D’une nouvelle position des vieux problèmes, par Francis Moury (18/03/2009)
Le photographe, Michael Clancy, a été le témoin de cette scène extraordinaire. Elle montre la main de Samuel Alexander Armas, un fœtus de 21 semaines souffrant d'une maladie du nom de Spina bifida qui devait être impérativement opéré à l'intérieur de l'utérus de sa mère par le chirurgien Joseph Bruner.
À propos de : Corine Pelluchon, L'Autonomie brisée. Bioéthique et philosophie. Un volume de 315 pages avec bibliographie, glossaire des termes techniques et scientifiques, index des noms cités, paru aux éditions PUF dans la collection Léviathan, 2009 (LRSP).
«Si un enfant ne prodigue pas à l'un de ses ascendants les soins qu'il lui doit, celui-ci, agissant en personne ou par l'intermédiaire d'un tiers, dénoncera le délinquant aux trois nomophylaques ou aux trois inspectrices des mariages les plus âgées. A défaut de la personne lésée, la dénonciation devra être faite aux magistrats par celui qui aura connaissance de la chose. Si le coupable [a moins de trente ans dans le cas d'un homme, moins de quarante ans dans le cas d'une femme], ces magistrats le châtieront par le fouet ou l'emprisonnement. S'il est majeur, ils le déféreront devant le tribunal des cent un doyens d'âge. [...] Lorsqu'un homme vient à perdre la raison au point de mettre son patrimoine en danger et que son fils hésite à lui intenter une action pour folie, ce dernier se rendra chez les plus âgés des nomophylaques et exposera son cas [...]»
Marcel Piérart, Platon et la cité grecque (§ V, sections 13-14, seconde édition revue et augmentée, Les Belles lettres, 2008), pp. 170-171.
Quid de la vieillesse et de son accompagnement ou de sa suppression, de la mort et de la lutte obstinée contre elle, de la maladie dégénérative, du clonage animal puis humain, de la vie et de la mort des animaux silencieux et de la vie et de la mort de la nature aussi privée de langage ? Depuis trente ans environ, un faisceau de problématiques convergent et sont réunies sous le nom hasardeux, un peu barbare et qu'il n'était peut-être pas utile d'inventer, de «bioéthique». Dignitaires religieux, universitaires laïques ou croyants ou bien encore athées, hommes politiques, savants et praticiens, familles et individus isolés sont confrontés toujours davantage à leurs manifestations sociales, économiques, environnementales, morales. Peut-on en rendre compte, doit-on les redéfinir, se demande Corine Pelluchon, avec les instruments de la philosophia perennis sous réserve de sa dernière actualisation, en allant donc d'Aristote, Thomas Hobbes, Emmanuel Kant et Martin Heidegger à Emmanuel Levinas, Paul Ricoeur, Leo Strauss, Hans Jonas et Jürgen Habermas ?
Pour évoquer ce livre (*), j'aurais notamment voulu pouvoir relire les positions doctrinales émises par le thomisme et aussi, avant lui, par saint Augustin sur un certain nombre de problèmes dénommés «bioéthiques» par la modernité mais qui sont tout simplement des problèmes de la bonne vieille morale, et encore plus simplement de la bonne vieille religion catholique antérieure à la séparation de celle-ci d'avec une sphère morale distincte.
Car dès l'introduction, très claire et qui pose parfaitement les enjeux du livre, on se retrouve aux frontières autrefois interdites de plusieurs domaines qui se recoupent à présent et qui ressortissent en effet tout ensemble de l'ontologie, de la métaphysique, de la politique, de la morale, enfin de la science biologique et médicale, aussi de la psychanalyse (Freud n'est pas cité : c'est la grande lacune du livre car le problème freudien de la pulsion de mort est central lorsqu'il s'agit de la maladie comme du vieillissement), sans pouvoir les délimiter car ils se recoupent inextricablement. C'est d'ailleurs toute la finalité du livre de Corine Pelluchon : délimiter à nouveau des domaines se recoupant selon elle inutilement ou archaïquement (le religieux et le scientifique, le juridique formaliste et le scientifique), ou ne se recoupant pas assez (la métaphysique et la science, la morale et la science). On note le point de départ très pragmatique, très anglo-saxon : à partir des faits, des expériences vécues (Corine Pelluchon a visité les hôpitaux européens et américains, notamment à Boston, les patients, les médecins : elle n'a pas seulement lu des livres sur la question), l’auteur livre une nouvelle éthique de la vulnérabilité, de l'ouverture à autrui comme valant par sa vulnérabilité.
