V'Ger (31/10/2005)

Crédits photographiques : NASA/JPL/University of Arizona.
Ces images, toutes ces images, souvent parfaitement ridicules ou insignifiantes, même laides, qui ne parviennent pas à s'effacer de mon esprit, qui ne s'effacent pas justement, sans doute, en raison de leur part de médiocrité qu'on dirait trop invinciblement attachée à l'humble vie quotidienne pour être fausse. D'une certaine façon qu'un Bruce Bégout a sans doute envisagée, l'image est la chair seconde du réel, non pas celle (comme Merleau-Ponty l'analysait dans un petit ouvrage remarquable), sublime, gravée sur les parois ténébreuses des grottes mais celle, toute simple, qui est le pain ordinaire de nos jours, sa très humble respiration.
L'une des premières invitations à la beauté féminine fut ainsi ce visage de femme au crâne rasé, dans un film qui n'aura pas laissé, loin s'en faut heureusement, une empreinte durable dans l'histoire du cinéma, y compris dans le sous-genre du film de science-fiction. Mais, comme une des vaguelettes les plus récentes agitant la marmite virtuelle de la blogosphère, ce qu'a justement stigmatisé Olivier Noël, semble être l'illustration et la défense de sombres déchets cinématographiques, des soupes plutôt que des croûtes donc, celle que je vais évoquer aura sans nul doute son défenseur moins téméraire (il en faut, après tout, du courage, pour venir renifler une bouse délaissée de tous et, alors qu'elle séchait tranquillement au soleil, y tenter d'y acclimater toute une nouvelle colonie de vers pour lui redonner l'apparence de la vie...), moins téméraire donc que très laidement consensuel. Qu'importe encore ce mauvais goût revendiqué, puisque, je l'ai écrit, tous les commencements sont modestes, parfois grotesques.
Je n'évoque ici qu'un souvenir, qu'on ne lise donc pas cette courte note comme une apologie de l'insignifiance, à moins que son secret ne réside dans une perspective cachée, maintes fois patiemment dépliée par mon travail de lecteur : hormis les ouvrages grossiers ou d'une portée éphémère (c'est tout un je crois), les productions de l'homme d'une réelle grandeur sont toutes liées les unes aux autres, puisque l'esprit ne connaît nulle interruption mais emprunte constamment des vias tortas pour parvenir à ses fins. Il n'y a que rapports profonds là où, le plus souvent, nous ne voyons que plates juxtapositions de thèmes et de préoccupations, et c'est tout l'art du critique de quelque talent que de mettre au jour ce qui demeurait caché. Cette remarque, qui me semble une évidence en ce qui concerne la littérature, doit être je pense parfaitement valable au sujet du septième art et, bien sûr, dans les liens qu'entretiennent la première et le second.
Une autre raison, beaucoup moins poétique si l'on veut, a redonné tout récemment consistance à ce visage que je croyais évanoui, qui me marqua toutefois moins que l'une des scènes du film, mettant en scène les espèces de noces alchimiques qui consumèrent la femme, émissaire de l'intelligence étrangère (souvenir du Solaris de Lem ?) et l'homme, un membre de l'équipage du fameux vaisseau Entreprise.
Lu ainsi, récemment, dans la presse spécialisée, cet article qui m'a fait me souvenir de ce vieux film de science-fiction, le premier (sorti en salles en 1979 je crois), et de loin le meilleur, de la série Star Trek, dans lequel le gamin que j'étais alors, récompensé par ce film d'une séance problématique chez le dentiste, comprit à sa manière que l'un des mythes les plus profonds de l'humanité concernait le rapport indéfectible de la créature et de son Créateur, comme l'avait popularisé Mary Shelley dans un roman célèbre que je ne devais lire que bien des années après cette journée étrange et inoubliable... Belle entrée en matière, qui ne put se faire que dans la douleur, et ne venez pas me parler de relativité ou de grossièreté de ma faculté de jugement : pour le gosse que j'étais alors, douleur et fascination furent une seule et même expérience inoubliable, comme fut une seule et même expérience, ridiculement mise en scène dans un film passablement banal, cette union supérieure entre homme et femme et le cri lancé dans le vide de l'espace par cette machine revenue chercher, des confins de l'univers, son Créateur.
Depuis le 16 décembre, Voyager 1 est la première création humaine à naviguer au-delà de l'une des principales frontières du système solaire. L'écho de cette nouvelle considérable a été assourdi par son annonce prématurée, en 2002, alors que la sonde américaine ne faisait qu'effleurer cette limite. Cette anticipation avait déclenché une polémique entre astronomes participant à la mission, divergente sur la situation exacte de l'engin, et avait voilé de perplexité l'intérêt du grand public. Cette fois, plus de doutes. La publication dans la revue Science du 23 septembre d'une série d'articles concordants vaut officialisation définitive de l'événement.
Lancée en septembre 1977, Voyager 1 aura navigué plus d'un quart de siècle pour atteindre le choc terminal du système solaire, à une distance que ses instruments ont permis de fixer à 14,1 milliards de kilomètres du Soleil, soit, en langage d'expert, à 94 unités astronomiques (une UA correspond à la distance moyenne entre Terre et Soleil, environ 150 millions de kilomètres). A titre de comparaison, Pluton, de loin la plus excentrée des planètes de notre système, ne se trouve qu'à 40 UA de notre étoile. Après avoir rendu visite à Jupiter, Saturne, Neptune et Uranus, en bousculant au passage nos connaissances sur ces géantes gazeuses, la sonde aura traversé les ténèbres en solitaire durant plus de la moitié de son périple.
Voyager 1 est aujourd'hui le premier explorateur automatique de l'histoire humaine à décrire cette zone de régulation baptisée héliogaine. Au sortir de ce secteur tampon, il traversera l'héliopause, où les particules solaires achèvent de se fondre dans les vents du grand large galactique, marquant officiellement la fin de l'héliosphère, l'aire d'influence de notre Soleil. Devant le vaisseau ne restera plus qu'une ultime borne : le choc d'étrave provoqué par la vitesse (100 000 km/h) à laquelle notre étoile et son héliosphère traversent le milieu ambiant. Un peu comme un bateau facilite sa progression en séparant les flots grâce au mouvement d'une vague qui court juste devant sa proue.

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