidentale. Donation qui fut acceptée en 1991, refusée en 1995 puis remboursée (si on a bien compris l’article américain de Bruce Fellman sur Kagan intitulé Un Lion en hiver (avril 2002, consultable dans le texte américain en ligne sur le site de Yale), article dont nous tirons ces indications biographiques de première main, visiblement destinées en assez grande partie aux (happy few) «fellows» de Yale intra muros !) au généreux donateur nommé Bass, mais dont on n’a pas vérifié s’il avait un lien de parenté avec Saul Bass.
Connaissant l’objet de la biographie et certains éléments de celle de son auteur lui-même, on comprend mieux pourquoi ce Périclès. La naissance de la démocratie nous semble à la fois remarquable et irritant : en France, on se rend mal compte que Périclès fut exactement du même calibre que Louis XIV, à savoir un aristocrate amoureux de grandeur absolue, des arts mais aussi ivre d’ambition et très épris de guerre. Périclès a lancé une guerre qui signa sa perte (il mourut de la «peste» – les commentateurs médicaux ne s'accordent pas sur sa nature exacte mais elle fut dévastatrice – que cette guerre favorisa inévitablement, étant donné à l'époque les conditions aberrantes d’hygiène) et celle d’Athènes. Périclès l’a lancée en connaissance de cause, et le fameux discours qu’il prononça à l’issue de sa première année aux funérailles des jeunes gens tués est une ode ahurissante à la guerre, à la «virtu» guerrière sans aucun rapport avec l’idée actuelle de démocratie. Roger Caillois avait déclaré, lorsqu’il avait été reçu chez Bernard Pivot à Apostrophes que le plus beau texte jamais écrit selon lui était ce discours de Périclès. Encore une des «illusions» qu’il disait avoir abandonnées dans sa préface désabusée mais lucide à la réédition, dans la si belle collection de poche Idées Gallimard, de son génial Le Mythe et l’homme (1938) en 1972 ? Nous n’avions eu de cesse de lire le discours en question, tant nous admirions (et tant nous admirons encore aujourd’hui) Caillois mais force est de reconnaître que, si ce discours est en effet admirable et très beau, il est en dehors de toute sphère éthique au sens moderne de ce terme. C’est objectivement un texte sophistique (Fernand Robert est peut-être celui qui l’a le mieux analysé et qui a le mieux compris les paradoxes et la hauteur étonnante de Thucydide d’une manière générale, considérant qu’il écrit son histoire méthodique pour répondre à cette question passionnée : logiquement Athènes devait gagner, mais elle a perdu – pourquoi ?), texte pré-nietzschéen qui exalte la beauté du combat et des combattants en assurant aux parents des tués que les fils sont devenus meilleurs après une telle mort, parce qu’ils sont devenus plus beaux. Platon qui le rendait responsable de la guerre et détestait la démocratie, avait tort de critiquer Périclès car ce dernier était profondément platonicien, d’une certaine manière, esthétique. Pour Platon, la forme surpasse la matière en noblesse, dans les degrés de l’être. Pour Périclès aussi. Périclès a voulu que Phidias embellisse l’Athènes divine de ses ancêtres, et il a voulu que ses fils soient sacrifiés à cette grandeur, quitte même à ce qu’Athènes disparaisse. Ce qui s’est effectivement produit, à partir de ce moment : peu ou prou, la guerre du Péloponnèse signe le déclin puis la chute politique inexorable d’Athènes dans le monde grec avant son annexion finale par le monde romain.