Très bien, dira-t-on mais... Au fond cela nous rappelle quelque chose ! Cette éthique de la vulnérabilité, n'était-ce pas déjà celle du christianisme ? Oui mais elle peut en différer sur certains points qui exercent une pression inconnue au temps du christianisme primitif comme des autres religions ou sur certains points inconnus du christianisme pour cause de progrès scientifique. Voire... Quelle religion a jamais conseillé la cruauté globale envers les animaux ? Aucune, sacrifices ponctuels mis à part qui sont bien entendu à proscrire aujourd'hui ou qui devraient l'être. Nous recommandons l'excellent chapitre consacré à la morale et la politique humaine envers les animaux, qui souffrent injustement des excès humains et ne peuvent se plaindre par la parole, encore moins par les actes – mis à part dans le cinéma fantastique et le cinéma de science-fiction, consacré aux agressions animales et qui est une catégorie bien intéressante de ce genre esthétique – qu'il est donc de notre devoir de défendre. Quelle religion a jamais conseillé de polluer la nature ou de la détruire ? Aucune à notre connaissance. Sur de tels points, nihil novi sub sole. Restent les nouveautés scientifiques. Mais est-ce que ce sont des nouveautés ? Peut-être mais… Peut-être pas tant que cela !
Prenons l'exemple du clonage, encore un terme barbare anglophone importé tel quel chez nous. On peut considérer que la création d'Ève à partir d'Adam procède d'une forme de clonage effectuée par Dieu puisqu'elle est issue du même pour former son «autre même», et que leur réunion à tous deux permettra la procréation d'un nouvel individu, lui aussi à la fois même et autre. Quel clone actuel est, en effet, identique à un autre ? Aucun, du point de vue physique et biologique. Deux brebis issus d'un clonage sont malgré tout différentes, comme le sont deux lignes tracées par le même crayon à partir de la même règle sans parler de deux jumelles issues de la même mère humaine : examinée de près, chaque ligne est inévitablement différente de l'autre. Le Théétète de Platon, encore et toujours ! On peut supposer que deux hommes clonés ne penseraient pas la même chose à propos d'une même question, quand bien même ils auraient la même apparence physique. À moins qu'ils ne soient les terrifiants guerriers affrontés par Hercule dans Hercule à la conquête de l'Atlantide mis en scène par Vittorio Cottafavi et écrit par le grand scénariste Ennio de Concini, un philosophe de formation qui avait médité en profondeur les mythes et la pensée antique ? Et cette question du clonage renvoie à d'autres questions qui font le lit de la métaphysique et de la religion depuis bien longtemps, qui ne sont pas autonomes ni spécifiques à la biologie contemporaine, pour le fonds. On peut ici, à titre d'ouverture rapide d'une discussion menée par Corine Pelluchon bien plus en détail, en poser certaines comme : en quoi l'idée de tendre techniquement à l'immortalité ou, à tout le moins, au prolongement maximum de la vie serait-elle en soi mauvaise ?
Étienne Gilson note que cette préoccupation est commune à tous les bons esprits du XVIIe siècle (Descartes, Discours de la méthode, introduction et notes d’Étienne Gilson, Vrin, 1970, p. 129, note 3) et que Descartes, même s'il devait perdre ses illusions par la suite, voyait dans le progrès de la médecine et de l'hygiène la possibilité de prolonger éventuellement la vie de l'homme jusqu'à 500 ans (durée de vie des patriarches !) voire au-delà.
