Ecce Nunc (22/10/2005)

Le plus récent numéro de la revue Nunc

Qu'est-ce qu'une revue ? J'éviterai peut-être toute banalité en affirmant qu'il s'agit, d'abord, d'une vision et, accessoirement (même si je sais, oui, le poids, la glu, la dévoration des milliards de petites lamproies quotidiennes), des moyens offerts à cette vision de se concrétiser, de se montrer. Ainsi, a contrario, il est tout de même facile d'affirmer ce qu'une revue n'est pas ou ne doit pas être : une collection d'articles, bien souvent de seconde main, commercialement assemblés, pour le contentement du plus grand nombre, contentement frelaté qui se paie, et cher je vous prie. De ce postulat, la revue véritable tire sa singularité : elle est aussi, elle est d'abord un bel objet, une rareté, mieux, une singularité. Si la vision est unique et rare, de même la revue qui, en aucun cas, ne saurait être bibelot de fête foraine, que quelques passants décident de s'offrir, moyennant tout de même rétribution sonnante et trébuchante, attirés par la voix suraiguë de la poissonnière. J'accepte de payer un bel objet le prix qu'il a coûté, j'accepte en tout cas de le payer au prix fixé, et cela sans broncher puisque de toute façon l'âme infusant les pages n'est point monnayable mais je refuse d'acheter une simple coquille vide, reproduite à des milliers d'exemplaires, d'où l'âme ne subsiste même pas à l'état de trace.
Il est ainsi tout simplement inadmissible que la revue que Joseph Vebret dirige, Le Journal de la culture, laquelle n'offre, la plupart du temps, que des pièces rapportées que de toute façon leurs auteurs finiront tôt ou tard par mettre en ligne, coûte près de 20 euros. Payer une somme tout de même élevée pour lire, entre autres perles de vulgarité contente d'elle-même (caractéristique de la vulgarité qui toujours s'auto-contemple), les élucubrations spongieuses d'un Montalte sur tel nanar absolument incompris de la critique, voilà qui est du plus haut comique...
Reste que quelles que soient, je l'ai dit, les inévitables compromissions (évidemment, d'abord, commerciales mais il y en a d'autres...), la grandeur d'une revue est de tenter de reconquérir le statut de l'objet encore auréolé de son prestige que Walter Benjamin s'efforça, sa vie durant, de retrouver dans certaines œuvres d'art, dans la furtivité essentielle des passages parisiens, d'une poésie de l'éphémère magnifiée par Baudelaire ou dans l'assemblage savant, secret, des collectionneurs, des bibliothèques aussi, puisque toute bibliothèque est la trace remarquable d'une bizarrerie de l'humeur et de l'âme de son propriétaire, en clair : une monstruosité.
La Contrelittérature, dirigée par Alain SantacreuJe connais trois magnifiques revues : Conférence (dirigée par Christophe Carraud) qui, je l'ai écrit dans la Zone, m'a beaucoup déçu par l'indigence de certains de ses textes d'auteurs contemporains. Lorsque l'on évoque Pétrarque, saint Augustin, Günther Anders ou Maria Zambrano, on n'ouvre point, par lamentable copinage, ses belles pages à de petits auteurs de textes rimailleurs et indigents. Il y avait aussi (déjà le passé avant, peut-être, sa renaissance, ailleurs que chez A contrario) la monstrueuse et fascinante Sœur de l'Ange de Matthieu Baumier. Il y a enfin Contrelittérature créée par Alain Santacreu, à l'actualité riche puisqu'un livre vient de paraître (aux éditions du Rocher) qui regroupe différentes contributions consacrées à l'essence contrelittéraire des arts. A présent, voici Nunc, magnifique revue (présentée par un site très laid que l'on espère simplement informatif), que dirigent Réginald Gaillard et Franck Damour avec lesquels j'ai échangé quelques mots, samedi soir sur le stand convivial de Contrelittérature, au Salon de la revue littéraire. J'ai évoqué avec Réginald, en quelques trop brèves phrases hélas, les efforts fournis par sa poignée d'amis (comme toujours, une revue est d'abord, pardonnez-moi la comparaison disgrâcieuse, un oignon : au fil du temps, les pelures superficielles disparaissent pour découvrir le noyau véritable, qui lui-même sera stable ou instable, se désintégrera ou pas...), tel auteur d'importance présent au dernier numéro, le huitième, Jean-Louis Chrétien auquel il y a maintenant bien longtemps j'avais proposé de participer à ma propre revue, Dialectique, et qui refusa cette participation pour d'indignes raisons (disons-le : ridiculement et prétendument politiques, notre penseur éminent s'imaginant sans doute tomber dans quelque piège tendu par l'horrible infréquentable que je suis et reste...).
Les lecteurs habitués de Jean-Louis Chrétien ne découvriront, dans les pages qui lui sont consacrées (dans la rubrique intitulée Shekhina), rien qu'ils n'aient su de longue date après avoir lu le crépusculaire Lueur du secret (L'Herne, 1985) par lequel je découvris l'auteur, L'inoubliable et l'inespéré (Desclée de Brouwer, 2000) dont la lecture m'aida (avec d'autres, Gadenne, Kierkegaard) à surmonter telle épreuve ou encore, ouvrage remarquable, L'arche de la parole (PUF, 1998). En revanche, celles et ceux qui ne savent rien de Chrétien trouveront de quoi nourrir de belles interrogations grâce aux différentes études regroupées dans ce même dossier (au demeurant parfaitement pensé) dont la plus intéressante me semble être celle de Catherine Pickstock intitulée La poétique cosmique de Jean-Louis Chrétien.
Je termine enfin par l'article qui eût pu être intitulé Archéologie sacrée du signe, en fait un passionnant entretien mené par Nunc au sujet du livre d'Irène Rosier-Catach intitulé La parole efficace. Signe, rituel, sacré (Seuil, 2004).

L'existence, toujours fragile rappelons-le, d'une revue telle que Nunc est l'un des rares témoignages écrits de la survivance, dans notre merveilleux pays oublieux de tout et d'abord d'une tradition de culture, de savoir et de poésie qui se forgea souvent dans de précieuses et éphémères revues, d'une pensée qui ose et, osant, n'a pas besoin de la criaillerie publicitaire.

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