Dès lors, et ce point considéré, comment peut-on sérieusement, autrement que par coquetterie intellectuelle, comparer tel moment d’Athènes sous le règne «démocratique» de cet Alcméonide aristocrate avec tel moment de la République de Weimar (p. 27 de l’introduction) ou évoquer Charles de Gaulle à propos de la position de Thrasybule après la victoire de Sparte (p. 333) ? N’est-ce pas inévitablement la rançon de la méthode de Kagan qui est celle parfaitement critiquée par Hegel sous le terme générique d’histoire réfléchie pragmatique, et n'est-ce pas encore tomber dans ses qualités mais aussi dans ses travers dénoncés dans son Introduction à la Philosophie de l’Histoire, § 1e ébauche : types d’historiographie, à savoir le fait de n’envisager les esprits et les cœurs du passé qu’en relation avec des préoccupations qui ne peuvent être que les nôtres mais qui pour cette raison ne peuvent pas être les leurs, et vice-versa ? Comment peut-on titrer que Périclès signa la «naissance de la démocratie» ? Bien d’autres que lui avaient déjà conçu «l’isonomia», et le reste, le fatras ahurissant, méticuleux de ces institutions et de ces «nomos» de bout de chandelle aussi complexes et aussi comiques lorsqu’elles sont décrites par Aristophane que par Aristote : Clisthène l’Athénien (oncle de la mère de Périclès) et quelques autres encore. Périclès a pris le parti de cette faction, a amélioré ses armes législatives, pour dominer : Thucydide comme Plutarque l’écrivaient expressément et Kagan les cite très honnêtement (p. 91). Périclès a dominé un système qu’il avait contribué à améliorer et s’est volontiers soumis à ses jugements lorsqu’il a eu à le faire. Agir ainsi c’était évidemment se rendre hommage, être logique au sens le plus aristotélicien du terme. Ayant créé un État qu’il juge supérieur, voire parfait, Périclès se soumet lorsqu’on le lui demande à cet État mais pour le reste croit naturel de le guider à sa perte si sa beauté peut en être accrue. Le Cléon de Sophocle – le poète tragique mais aussi général qui faisait partie de la faction de Cimon puis se rallia à Périclès : ironie de l’histoire puisque le premier acte politique de Périclès avait été, en 472, d’être le prestigieux chorège de la tétralogie d’Eschyle dont faisaient partie Les Perses – est en somme battu sur son propre terrain !
Le savant communiste Jean-Pierre Vernant est peu suspect de double pensée lorsqu’il écrit (dans Mythe et pensée chez les Grecs, § 3, section Espace et organisation politique en Grèce ancienne, 1965, rééd. F. Maspéro, coll. P.C.M., 1974, tome 1, p. 218) que le rôle d’Anténor auprès de Clisthène l’Athénien est «analogue» à celui de Phidias auprès de Périclès. C’est l’occasion pour nous de rappeler que Pierre Aubenque a eu raison de dire – durant un de ses mémorables séminaires (celui ou un de ceux sur Heidegger, si ma mémoire est bonne) qui avaient inauguré la chaire Étienne Gilson à l’Institut catholique de Paris – que l’analogie est dangereuse, en philosophie comme en métaphysique. Le rationalisme milésien serait toujours à la base de la démocratie géométrique, Anaximandre aurait influencé Clisthène comme Anaxagore aurait influencé Périclès : la curiosité est que cette vieille antienne communiste clamée par Vernant en 1965 soit reprise par le conservateur américain Kagan en 1990 au moment où s’achève la guerre froide par la défaite du communisme. Car enfin comment ne pas voir que les idées politiques et sociales d’Anaximandre et d’Anaxagore, au demeurant pratiquement inconnues – cet aspect de la réalité les a-t-il jamais intéressé ? – devaient avoir autant de rapport avec la démocratie moderne que le système d’Anaxagore en a avec celui de Jean-Paul Sartre ou de Martin Heidegger ? Comment ne pas voir, mieux encore, qu’ils n’avaient très probablement pas davantage cure de ce que Périclès nommait démocratie qu’ils n’en eussent eu de ce que nous nommons aujourd’hui démocratie ?
