Manhunter (23/10/2005)

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Crédits photographiques : Michael Mann, Manhunter (1986).
Parfois, un film entier (peu importe son statut, mon énumération se moquant des classifications) ne vaut que par l'illumination d'une scène unique, qui se niche dans quelque recoin de notre esprit et paraît le hanter pendant des années, peut-être jusqu'à notre dernier souffle, lui-même rêve d'une ombre. Le regard de Verbal Kint coffré avec ses compères d'infortune devenant soudainement, au moment de prononcer une phrase banale censée le confondre, flamme de haine pure, le chien noir qui approche le stalker étendu sur une flaque, cauchemardant à n'en plus finir, la crise d'hystérie de la femme une fois venue l'heure de l'apocalypse dans Le sacrifice, telle errance sophistiquée dans la nuit de Miami, sublimée par la voix cristalline de Mick Hucknall (Here by the side of the book, We beseech thee, We beseech thee...), les jeux de l'ombre et du soleil sur les hautes herbes d'une colline qui, dans quelques minutes, va devenir le tombeau à ciel ouvert de centaines de soldats américains dans The Thin Red Line, le visage bouleversant de cette femme qui sourit, malicieuse et timide, derrière la vitre qui la sépare de son ancien mari qu'elle n'a pas revu depuis des années dans Saraband, ce crâne que laissent, un instant, s'échapper les ténèbres avant de le reprendre et la voix lente, elle-même venant de la nuit, de Kurtz murmurant son rêve de terreur exterminatrice, et puis l'interminable marche, la nuit tombée, d'une foule abjecte qui, parvenue au paroxysme de sa folie destructrice, redeviendra lâche, humaine, à la vue d'un vieillard nu et tremblant, et enfin ce coyotte qui traverse une rue de l'immense ville américaine endormie, l'animal craintif lançant un regard phosphorescent vers la voiture emportant les deux hommes, dont l'un est un tueur, qui mourra au petit jour, comme le flic dans To Live and Die in LA.

Nous sommes faits du tissu de nos rêves.

Revu, ainsi, l'excellent Manhunter de Michael Mann et longtemps, comme Macbeth victime de fantômes, j'ai gardé, presque vivante devant moi comme une dague, l'image de William Petersen, les yeux plongés dans la nuit de l'immense ville scintillante qu'il domine du haut d'un building, fouillant en imagination les caches possibles du tueur qu'il chasse sans relâche et, dans ce cauchemar éveillé, fermant sa main droite sur la proie traquée et l'ouvrant, dans un geste, esquissé, de puissance, de rapacité puis de relâchement de l'étreinte.
Et je me suis demandé : Dieu a-t-il eu le même geste sur Caïn le tourmenté, meurtrier et fuyard ? Je suis étonné que les innombrables peintres qui ont tenté de représenter la souffrance de Caïn l'errant n'aient point vu ce geste tout simple : ils auraient dû, intuitivement, comprendre que Caïn ne pouvait se cacher au regard terrible qui, par avance, du Mal commis et du durcissement de l'âme, savait tout.
Voilà, dans ce geste génial d'intensité contenue de William Petersen, réduisant à quelques poussives recettes toutes les mimiques enseignées par l'Actors studio, voilà le Mal. Et voilà encore, à l'évidence, la partie gagnée par le démon : le Mal, entrevu seulement, par une déchirure ou une fente, est déjà victorieux comme Enrico Castelli l'enseignait dans un livre fameux consacré à l'esthétique démoniaque. Toutes les autres images, surtout celles qui étalent devant nous la monstruosité en action, sont, je crois, inutiles.
L'esthétique du Mal comme celle de la chair (seule une lecture imbécile prétendra que je confonds les deux) d'ailleurs tient tout entière dans un mot : suggestion. La progression de la terreur, réduite, dans ses manifestations les plus concrètes, à quelques figurines de bois assemblées à la va-vite et à des pleurs d'enfants entendus, la nuit, sous une tente, a-t-elle été jamais mieux illustrée que par la tranquille expédition en forêt menée par trois étudiants enquêtant sur la sorcière de Blair ?
Ce geste du chasseur, qui, une analyse phénoménologique nous le dirait probablement, est déjà capture de la proie, certitude de partager le mal qui la ronge... Parfois, comme un Goya sans génie qui exécuterait fébrilement ses terribles croquis de pourritures encore fumantes et atrocement mutilées, je rêve d'empoigner mon lecteur d'un tel geste, de fondre sur lui comme sur une proie et de lui lacérer les paupières pour le contraindre à regarder ce que je vois, bien certain du reste que la prétendue aménité de l'artiste n'est rien d'autre qu'une faribole d'impuissant ou d'universitaire.

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