Jean-Michel Frodon, dans un article sur le double au cinéma, pointe certes bien le problème ontologique de l'image photographique (cf. : André Bazin et son célèbre article sur le fondement ontologique de la photographie et du cinéma : le complexe de la momie) mais rate paradoxalement la principale référence en matière de clonage. Le scénario du génial Frankenstein must be destroyed [Le Retour de Frankenstein] (G.-B., 1969) de Terence Fisher, place dans la bouche du célèbre docteur une raison qu'Auguste Comte n'aurait pas désavouée pour justifier une tentative de transplantation du cerveau d'un savant malade dans le corps sain d'un autre homme (qui n'est bien sûr pas volontaire)... En substance, Frankenstein dit qu'il est scandaleux qu'on ne tente pas de prolonger la vie des artistes, savants, philosophes par tous les moyens alors que la mort vient les faucher lorsqu'ils sont en pleine possession de leurs connaissances et talents. Que, en le tentant, il contribue donc tout positivement à la prolongation de ce que Comte nommait l'Humanité.
Cet argument peut sembler non-recevable pour des raisons théologiques d'un point de vue catholique. Le Cardinal de Bérulle (Œuvres complètes, éd. Migne, 1856) rétorquerait qu'il est impie de vouloir échapper à la mort dans la mesure où «la mort de l'homme doit rendre hommage à la justice et souveraineté de Dieu sur les pêcheurs et à la mort de son Fils» (Opuscules de piété, CLXVIII, CLXIX, CLXX, ibid., pp. 1217-1218). Si on se place au point de vue strictement humaniste de la société éclairée laïque contemporaine, cette objection est certes sans valeur.
Il n'est d'ailleurs pas dit qu'on ne trouverait pas d'argument théologique allant dans le sens contraire chez certains Docteurs de l'Église. Après tout le clone mourra lui aussi, tôt ou tard. Sa durée de vie ne saurait être illimitée. Il faudrait établir une lignée de clones dont l’un prendrait le relais individuel dès que le précédent mourrait pour obtenir une sorte de chaîne individuelle d’immortalité exposée à bien des aléas inévitables, donc toujours soumise à l’humaine condition de toutes manières. Le clone peut être malade, être blessé ou tué comme son «original». Et le temps qu’il est vivant, il peut témoigner de sa religion s’il en a une, contribuer par ses paroles et ses actions à la gloire de Dieu sur la Terre ou dans les autres planètes un jour colonisées par l’homme. L’homme comme vecteur de religion perdurera ainsi pour le plus grand bénéfice de cette dernière. Reste qu'on se demande en quoi l'idée d'une prolongation technique de la vie devrait être tenue pour mauvaise a priori ?
La question de la finalité duplicative des clones est centrale : ce clone sera-t-il physiquement semblable en tous points à sa mère ? En différera-t-il par son psychisme ? A-t-on affaire à un nouvel être ou bien à la prolongation de l'âme, de l'esprit et même du corps de la mère dans un corps supplémentaire ? Dans le cas du bébé mort-né, son clone se développera-t-il comme le bébé mort-né l'aurait fait ou sera-t-il différent ? On en revient non seulement à la philosophie d'Emmanuelle Arsan qui n'hésitait pas à intituler une de ses Nouvelles de l'érosphère : Parthénogonie (Emmanuelle III, éd. U.G.E., coll. 10/18, 1974) mais presque aux débats ontologiques de la Grèce antique, intégrés d'ailleurs par les Pères grecs et latins des premiers siècles de notre ère dans la théologie elle-même (problème de l'individuation) !