Un point d’histoire pure de la philosophie ancienne croise donc ici décidément un point d’histoire de la pensée politique ancienne : Kagan étudie de près (pp. 46-48) la façon dont Périclès trouva peut-être dans l’enseignement «rationaliste» d’Anaxagore les bases de son système politique. Certes Anaxagore connut assurément Périclès et ils s’entretenaient ensemble sur les sujets métaphysiques classiques de l’école ionienne puisque aucun philosophe athénien n’était encore apparu. Surnommé dérisoirement par les Athéniens «Nous» tandis qu’Anaxagore séjournait parmi eux, on sait qu’il eut un procès, fut mis en prison et que Périclès l’en sortit. Mais ce n’est nullement parce qu’il aurait soumis le monde – et les Dieux des Grecs – à une raison au sens moderne ou même finaliste du terme, impliquant une nouvelle organisation politique ! Socrate se plaignait déjà (dixit – comme le rappelle justement Kagan – Socrate in Platon, Phédon) que la raison d’Anaxagore l’avait déçu une fois qu’il en avait eu connaissance parce qu’elle n’était justement pas finaliste ! Et Hegel précise bien (encore in Introduction à la philosophie de l’histoire, 1ère ébauche : types d’historiographie) que considérer la raison d’Anaxagore comme une raison au sens finaliste est un contresens historique évident : la raison d’Anaxagore n’est pas une raison rationaliste au sens cartésien moderne du terme, ni au sens scientifique, encore moins au sens politique dérivé par les philosophes modernes et contemporains ! Anaxagore donc, fut mis en prison selon toute probabilité, parce qu’il considérait le soleil comme une pierre incandescente et la lune comme constituée de terre, mais absolument pas parce qu’il s’intéressait à la politique d’une manière quelconque. Exilé, il finit paisiblement ses jours en Ionie, loin de l’étroitesse d’esprit légendaire des Athéniens.
Comme le dit d’une manière si virulente et si parfaitement glacée le grand universitaire anglais John Burnet, L’Aurore de la pensée grecque (§ CXXIII, trad. française d’Aug. Reymond, éd. Payot, 1919, p. 291) : «Anaxagore est le premier philosophe qui soit venu se fixer à Athènes. Nous ne devons pas supposer, toutefois, qu’il y fut attiré par quelque côté du caractère athénien. Sans doute, Athènes était en train de devenir à cette époque le centre politique du monde hellénique, mais elle n’avait pas encore produit un seul homme de science. Au contraire, le tempérament du corps des citoyens était et restait hostile à la libre recherche dans n’importe quel domaine. Socrate, Anaxagore et Aristote furent victimes, à des degrés divers, de la bigoterie de la démocratie, quoique leurs crimes fussent évidemment plutôt politique que religieux. Ils furent condamnés non pas comme hérétiques, mais comme novateurs en matière de religion d’État […]. La philosophie fut, en réalité, entièrement grecque, quoiqu’elle fût entièrement non-athénienne […]».
Périclès aura sans doute été le sommet pur de la forme grecque idéale mais cette forme pure aura, par sa réalisation momentanée durant sa période esthétique et politique où on peut dire que Périclès est maître d’Athènes (444 à 431) puis au début de la guerre qui constitue la fin de son pouvoir (431- 429, année de sa mort) absorbé, vidé de sa vie, la matière qu’elle régissait. On croirait que Périclès fut créé pour illustrer rétrospectivement le travail du négatif hégélien. Il s’est d’ailleurs relativement effacé subjectivement derrière l’objectivité de l’homme d’état : on conserve de lui des discours politiques, mais presque rien d’autres. Il se confond avec ses actes politiques, ses discours politiques et le reste n’est qu’anecdote contingente. Le rêve platonicien du roi-philosophe, malgré les reproches historiques que Platon est parfaitement fondé à lui faire – il a vécu les conséquences abominables de la démesure politique de Périclès – c’était pourtant, presque, ce même «démocrate» Périclès, en tout cas bien davantage que le pâle tyran Denys de Syracuse qui le déçut si cruellement. Platonicien sans le savoir, hégélien sans le savoir, tout mais pas démocrate !
Un mot encore sur le principe de telles biographies, et de telles collections de biographies.
