La Clé de l'abîme de José Carlos Somoza (11/10/2009)
LRSP (livre reçu en service de presse).
S'il y a bien une qualité que l'on ne peut retirer à ce gros roman (une fois encore, un objet superbe des éditions Actes Sud) de José Carlos Somoza, c'est sa délirante inventivité.
Peu importe que l'intrigue et la construction de ce livre empruntent au petit bonheur la chance à une multitude de sources, y compris les moins sérieuses, des ouvrages de H. P. Lovecraft, clairement identifiés par l'auteur, au Stalker des frères Strougatski (pour la description de la mystérieuse Zone Enfouie), des aventures loufoques d'Artemis Fowl jusqu'aux techniques narratives du jeu de rôle et même aux mangas japonais : La Clé de l'abîme est un roman qui peut se lire sur une plage et qui invite pourtant non seulement à l'évasion mais à un réel plaisir de lecture, dû, bien plus qu'à une écriture bien trop pressée de faire rebondir l'intrigue coûte que coûte, à la description d'une Terre future éloignée de notre époque de plusieurs millénaires.
L'humanité ou ce qu'il en reste se divise en deux catégories, les humains de conception (des clones) et les humains biologiques, qui sont considérés par les premiers avec curiosité et vague suspicion, parfois même avec une évidente répugnance. Dans les deux espèces, les femmes semblent avoir perdu la faculté de mettre au monde des enfants. La face de la Terre a été profondément modifiée par la chute d'une météorite (appelée, comme chez Lovecraft, la Couleur) ayant fait fondre la glace des pôles et provoqué une destructrice montée des eaux. Ainsi le Japon ne forme-t-il plus, après l'ère postérieure aux cataclysmes, qu'une seule île appelée Honshû qui ensuite sera elle-même complètement recouverte. Les légendes racontent que seul le mont Fuji creva la surface des eaux avant que celles-ci ne se retirent et que l'ingéniosité des scientifiques nippons ne parvienne à créer, au-dessus de la Zone Enfouie, un dôme de verre protégeant une surface d'environ trente mille kilomètres carrés, les étoiles illuminant ce singulier espace étant donc constituées par... les poissons et créatures du fond des mers !
La Zone Enfouie n'est qu'un des nombreux paysages inventés par Somoza dans son livre chatoyant. Pour la description de la Nouvelle-Zélande du futur, il semble s'être inspiré par les histoires évoquant la brutalité de la vie sur la terre de Van Diemen (le premier nom de la Tasmanie) et, pour celle de l'ultime voyage des explorateurs partis à la recherche de la mystérieuse clé de l'abîme, des aventures du capitaine Nemo de Jules Verne.
Peu nous importent, du reste, les très nombreuses influences avec lesquelles ce livre a été fabriqué (il s'agit, davantage que d'un roman véritable, d'un tour de force) parce que le point essentiel est de remarquer que le calque des livres de Lovecraft (comme Le Rôdeur devant le seuil, L'Affaire Charles Dexter Ward ou encore Les Montagnes hallucinées pour ne citer que les plus connus) est bien trop visible pour prétendre au rang de véritable innutrition.
Les conclusions de l'histoire ne sont guère plus intéressantes, qui insistent sur l'ironique relativisme auquel le phénoménal écoulement des millénaires donne systématiquement lieu, comme l'illustrait avec beaucoup d'humour l'ouvrage d'Alfred Franklin intitulé Les ruines de Paris en 4908 : en quelques mots, nos intrépides guerriers comprennent que le livre le plus sacré de ces Terriens du futur, qui permet aux croyants d'accomplir de véritables prouesses physiques, la Sainte Bible, n'aurait été composée que par un ordinateur surpuissant que les derniers réfugiés humains ont créé pour permettre aux générations futures de survivre, à quelques kilomètres sous la mer, afin de se protéger du cataclysme et des radiations provoqués par la chute d'un astre sur notre planète.
Le livre le plus saint de l'humanité n'est qu'une création humaine ! Frank Herbert, plus intelligemment, imaginait dans Destination vide puis L'incident Jésus une étonnante histoire où un vaisseau immense, devenu conscient de lui-même, exigeait de ses pilotes qu'ils le vénèrent.
Pour Somoza, Dieu, ici confondu avec une sorte de démiurge inspirant la peur (1), n'est donc qu'une invention de l'homme et la clé de l'abîme, non point le lieu impénétrable où il aurait trouvé son ultime refuge mais celui d'une humanité aux abois (cf. p. 328 et sq.). Ironie bien évidemment accentuée par la chute de notre roman, qui s'amuse un peu trop facilement à mon goût des conséquences (le royaume de la peur étendant son empire sur toute la Terre) pour le moins prévisibles d'un assemblage hétéroclite de textes de Lovecraft ayant composé, donc, le livre tenu pour le plus saint par cette humanité future.
Une toute légère inquiétude, à peine dickienne, à vrai dire distillée dans l'ensemble du roman (2), proviendra toutefois du fait que les événements que raconte le roman de Somoza ont bien eu lieu alors qu'ils ne sont, après tout, que le résultat d'une croyance en une religion fausse manifestée par un livre moins faux que lovecraftien.
Notes
(1) «L’homme moderne pense qu’il ne croit plus en Dieu, ce qui peut être vrai, mais il le craint toujours. Dieu forme dans l’esprit de l’homme une ombre qui n’a pas d’entité, ni même de réalité, qui n’est constituée que de peur. Sa réalité est la peur qu’il provoque», in José Carlos Somoza, La Clé de l’abîme (traduction de Marianne Millon, Éditions Actes Sud, 2009), p. 106.
(2) Ainsi, p. 223 : «Je déteste le monde des croyants, quelle que soit leur religion, ce monde de ténèbres peuplé de créatures atroces et d’un Dieu qui rêve sous les eaux jusqu’au moment où il décidera de nous détruire… Pourtant… qui nous assure qu’il est faux ? Et c’est ça le pire. Je déteste les croyants, mais je ne peux pas me passer de ce qu’ils croient.»
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