Il n'empêche que la volonté de triompher de la mort individuelle ne paraît pas, en elle-même, particulièrement opposée au Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale que décrivait le cher Léon Brunschwicg comme une montée vers la lumière d'un rationalisme spiritualiste rendant à l'homme sa pleine autonomie. On ne voit pas vraiment pourquoi une telle perspective terrifie aussi l'État moderne ? Après tout, un être payera d'autant plus d'impôts qu'il vivra plus longtemps ! De quoi César se plaint-il ? L'idée qu'une histoire individuelle se prolonge dans plusieurs corps successifs était jusqu'à présent appliquée à la philosophie politique (c'est l'État qui est immortel), à celle du droit (les lois perdurent), à celle de l'art (tout passe… sauf la beauté), voire à celle de l'histoire par Hegel pour qui l'Esprit se modifie mais demeure pourtant tel quel un à travers son cheminement historique. Son passage à l'individu représenterait un phénomène nouveau qu'il ne faudrait certes pas laisser se développer anarchiquement au gré du marché (de l'argent ou des fabricants de sectes) mais qui, en lui-même, représente plutôt un espoir. La physique et ses applications nous permettent actuellement de dominer l'espace et le temps (communications instantanées, supports durables de mémoire étendue, virtualité de l'informatique) – privilège reconnu pendant longtemps comme divin par nature et dont l'homme ne pouvait s'approcher que par imitation ou détour : c'est d'ailleurs tout le problème du criticisme kantien piétiste. Si (et seulement si) la biologie nous le permet à son tour, pourquoi ne pas admettre que nous sommes peut-être à l'aube d'une nouvelle ère ? Chaque être, nous disait Spinoza, tend à persévérer dans son être. Que ce conatus se matérialise aujourd'hui sous la forme d'un procédé ne l'aurait peut-être pas étonné outre-mesure ?
Mais c'est ici qu'intervient un problème éthique autrement redoutable : qui décidera que tel conatus doit persévérer et à quel prix ? La mort avait cette qualité républicaine d'être égalitaire. Elle était d'ailleurs aussi libre puisqu'elle frappait quand bon lui semblait. Elle créait de facto la troisième qualité républicaine : la fraternité de la peur...
Mais les clones seront-ils républicains ? Pas sûr puisque la mort a exactement les mêmes qualités sous tous les autres régimes politiques ! La question peut effrayer : on peut se reporter à un article de Jacques Baudou qui narrait avec une grande précision, dans Le Monde du 30 décembre 2002, leurs déboires dans la littérature de science-fiction. Reste que chaque nouvelle avancée scientifique semble d'abord réservée aux riches en raison de son prix initialement élevé et qu'elle se démocratise ensuite comme mécaniquement. Auguste Comte disait que l'humanité était faite de davantage de morts que de vivants. Le moment est assurément venu de songer à renverser la proposition, d'autant qu'elle sera bientôt faite de plus de vivants souffrants, malades, vieux, et en partie fous que de vivants jeunes et en bonne santé physique et psychique. La sonde Képler qui vient d'être lancée trouvera peut-être une «exoplanète» sœur de la Terre. Sinon, pour cause d'épuisement des ressources et de surpopulation, il faudra peut-être songer à la possibilité technique de créer, à partir d'une planète morte, une sœur clonée qu'on transformerait artificiellement, technologiquement, en «même-autre» que la Terre, en y injectant de l'hydrogène, de l'oxygène industriels, que sais-je ? On se souvient que Total Recall filmé vers 1990 par Paul Verhoven s'achève par la transformation de la planète Mars en nouvelle Terre : la séquence est magnifique, chaque cinéphile s'en souvient. En somme le problème du clonage est non seulement bioéthique mais spatial : il devient un problème universel recoupant celui de la sauvegarde technique de la culture humaine (y compris les religions qui doivent être conservées les unes vivantes, les autres définitivement – peut-être : la régression est toujours possible – mortes, comme les religions primitives) et de la sauvegarde animale et cosmologique environnant le monde humain. Mais c'est tout bonnement retrouver un autre vieux problème qui est celui de la survie au sein d'un univers hostile (bactéries, virus, pollutions, mal humain engendrant des effets aberrants) mais d'une survie qu'on doit acquérir d'une manière mesurée, pas démesurée. De la biologie à la philosophie... Et retour, en somme. Retour donc à une fameuse Disputatio qui est supposée bien connue de nos lecteurs habituels.
(*) Note de JA : C’est depuis son lieu de vacances que Francis Moury nous a envoyé ce texte qui n’est bien évidemment pas tant une critique, à strictement parler, du livre de Corine Pelluchon qu'une méditation dont la lecture de ce livre a été l’occasion.
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