On doit avouer que la variété offerte est inévitablement source de richesse et qu’il y a souvent quelque chose de profondément gratifiant dans les volumes issus de telles collections de biographies. Bien entendu, ici l’auteur comme le sujet sont passionnants, et ce dernier est scientifiquement traité de manière à supporter un authentique débat informé. Si l’histoire ne nous apprend qu’une chose, c’est précisément qu’on ne peut rien apprendre de l’histoire : c’est entendu. Mais on peut toujours apprendre du grand homme. Il y a forcément, outre le relativisme inhérent qui s’y insinue comme tout naturellement du fait de cette infinité constatée sans loi de production décelable, quelque chose de l’esprit salvateur d’un Thomas Carlyle (1795-1881) qui flotte sur l’esprit même qui préside à ces collections. Car pour choisir il fallait forcément aimer et sélectionner, distinguer. Penser c’est distinguer, et séparer, comme disait René Descartes. Plutarque l’avait déjà compris au plus profond avec ses admirables vies et parallèles de vies. Convenons que si les biographies Taillandier sont toutes du calibre de celle de Périclès par Kagan, on est en présence d’un travail universitaire d’essence très différente de ceux qu’on pouvait trouver en matière biographique dans d’anciennes collections comme «Le Roman des grandes existences» de Plon, ou les «Vies des hommes illustres» de Gallimard dans les années 1925-1930 même si certaines choses y sont encore très lisibles. Comparer la sympathique La Prodigieuse vie d’Honoré de Balzac par René Benjamin, volume n°1 de la collection «Le Roman des grandes existences» chez Plon, ou encore comparer la très vivante, très informée et sûre mais presque strictement «romancée» plutôt que racontée La Vie de Henri de Kleist par Émilie et Georges Romieu chez Gallimard avec ce Périclès, c’est comparer des œuvres dont les savoirs sont tous documentés mais dont les finalités et les attendus sont différents.
Nonobstant que là encore, la contingence existe. Au sein d’une même collection, la rigueur scientifique peut aisément passer du simple au double qualitatif sans prévenir : Henri Gouhier n’avait-il pas d’abord publié sa remarquable Vie d’Auguste Comte – volume unique qu’il ne faut pas confondre avec sa monumentale et tripartite Jeunesse d’Auguste Comte – dans cette collection Gallimard NRF «Vie des hommes illustres» avant de la ressusciter chez Vrin ? Autre exemple d’un autre aspect de l’histoire des hommes : l’avantage du témoignage irréfléchi mais absolument informé néanmoins. On peut chronologiquement trouver un Gobineau par J.-N. Faure-Biguet comme volume n° 33 de la collection Le Roman des grandes existences chez Plon qui a l’avantage d’avoir emprunté une partie de sa substance historique à des témoins encore vivant au moment de la rédaction, à commencer par la propre fille de Gobineau, Christine de Gobineau alors que René Benjamin n’avait bien évidemment que Marcel Bouteron et les autres balzaciens comme interlocuteurs informés, mais plus de témoins vivants, et que Émilie et Georges Romieu n’avait «que» des dizaines de biographies allemandes de Kleist comme sources, mais plus de témoin vivant. La variété des matières est encore de mise avec ces biographies Taillandier puisque la biographie de Dracula – on signale que Robert Laffont en avait déjà publié une très intéressante, vers 1970 co-écrite par un historien roumain et par un historien américain – voisine avec celle d’Hugo Wolf, et que celle de Julien l’Apostat voisine avec celle de Napoléon III. Et le temps jouant son rôle il peut arriver que le témoignage et la contemporanéité s’y croisent : c’est par exemple Dietrich Fischer-Dieskau qui a rédigé celle d’Hugo Wolf.
Trêve d’analyse des types d’historiographie biographique ! Disons simplement, afin de justifier une fois pour toutes de telles collections si agréables, et toujours recommencées tant qu’il y aura une histoire, que constater l’infinité des formes du savoir et de la culture est une action faisant partie intégrante d’une authentique pharmacie de l’esprit, action qu’il faut donc régulièrement renouveler.

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